Coupe du monde France/Tunisie, dix joueurs binationaux et un choc fratricide

Le mercredi 30 novembre, la Tunisie et la France vont se rencontrer pour la première fois de leur histoire en phase finale de Coupe du monde. Potentiellement décisive pour les Aigles de Carthage, ce match de la troisième journée du groupe D charrie un fort enjeu émotionnel pour la dizaine de binationaux qui composent l’équipe tunisienne. 

La Tunisie et la France ne s’étaient jamais affrontées en Coupe du monde avant cette rencontre de la troisième journée du groupe D du Mondial 2022, qui les opposera mercredi au stade d’Education City. Un match à l’enjeu sportif pour le moins asymétrique : tandis que les Bleus, déjà qualifiés, se serviront de cette rencontre pour faire tourner l’effectif, en reposant certains cadres et offrant du temps de jeu aux « coiffeurs » (surnom donné aux remplaçants, ndlr), les Aigles de Carthage jouent leur avenir dans cette Coupe du monde sur un match. Avec un point en deux matchs, les hommes du sélectionneur Jalel Kadri gardent un espoir de qualification en cas de victoire, si et seulement si le résultat de la rencontre Australie-Danemark, disputée simultanément, leur est favorable.

Le poids croissant des binationaux

Pour la Tunisie, qui n’a jamais franchi le premier tour lors de ses cinq précédentes participations, l’enjeu sportif est donc considérable. Il se corse encore pour dix des vingt-six joueurs de la liste, binationaux nés en France (le groupe en compte également un originaire d’Allemagne et un autre du Danemark, ndlr), qui s’apprêtent à en découdre avec l’équipe de leur pays natal. C’était également le cas lors de la première journée face au Danemark (0-0) pour Anis Ben Slimane, le milieu de terrain offensif né en 2001 à Copenhague et passé par les moins de 19 ans danois avant d’opter pour les Aigles de Carthage en 2019.

Comme une majorité de nations africaines, la Tunisie a vu le visage de son onze national évoluer progressivement, dans le sens d’une plus importante représentation des joueurs binationaux. La conséquence d’une évolution du règlement de la FIFA (1), sous la pression de diverses Fédérations africaines, qui n’a cessé d’assouplir les conditions du changement de nationalité sportive. Au point de rendre possible dans certains cas bien précis le port successif de deux maillots d’équipes nationales A différents par un même joueur !

« Tu joues contre une partie de toi-même »

Ce dernier cas ne concerne aucun des dix Franco-Tunisiens présents dans le groupe des Aigles de Carthage retenus pour le Qatar. Mais aux yeux de ces joueurs, ce match contre leur pays natal n’en est pas moins chargé d’émotion. « C’est une sensation très particulière, raconte Hocine Ragued, ancien milieu de terrain des « Aigles de Carthage », international de 2006 à 2015. Tu joues contre des personnes que tu connais très bien, qui parlent la même langue que toi. C’est le pays dans lequel tu as fait ton éducation, dont tu as pris l’habitude d’entendre l’hymne national. »

« Quand tu es un joueur binational, tu es né en France et tu y as vécu toute ton enfance et ton adolescence, et ce sont des choses qui te marquent à vie. Tu as aussi beaucoup d’amis qui sont français. Tu joues officiellement contre la France, mais en réalité tu joues contre une partie de toi-même, de ton enfance », poursuit Hocine Ragued qui a disputé deux matchs contre les Bleus durant sa carrière internationale, le premier en 2008 au stade de France, perdu (3-1), le second deux ans plus tard à Radès, terminé sur un match nul (1-1).

La charge émotionnelle qui la précède brouille la manière d’aborder une telle rencontre. Sélectionneur de la Centrafrique, passé par de nombreux bancs africains, Raoul Savoy souligne l’importance de l’entraîneur dans ce contexte à part. « C’est surtout compliqué pour le coach, c’est à lui de juger si les joueurs sont capables mentalement de jouer ce match, estime le technicien hispano-suisse. Le joueur veut toujours jouer, même si au fond de lui il est mort de peur. »
Et le même d’ajouter: « La réaction va dépendre du caractère propre à chacun : certains vont se transcender pour montrer leur valeur à leur pays natal, d’autres seront plus tendus et pourront passer à côté. Cela a en tout cas une grande importance. »

La preuve de l’ambivalence des joueurs par l’exemple  
Le 22 juin 2018 à Kaliningrad, Granit Xhaka et Xherdan Shaqiri vont livrer une prestation mémorable. Et pour cause : la Suisse, dont les deux joueurs d’origine albano-kosovare portent les couleurs, affronte la Serbie, ennemi juré de ce premier tour du Mondial. « Je ne les ai jamais vus courir comme ce jour-là », se souvient Raoul Savoy.« Leurs familles ont des histoires assez dramatiques durant la guerre en ex-Yougoslavie, elles ont été touchées dans leur chair, rappelle Raoul Savoy. Au Kosovo, tout le monde avait sorti les drapeaux suisses. »
Mais ce n’est pas si simple. Tous deux en effet sont des buteurs. Leurs coéquipiers célèbrent leurs performances par un signe rappelant un aigle à deux têtes, le symbole de leurs origines. Ce qui va  créer la polémique dans leur pays d’adoption; certains leur intentent un procès en patriotisme. Quand ils ne les comparent pas à des « mercenaires ».

 Si les plaies du passé sont refermées depuis plus longtemps entre la France et la Tunisie qu’entre la Serbie et le Kosovo, le football lie toujours de façon ambivalente les histoires familiales et la grande Histoire.
(1) En juin 2009, le Congrès de la FIFA, réuni à Nassau (Bahamas), décide de l’abolition de la limite d’âge pour changer de maillot national, jusqu’alors fixée à 21 ans. Porté par le président de la Fédération algérienne de football d’alors, Mohamed Raouraoua, ce premier assouplissement se traduit par un important afflux dans les sélections africaines de joueurs nés en Europe et non retenus par leur pays de naissance. Lors du Mondial 2010, l’équipe d’Algérie comptait ainsi 18 joueurs nés en France sur 23, dont plusieurs avaient déjà joué avec les Bleus dans les sélections de jeunes (comme Mourad Meghni ou Hassen Yebda). Mais il reste alors interdit de jouer pour deux sélections A en match officiel. Cette dernière limite va sauter en septembre 2020, après un nouveau vote du Congrès de la FIFA. Selon la nouvelle disposition, adoptée à la suite d’un lobbying du Maroc, une sélection pour un match officiel avec l’équipe A d’un pays donné ne sera plus forcément un obstacle à une sélection avec celle d’un autre pays. Un changement de nationalité sportive est possible pour les seniors, sous certaines conditions strictement énumérées.

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