Présidentielles, les Misérables de Tunisie

Dans une chronique aussi pessimiste que pertinente et à quatre jours du premier tour des élections présidentielles en Tunisie, le journaliste Wicem Souissi dresse le portrait d’une démocratie qui cherche encore ses marques huit ans après le printemps arabe qui vit la fuite de l’ex président Ben Ali, vers l’Arabie Saoudite, et la fin de la dictature.

Que la Tunisie soit en crise institutionnelle est une évidence depuis l’inauguration, par la fuite de Ben Ali en direction de l’Arabie saoudite le 14 janvier 2011, des Printemps arabes progressivement réduits comme peau de chagrin.

Le trop plein de candidats

A l’approche du premier tour de l’échéance présidentielle anticipée du 15 septembre, le pays connaît un tournant démocratique négocié avec peine face à l’autoritarisme du pouvoir exécutif. Où cela mènera-t-il ? Pour l’heure, c’est le trop-plein de candidats de poids, plus d’une vingtaine dont le chef du gouvernement, Youssef Chahed, le président par intérim de l’Assemblée des représentants du peuple, l’islamiste Abdelfatah Mourou, mais également le ministre de la Défense démissionnaire Abdelkrim Zbidi, et d’autres encore, et encore et davantage encore.

Mais le virage -démocratique ou dictatorial, c’est selon- s’opère à présent avec l’arrestation rocambolesque, à un péage d’autoroute, par une justice et une police qualifiées de mafieuses par ses supporters  du candidat populiste, Nabil Karoui, homme du marketing publicitaire et de télévision, favori des sondages, reconverti dans le business de la charité auprès des masses de pauvres devant lesquels s’était prosterné jadis ce héros du grand écrivain russe que fut Raskolnikof.  

Le pouvoir pour le pouvoir

On en est là, en effet : « Je crains fort que nous ne soyons arrivés au pouvoir dans les mêmes dispositions que tous les partis ; que le principal ressort de nos actions ne fût de tenir en main le gouvernement de l’Etat ; que nos objets principaux fussent la conservation du pouvoir, de grands emplois pour nous-mêmes et de grandes facilités pour récompenser ceux qui ont contribué à nous élever, et pour frapper ceux qui s’opposent à nous ». C’est l’expression de Bolingbroke, issu d’une d’une famille Wigh, qui épousa néanmoins la cause inverse des Tories, donc défavorable à l’exclusion du duc d’York de la succession au trône dAngleterre.

En Tunisie, n’importe quel transfuge du parti islamiste Ennahdha ou de son ex-allié de gouvernement Nidaa Tounès pourrait en dire autant aujourd’hui où l’on observe des tentatives d’exclusion en provenance de tous les partisans des partis au pouvoir.

Le spectre de Ben Ali

En Tunisie actuellement, la devise « Avec nous ou contre nous ? » est plus que jamais au gout du jour. Toutes les conditions concrètes de terrain électoral rappellent à s’y méprendre l’entame de sa carrière de dictateur de Ben Ali, en avril 1989, par un triomphe sans gloire accompagne de la désignation d’une Chambre des députés monocolore composée de parlementaires du tout-puissant Rassemblement constitutionnel (sic) démocratique (RCD) issu du pronunciamiento le plus immaculé du siècle, le 7 novembre 1987, par le renversement d’un Bourguiba en décomposition devant sa nation soulagée.

Cette défaite de la pensée intellectuelle et morale tunisienne n’est pas si étrange. « A plusieurs reprises, M. Ben Ali a tenu à le rappeler : la démocratie n’est pas un cadeau qui s’offre. C’est un travail et une pratique continue. Il s’agit donc de s’y mettre. Sinon, personne ne pourra honnêtement lui reprocher de reprendre son cadeau« , écrit le 10 décembre 1988 le rédacteur en chef du Phare, Lotfi Slama Cherif, un titre de presse interdit alors dans l’indifférence générale. Que dire du silence assourdissant de la Ligue des droits de l’homme dont le président, Mohamed Charfi, allait bientôt devenir ministre de Ben Ali!

Est-ce si différent de nos jours ? C’est que les Tunisiennes et les Tunisiens sont conscients que des deux revendication de leur révolution confisquée, la liberté et la dignité, seule la liberté demeure acquise. Encore faut-il pour la conserver un travail de Sisyphe. Presse écrite, radios, télévisions et autres médias s’en donnent même à cœur joie, où l’on n’hésite plus à parler de Mafias dont l’étymologie arabe est les exemptés, ou encore les affranchis.

La démocratie comme façade

Le tout sous le regard des autres Misérables, les pauvres des univers en marge du siècle, où les eaux stagnantes, la boue et la grisaille perpétuelle servent de décors et de pépinière à toutes les frustrations, à toutes les délinquances et constituent le milieu naturel où prospèrent, dans une tacite coexistence, les rats, les moustiques et la misère humaine, selon les mots de L.S. Cherif, paix à son âme, qui y aurait ajouté les nouveaux visages de migrants franchissant au péril de leur vie ma Méditerranée sur de frêles esquifs en perdition.

Concluant une analyse socio-juridique des constitutions tunisiennes depuis les Bey de Tunis, Hachemi Jegham, fondateur et premier président de la section locale de Amnesty International, résume : « il s’agit de relever une constante de notre pays : une oligarchie, avide de puissance et de privilèges, recherche constamment le profit, et gouverne derrière une façade constitutionnelle ».

Qu’est-ce qui a changé ? Nul ne saurait ignorer qu’à l’exception de l’Angleterre, une île aux coutumes spécifiques, un pays dépourvu de Cour constitutionnelle, que les pouvoirs tunisiens s’acharnent à renvoyer dans la plus parfaite procrastination, est un Etat dont le régime ne peut être qualifié de démocratique.  On parle donc de transition vers la démocratie. Affronter l’aléa électoral et partir gagnant avec, au préalable, l’acceptation de perdre, sujet éminemment culturel, de mentalité régressive à déraciner dans la bonne humeur d’un peuple  à cœur vaillant,… rien d’impossible. Avec un léger bémol: les dictatures, comme le soulignait W. Reich à propos de la montée du nazisme, sont fortement désirées et plus ou moins explicitement réclamées par les masses en période de crise. Toutefois, dans un sourire explicite, on peut rappeler que Bourguiba pédagogue avait laissé la trace de ses lectures favorites, dont Ultima verba.

Wicem SOUISSI