Liban, voyage en enfer d’une population révoltée

« En enfer »… Telle est la réponse du président de la République libanaise Michel Aoun à la question d’une journaliste qui lui demandait en septembre 2020, au sujet de la situation au Liban : « Où allons-nous ? ».

Samir Moukheiber 

 

Près d’un an plus tard, une pétition intitulée « Placer urgemment le Liban sous l’autorité d’une force d’intervention humanitaire des Nations Unies » était lancée par le collectif Live Love Beirut, une ONG influente ayant beaucoup travaillé dans la reconstruction des quartiers détruits par l’explosion du 4 août au Port de Beyrouth. Pour un occidental lambda, cette demande peut paraître absurde, voire surréaliste ; mais ce serait méconnaitre le quotidien tout aussi aberrant des Libanais.

A quel moment la confiance entre un peuple et ses dirigeants se rompt-elle au point où la société civile en vient à réclamer sa propre mise sous la tutelle d’un organisme international ? Si l’on se réfère au cas du Liban, la réponse est simple : à l’instant où les individus qui composent ce peuple perdent le dernier grain de dignité qui leur restait.  

Depuis son annonce de la descente aux enfers (dont il n’était d’ailleurs plus très difficile de pressentir l’imminence un mois après l’explosion du port), ni le président, ni son groupe parlementaire (le plus important), ni ses ministres, ni encore ses alliés, qui composent ensemble la majorité parlementaire – contrôlant pratiquement tous les organes de l’État – n’ont accompli quoi que ce soit de salvateur pour remédier à la situation qui empirait jour après jour… Et le fond du gouffre semble avoir été atteint.

Les dépôts bancaires des Libanais sont toujours bloqués, avec des limites mensuelles dérisoires qui ne leur permettent de retirer que des sommes ne leur suffisant souvent pas à boucler les fins de mois. Ces retraits limités ne peuvent s’effectuer, de surcroit, qu’en livres libanaises uniquement, malgré la précaution que beaucoup de Libanais avaient prise d’ouvrir des comptes en dollars américains dans une économie qui était, et qui semble toujours être dollarisée. Seul bémol : le dollar qui valait 1500 livres libanaises avant la crise en vaut aujourd’hui plus de 20 000. Concrètement, cela veut dire que tout produit importé coute aujourd’hui plus de 13 fois ce qu’il coutait aux Libanais dont le salaire n’est plus du tout adapté aux prix qui montent en flèche.

D’autre part, les dépôts en question ne peuvent plus sortir des banques libanaises. Cela signifie qu’à l’exception de ceux qui ont des comptes à l’étranger, les étudiants libanais inscrits dans les universités étrangères (ce qui est monnaie courante pour le Liban) se sont vus coupés de l’argent qui leur permettait de vivre ; sans compter les cas des étudiants libanais qui projetaient de rejoindre une université étrangère et qui sont prisonniers dans leur propre pays, au même titre que les Libanais comptant quitter le pays vers des horizons meilleurs et qui sont aujourd’hui contraints de le faire avec les poches trouées.

Contrebande signée Hezbollah

Cette crise est aggravée par le fait que le Hezbollah, satellite de l’Iran au pays du cèdre, achemine en Syrie (en contrebande) une multitude de produits de première nécessité subventionnés (donc aux frais du contribuable libanais), tels que notamment la farine, le fuel, l’essence et les médicaments. A cela s’ajoute le fait que le parti chiite est responsable depuis de nombreuses années déjà d’un climat d’insécurité et d’instabilité en raison de son aile armée, indissociable de la structure politique du parti, laquelle est maître concrètement de la décision de guerre et de paix au Liban. Ce contexte a pour conséquence de saper toute perspective de croissance économique et de faire fuir les investissements étrangers si nécessaires à une éventuelle refonte du pays.

Une source de l’opposition qui a requis l’anonymat relève qu’un tel schéma illustre une intelligence maléfique. « En revendant les produits subventionnés sur le marché syrien, indique-t-elle, le Hezbollah réalise un double objectif : d’une part, il consolide son alliance (ou plutôt celle de l’Iran) avec Bachar El-Assad en lui permettant d’alimenter cyniquement son régime, et d’autre part il réalise une marge de profits considérables vu que les produits en question sont subventionnés par le contribuable libanais et donc ne lui coûtent rien ».

