« L’Arabe dans le poste », le portrait jubilatoire d’une avant garde

Ils sont comment les Arabes à la télé ? C’est la question centrale des trois volets de l’excellent documentaire réalisé pour TMC par Youcef Khemane, « L’Arabe dans le poste ». Cette galerie de portraits savoureux dessine les contours d’une avant garde talentueuse décidée à s’imposer, non sans mal, dans le monde médiatique français.

Une chronique d’Ahmed Boubeker

C’est l’histoire de millions de Français qui raconte la France d’aujourd’hui à travers un demi-siècle d’archives. Avec des bons souvenirs comme le visage de Zidane projeté sur l’arc de triomphe après la victoire des bleus lors de la coupe du monde de 1998. D’autres figures font rire, comme celle de Jamel Debbouze, ce diable de petit gnome franco-marocain qui crève l’écran depuis presque un quart de siècle. Mais la mémoire cathodique des héritiers de l’immigration maghrébine est d’abord empreinte de tristes clichés publics made in France, comme en témoignent quelques écoliers en 1975 : « sale Arabe ! » « retourne dans ton pays ! » « Sidi bouffe tout même la gamelle ! »

Medhi Charef n’a quant à lui pas connu de pire insulte que celle de « crouille » qui dériverait pourtant du mot « frère » en Arabe. L’écrivain-réalisateur ajoute que c’est pour crever ces stéréotypes « qu’il fallait montrer qu’on pouvait faire autre chose et s’exprimer culturellement. » Et c’est précisément cette créativité des franco-arabes qui a transformé le paysage artistique hexagonal, l’ouvrant à d’autres héritages culturels, d’autres modes d’expression. « Ces cultures-là sont des patrimoines de France » résume l’historienne NaïmaYahi.

« C’est dur d’être Français d’origine… » dit un des protagonistes du documentaire. Français d’origine arabe bien-sûr !

À une exception près, ils font pourtant tous partie de l’élite les interlocuteurs de Youcef Khemane, pour ne pas dire de la France des paillettes showbiz – la Tchi-tchi comme on surnommait jadis en Algérie la jeunesse dorée. A la différence près qu’ils ne sont pas nés du bon côté de la bourgeoisie, les Medhi Charef, Rachida Dati, Ramzy Bedia, Mohamed Cheikh et autre comte de Bouderbala. Les images d’archives des bidonvilles aux banlieues collent avec la force des témoignages dans ce documentaire où l’émotion ne tombe jamais dans le pathos. C’est une question de rythme, de ton et de zapping permanent qui donne un petit air rigolard à « L’Arabe dans le poste ».

D’ailleurs la question « peut-on rire de tout avec les Arabes et sur les Arabes ? » est elle-même posée par le réalisateur qui n’hésite pas à se mettre en scène. Samy Ameziane, dit « Le comte de Bouderbala », qui a redonné vie au célèbre « Caveau de la République » où des milliers de spectateurs peuvent apprécier son « one-man show », élude la question.

L’acteur-humoriste Ramzy Beda garde quant-à-lui son ton enjoué lorsqu’il évoque le temps des beaufs flingueurs « en marcel avec des gros ventres ». C’était pourtant parfois tragique. Triste le plus souvent, comme la misère des travailleurs immigrés, balayeurs, maçons, cantonniers, pour la plupart illettrés et même sans nom patronymique et sans date de naissance comme le paternel de Rachida Dati. Triste même sous des allures comiques, comme La Zoubida de Vincent Lagaf – « et le scooter Moktar l’avait volé… » – resté durant onze semaines à la première place du top 50.

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Le rire, l’arme anti préjugés

« L’Arabe dans le poste » souligne que c’est précisément pour échapper à ces stéréotypes cathodiquement égrenés dans les foyers français que des figures de la diversité vont « retourner le stigmate ». Pionnier dans le genre one-man show qui détourne les codes du racisme en s’armant d’humour, Smaïn monte son premier spectacle en 1986, « A star is beur ». C’est un sens de la tchatche, une capacité d’improviser, de mêler les langages et d’interagir avec le public qui va permettre à l’esprit blagueur des cités de franchir les portes des grands cafés théâtres. Et d’être invité au programme de certaines émissions de divertissement.

Petit gaillard handicapé n’ayant que sa gouaille et son culot pour réussir, Jamel Debbouze s’inspire de l’exemple des grands humoristes noirs américains pour inventer un stand-up de banlieue qui chamboule la scène comique parisienne. Tout l’art est dans le retournement du stigmate et dans l’autodérision. Smaïn avait ouvert la voie, mais Jamel Debbouze a la culture des banlieues du hip-hop en plus. Repéré par radio Nova, il fait ses débuts télé en 1996 sur Paris-Première avant de lancer sa chronique Le cinéma de Jamel sur Canal + en 1998. Et il participe peu après à la série H qui confirmera ses premiers succès aux côtés d’un autre monstre sacré de l’humour des banlieues : Ramzy Bedia. La réalisatrice Melha Bédia peut ainsi évoquer « un humour maghrébin en France sous Label AOC ».