Quant au résultat immédiat de toute cette politique pour la population libanaise, il est catastrophique au niveau de la vie quotidienne : des hôpitaux qui pâtissent d’un grave manque d’équipements et de produits médicaux ; des files interminables de voitures pour remplir de l’essence qui n’existe plus qu’en quantités extrêmement limitées ; un pays plongé dans le noir et livré à la chaleur abominable de l’été moyen-oriental car l’électricité, faute de fuel, n’est plus assurée par l’État ; quant aux « furn », emblématiques boulangeries libanaises, ils fournissent de moins en moins de pain en raison de la pénurie de fuel et de farine…

Un pays qui fait naufrage

Mais ce n’est pas tout – âmes sensibles, s’abstenir – car voici le récit très résumé d’une « saison en enfer » qui n’a de rimbaldien que le sentiment général d’être prisonnier de son lieu de naissance et de son époque. Et quoi de plus terrible pour un peuple « aux semelles de vent » – tourné depuis toujours vers la mer, symbolisant un reste du monde à conquérir non par les armes mais par la culture, le commerce, l’éducation – de se retrouver privé des allers-retours qu’il s’était offert à la sueur de son front ?

Peut-être faut-il, pour mieux comprendre la situation, s’identifier à un père ou une mère de famille tentant tant bien que mal de garder la tête au-dessus de l’eau dans un pays qui fait  naufrage. Aline est une quadragénaire qui a trois enfants ; elle raconte pour Mondafrique : « Tout ici est devenu invivable : avec l’hyperinflation, il est devenu quasiment impossible de faire ses courses de manière acceptable dans un supermarché. Et je dis cela en sachant que, malgré mon argent bloqué dans les banques, je me considère relativement privilégiée ».

C’est dire l’ampleur du drame pour les moins aisés. Antoine, son mari, explique à son tour : « Autrefois, nous allions souvent en famille au restaurant, mais j’ai dû expliquer à mes enfants que d’un côté les prix sont devenus inabordables, et surtout que vu l’absence d’électricité, provoquant entre autres la rupture de la chaine du froid, les aliments ne sont plus comestibles du fait qu’ils entrainent de graves risques d’intoxication… et ce n’est pas le moment de rentrer à l’hôpital ».

En effet, les hôpitaux n’ont pas été épargnés par la crise. Auparavant, déjà, l’État n’avait jamais vraiment assuré l’électricité 24/24, ce qui avait poussé les Libanais ainsi que leurs hôpitaux à se procurer des moteurs à usage personnel ou à s’abonner à des générateurs de quartier afin de compenser les heures de coupure, payant ainsi 2 factures d’électricité par mois. Le problème est que ces générateurs de courant fonctionnent au fuel, de plus en plus rare et onéreux, ce qui engendre des rationnements sévères pour les plus chanceux et l’obscurité totale pour les moins aisés.

Le cri d’alarme de l’hôpital américain

Au cours des dernières semaines, les coupures et les rationnements du courant ont eu des effets encore plus dévastateurs au niveau du fonctionnement des hôpitaux, comme l’illustre plus particulièrement ce cri d’alarme lancé par l’hôpital de l’université américaine, l’un des principaux de Beyrouth : « L’hôpital fait face à un imminent désastre du fait de la menace d’arrêt total et forcé de l’approvisionnement en électricité le matin du 16 août. Cela signifie que les respirateurs artificiels et autres dispositifs médicaux sauvant des vies vont arrêter de fonctionner. Quarante patients adultes et quinze enfants vivant grâce à ces machines vont mourir dans la minute. Près de 180 personnes souffrant d’insuffisances rénales mourront empoisonnées dans un délai de quelques jours sans dialyse. Des centaines de cancéreux adultes et enfants suivront le même sort dans les semaines à venir sans le traitement approprié. » Cette tragédie a pu être évitée de justesse grâce à l’initiative d’une société de distribution du fuel qui a fourni in extremis le carburant nécessaire à l’établissement hospitalier, mais ce n’est que temporaire.  