Le rire comme arme contre les préjugés ? Il y aurait mieux encore : la France black-blanc-beur de 1998 qui gagne comme « arme de dissuasion massive ». L’autrice Nesrine Slaoui confie à « L’Arabe dans le poste » qu’elle aurait appris la Marseillaise grâce à Zidane. Et Melha Bédia de préciser à propos du dieu du stade : « Il a mis deux buts et on n’était plus des rebeus. 6-7 ans plus tard, il remet un coup de tête et on redevient des rebeus… » Ramzy Bedia évoque quant à lui l’éphémère âge d’or d’un patrimoine franco-arabe en phase avec la société qui aurait duré de 1998 au 11 septembre 2001 – date des attentats islamistes aux USA. « La peur nous a désunis » confit une protagoniste du docu.

Plus critique, l’historienne Naïma Yahi dénonce la fragilité et les paradoxes de cette France « Black-blanc-beur » qui ne tenait que sur quelques symboles d’intégration ou de réussite.

Sans « la Marche » de 1983, l’acte fondateur, ni Karim Kacel, ni Rachid Arhab, ni Smaïn, ni Azouz Begag, ni même Rachida Dati ou Najat Vallaud-Belkacem n’auraient été possibles.

Des Beur-geois aux Arabes de France

C’est pourtant la réserve qu’on pourrait fémettre sur « L’Arabe dans le poste ». L’émission ne repose-t-elle pas sur une galerie de portraits de l’élite artistique franco-maghrébine ? Il y a une quarantaine d’années, on les aurait appelé des « beur-geois ». A l’époque, dans la foulée de la Marche pour l’égalité et contre le racisme (dite « marche des beurs ») le triomphe médiatique des beurs apparaît comme l’illustration d’un avenir multiculturel de la société française. On peut alors croire que l’héxagone ouvre ses portes à ces nouveaux acteurs. Quinze ans avant la France black blanc beur de 1998, la « mode beur » connaît un véritable succès public. Un look ouvert sur la diversité s’impose comme une voie d’accès à des carrières dans le spectacle, le journalisme, la culture ou la politique. Sans « la Marche » de 1983, l’acte fondateur, ni Karim Kacel, ni Rachid Arhab, ni Smaïn, ni Azouz Begag, ni même Rachida Dati ou Najat Vallaud-Belkacem n’auraient été possibles.

C’est malheureusement ce que néglige le documentaire de Youcef Khemane qui gomme toute dimension politique. Jusqu’à faire l’impasse sur la Marche de 1983 ! Néanmoins, si la reconnaissance de la génération beur a pu introduire de la diversité dans le domaine public, cet espace de publication s’est refermé au tournant des années 1980. Les beurs sont victimes de leurs succès médiatiques. Ainsi, alors qu’ils doivent tant à leurs origines et aux luttes des banlieues, les premiers de cordée de la culture beur revendiquent une coupure avec l’immigration et les quartiers au nom de leur statut d’artiste. Ainsi proclamait à l’époque le cinéaste Medhi Charef : « je ne parlerai plus des banlieues, les jeunes comme moi doivent d’abord exorciser leurs origines passées ». « Tout ce qu’on veut, c’est travailler et devenir riche et célèbre.»[1] ajoutait le scénariste de BD, Farid Boudjellad.

Cependant, l’appellation beur (Arabe en verlan arabisé) qui avait donné aux héritiers de l’immigration le sentiment d’une appartenance sociale valorisée prend très vite une connotation négative. Galvaudé par les médias, le terme ne désigne plus bientôt qu’une « beur-geoisie » du centre-ville, loin des cités périphériques. Et c’est alors en réaction, en 1985, qu’émergent des mouvements comme les Jeunes Arabes de Lyon et banlieue (JALB) qui revendiquent une arabité française qui prend une dimension culturelle et militante. 

Un patrimoine arabe de France

Naïma Yahi confie que son héros arabe de France à elle, c’est le chanteur compositeur Rachid Taha : « Il était beau, charismatique et comme nous. Lui, il nous a enlevé la honte et rendu fiers de notre patrimoine et de nos parents. » Dès le début des années 1980, Rachid Taha et les musiciens de Carte de Séjour ont su marier rock et musique orientale. Le groupe a été porté par la vague du mouvement beur : chacune de ses chansons renvoie à un aspect du vécu des jeunes de banlieue (crimes racistes, discriminations, contrôles au faciès…) et en 1987 le Bus d’Acier, oscar du rock, semble consacrer sa réussite. Le 15 juin 1985 sur la place de la Concorde, devant un public de 200 000 personnes, le groupe s’apprête à chanter sa version de « Douce France » : « quoi ? demande Rachid Taha, il y a des gens qui ne sont pas d’accord ? … c’est aussi notre patrimoine ! Qui c’est qui siffle ? Les Français racistes ou les Arabes racistes ? »