En réalité, les personnes souffrant de maladies beaucoup moins graves sont également touchées par la catastrophe du fait que les pharmaciens ne parviennent même plus à importer de médicaments. Il faut faire le tour d’une bonne dizaine de pharmacies pour avoir l’espoir de trouver un médicament aussi basique que du paracétamol, et rien ne garantit qu’il y en ait. En outre, même pour se lancer à la recherche d’un médicament, il faut de l’essence ! Et pour faire le plein, il faut souvent compter une demi-journée d’attente, sans compter le risque d’être pris dans des échauffourées violentes devant la station ou même de perdre la vie à cause d’un camion fou, comme cela a déjà été plusieurs fois le cas.

D’ailleurs, autre incidence de la crise : l’augmentation des accidents de circulation et l’accroissement du taux de mortalité qui en résulte. Les raisons ? L’État a cessé d’éclairer les routes, la plupart des feux de signalisation ne fonctionnent plus, les conducteurs sont de plus en plus nerveux, ils n’ont plus les moyens de réparer leurs voitures et les routes sont parsemées d’innombrables crevasses que personne ne se soucie de combler…  

L’inquiétude des jeunes

La crise chronique se fait ressentir également de manière dramatique au niveau des jeunes, qui ont été en première ligne de la révolution du 17 octobre 2019 et de la reconstruction de la ville après l’explosion d’août 2020. Une étudiante libanaise en droit ne cache pas ses inquiétudes sur ce plan. « Déjà, la rentrée n’était pas garantie au niveau sanitaire, mais avec la situation il est quasiment certain qu’une fois sur le campus, rien ne fonctionnera, ni les projections, ni le système informatique, ni le chauffage en hiver. Et même si on continue les cours à distance, ça ne sera pas facile puisqu’internet, tout comme l’électricité, sera coupé » souligne-t-elle. « Je ressens une impuissance terrible. Le Liban, pays de la fête, est devenu un pays-fantôme », poursuit l’étudiante. « Les couples sont obligés de se séparer ou de vivre leur relation à distance. Mes proches et amis sont quasiment tous partis vers des pays qui les respectent. Le nôtre est allé jusqu’à violenter en pleine rue puis arrêter William Noun, un jeune qui manifestait dans la rue et dont le frère était l’un des pompiers envoyés à leur mort juste avant l’explosion de centaines de tonnes de nitrate d’ammonium au port de Beyrouth. »

Tel est le niveau d’absurdité et de profonde frustration dans lequel vivent les jeunes du Liban, pays où l’expression « génération sacrifiée » prend vraiment tout son sens, pays où la classe moyenne n’existe presque plus et où le SMIC (675 mille livres libanaises) vaut aujourd’hui moins d’une trentaine d’euros… L’Histoire retiendra que la jeunesse libanaise en proie à une véritable « fuite des cerveaux » aurait aimé rester au pays, mais que ses gouvernants ne leur en ont pointé que la porte de sortie.

Dans un tweet, le musicien franco-libanais Ibrahim Maalouf a déclaré, fort à propos, que « l’explosion du 4 août 2020 a achevé Beyrouth, mais l’explosion (sociale) qui se produit actuellement va achever le Liban », exhortant la communauté internationale à « faire quelque chose de durable, pas juste un coup médiatique ».

Beaucoup d’autres acteurs de la société civile ont qualifié la situation de génocide. Il s’agit en tout cas du résultat d’un crime organisé depuis de longues années, par une association de malfaiteurs locaux et internationaux, assassins, mafieux, dont les victimes – qui pas plus tard qu’au début de cette année avec l’assassinat du penseur Lokman Slim- payaient de leur vie le prix de leurs convictions politiques – se comptent aujourd’hui par millions et périssent au hasard, dans le tas, dans la foule. C’est le cas d’un pauvre vieil homme mort de chaleur et d’épuisement dans sa voiture, en attendant son tour pour faire le plein sous le soleil d’août. Ou encore de ces autres qui risquent de mourir dans leur chambre d’hôpital par manque de courant, d’équipement médical, ou même de médecins. Car comme si la crise du Covid et l’explosion qui a ravagé la capitale le 4 août 2020 n’étaient pas suffisantes, le Liban est de retour à l’âge de pierre… en plein 2021. La soif de justice dans un État pris en otage par une milice et ses alliés est immense et pour une partie de l’opinion l’espoir semble mince mais il existe :  il réside dans un renversement de toute la mafia en place, en tête de laquelle se trouve le Hezbollah. Tel est le cri d’alarme que devrait entendre la communauté internationale, et avant elle un restant de Libanais suivistes en manque de courage et/ou de rectitude.

 

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