Pourtant malgré un succès d’estime, le morceau le plus connu de Carte de Séjour a du mal à se vendre, boycotté qu’il est par les radios-télés au même titre que ses albums en Arabe. Des années plus tard, toujours boudé par les prescripteurs médiatiques du public français, malgré les échos dithyrambiques du concert « Un, deux, trois soleils » (Avec Cheb Khaled et Faudel), Rachid Taha trouve une vraie consécration de sa musique à l’étranger, notamment avec le succès planétaire de sa reprise du titre Ya Rayah de Dahmane El Harrachi. Le Raï est resté une musique du Maghreb malgré l’accueil enthousiaste des familles immigrées et quelques rares vedettes qui accèdent au PAF. « En 2023, on ne veut toujours pas entendre ces chants dans le poste, même si une nouvelle scène arabe émerge » déplore Naïma Yahi.

Mais le Raï n’a jamais été vraiment la source d’inspiration de Rachid Taha et ses deux albums Dîwan (1998, 2006) compilent plutôt des compositions Chaâbi qui ont été les ritournelles du travailleur immigré. Taha le visionnaire a compris le premier la richesse du patrimoine des chanteurs de l’immigration. Il est suivi par d’autres artistes comme Mouss et Hakim de Zebda (du mot beurre en Arabe). Dans la dynamique du groupe toulousain et des Motivé-e-s (mouvement citoyen les Motivé-e-s qui obtiendra 12,38% des voix aux Municipales de 2001 à Toulouse) le festival « origines contrôlées » produit en 2007 un album « Chansons de l’immigration algérienne » : « Nous voulons être les passeurs concernés du patrimoine culturel de l’immigration dans son ampleur et sa diversité. Ce travail de réappropriation n’entend pas bercer les nouvelles générations dans la seule nostalgie, il ne se limite pas à souligner l’actualité de certaines chansons engagées. Il s’agit de construire une véritable conscience de soi comme acteur historique. »[2]

Une mémoire politique des banlieues

Dès les années 2000, cette réhabilitation de la mémoire immigrée est aussi à l’œuvre dans d’autres domaines de la création artistique comme le cinéma et ses échos TV. Ainsi le film de Rachid Bouchareb (2006), « Indigènes » qui a reçu de multiples récompenses rend hommage aux soldats maghrébins qui ont payé un lourd tribut pour libérer la France occupée. Le long métrage est coproduit par Jamel Debbouze et il y joue aussi le rôle principal. Après Indigènes, de nouveaux longs métrages historiques poursuivent le mouvement d’inscription de l’immigration dans l’histoire nationale : la guerre d’Algérie (Hors la loi Bouchareb-2010) le monde ouvrier (Chroniques d’une cour de récrée, Brahim Fritah-2012)

Car le pays des droits de l’homme a de plus en plus de mal à se situer relativement à une différence qui lui est devenue intérieure. Même si des comédiens comme Jamel Debbouze comptent désormais parmi les personnalités préférées des Français. Même si le Rap des banlieues s’impose comme la locomotive de notre industrie du disque. Même si le cinéma d’Abdallatif Kechiche obtient la palme d’or au festival de Cannes 2013. Même si Slimane chantera « Mon amour » au nom de la France pour L’eurovision 2024. Même si La création culturelle hexagonale apparaît de plus en plus produite par les minorités.

Naïma Yahi tient le fil conducteur du documentaire. L’historienne s’est en effet distinguée récemment par un appel publié dans le Monde cosigné avec Salah Amokrane (figure des Motivé-e-S toulousains) pour l’ouverture d’États Généraux de l’histoire et de la mémoire politique, culturelle et sociale des quartiers populaires. Invités à L’Elysée avec des acteurs associatifs le 3 décembre dernier dans le cadre du quarantième anniversaire de la Marche des beurs, Yahi et Amokrane ont été pris au mot par Emmanuel Macron. Il aurait déclaré : « On en fait dès janvier un chantier présidentiel ! » Loin de toute référence communautaire ou arabe bien-sûr, mais comme l’a souligné l’historienne, « On ne peut pas célébrer l’universalisme si on continue à ne pas voir et à ne pas transmettre l’histoire des quartiers populaires. »[3]

Encore s’agit-il de ne pas sacrifier la dimension militante et politique sur l’autel  de la culture et de ses premiers de cordée. 

[1] Boubeker Ahmed, Beau Nicolas, Chroniques Métissées, l’histoire de France des jeunes arabes, Alain Moreau, 1986

[2]Revues Origines contrôlées, n°3, automne 2007

[3] Libération, 9 décembre 2023