« Le moteur de Benkirane, c’est la séduction », Abdellah Tourabi

Chercheur en sciences politiques et chroniqueur pour la presse marocaine et Abdellah Tourabi, livre, dans un entretien à Mondafrique son analyse des élections législatives marocaines qui se tiendront sous haute tension demain, vendredi 7 octobre.

 

Mondafrique. Ces élections législatives s’apparentent à un duel entre le parti islamiste du PJD et le PAM proche du Palais. Quelle en est votre analyse?

Abdellah Tourabi. Cette bipolarité existe depuis 2015 lorsque les dernières élections communales et régionales ont fait apparaître un affrontement entre deux grands partis. D’un côté, le PJD, grand vainqueur dans les villes. 56% des agglomérations de plus de 100 000 personnes leur sont acquises. Et de l’autre, le PAM qui domine le monde rural. En revanche il est illusoire de penser qu’il y a une opposition entre deux projets, l’un qui serait moderniste du côté du PAM, l’autre conservateur côté PJD. Certains membres du PAM lancent des déclarations sporadiques sur les libertés individuelles, l’avortement, les relations extraconjugales mais il n’y a pas de projet formalisé. On a plutôt affaire à un duel entre un parti avec un fort marqueur idéologique religieux et une machine électorale qui s’appuie sur des notables.

M. Ces dernières années, le PJD a fait une percée remarquable sur la scène politique marocaine confirmée par son triomphe aux communales et aux régionales de décembre 2015. Comment expliquez-vous cette montée en puissance ?

A.T. Trois éléments peuvent l’expliquer. Premièrement, la « virginité politique » du PJD qui, auparavant, n’a jamais participé à la gestion de la chose publique. Elle lui donne l’avantage sur d’autres partis traditionnels usés dont on voit invariablement les mêmes figures défiler depuis des années au parlement ou au gouvernement. Le vote PJD est donc bien souvent un pari sur la nouveauté. Une sorte de « et si on essayait ? ».

Deuxièmement, le PJD bénéficie d’une présomption de probité dans un pays où les citoyens ne considèrent plus la politique que comme un moyen de s’enrichir personnellement. Le PJD soigne précautionneusement cette image d’intégrité. Par exemple, Benkirane met souvent en valeur le fait qu’il n’a pas changé de maison depuis qu’il est devenu chef du gouvernement. Même chose pour le maire PJD de Casablanca qui habite toujours dans le même appartement depuis son élection en 2015.

Troisièmement, la montée en puissance du PJD doit beaucoup au charisme de Benkirane. Avec sa personnalité, il est en train de changer le jeu politique y compris à l’intérieur de sa propre formation politique. En effet depuis la naissance du PJD en 1996, le parti a toujours eu à sa tête une sorte de direction collégiale. Mais à partir de 2011, Benkirane s’est imposé comme un vrai leader. En déployant ses talents d’orateur dans un mélange de fusha (arabe classique) et de darija (arabe marocain), il est lui-même devenu un élément déterminant du processus électoral. Il a le charisme d’un stand up comedian. Son moteur, c’est la séduction.

M. Certains le comparent à Erdogan en Turquie…

A.T. Il n’en a pas les moyens. Nous verrons si l’évolution du rapport de force politique le transforme en Erdogan.

M. Le succès du PJD n’est-il pas aussi le reflet de transformations économiques et sociales plus profondes que traversent la société marocaine ?

A.T. On parle souvent d’ « islamisation de la société marocaine ». Mais celle-ci a commencé bien avant la naissance du PJD, dans les années 1970, avec le soutien de l’Etat lui-même. C’est Hassan II qui avait décidé de cette orientation après la chute du Shah d’Iran en 1979 A l’époque, il y a eu l’idée de « retraditionnaliser » la société marocaine. Le PJD n’a fait que récolter les fruits de cette politique. Autre transformation, les classes moyennes urbaines qui sont de plus en plus nombreuses et qui votaient autrefois pour la gauche donnent aujourd’hui leur voix au PJD. Non par idéologie ou conservatisme mais parce qu’il en ont assez des partis traditionnels.

M. Les partis de la gauche marocaine sont d’ailleurs les grands absents de ce scrutin. Les socialistes de l’USFP n’arrivent plus à s’imposer. Pensez-vous que la Fédération de Gauche dirigée par Nabila Mounib qui rencontre un certain succès dans cette campagne puisse porter l’espoir d’une nouvelle gauche marocaine ?

A.T. La Fédération de Gauche est une bonne option de recomposition pour l’avenir mais aujourd’hui elle encore trop faible. Ils auraient pu s’installer un peu plus tôt dans le paysage politique marocain mais ils ont commis l’erreur monumentale en 2011 de boycotter les élections. Participer aurait pu leur permettre d’obtenir un ancrage local et d’agir sur les institutions dès ce moment là.

M. De leur côté, les islamistes sont divisés. Le mouvement « Al Adl Wal Ihsane » appelle au boycott.

A.T. Les islamistes marocains n’ont jamais été en ordre de bataille puisque c’est un mouvement divers. « Al Adl Wal Ihsane » qui compte un nombre d’adeptes colossal est un mouvement révolutionnaire qui demande un changement de régime. Le PJD au contraire est un pari réformiste qui joue le jeu des institutions. Ces derniers sont également très libéraux sur le plan économique contrairement à « Al Adl Wal Ihsane ».

M. En cinq ans de mandat, le gouvernement Benkirane à fait adopter de mesures économiques libérales comme la réforme des retraites ou la décompensation des produits pétroliers. Mais pendant la campagne, on discute moins de l’efficacité de ces mesures que des intrusions autoritaires de l’Etat dans le travail du gouvernement.

A.T. C’est tout le problème de ces élections. Dans une campagne politique normale, on insiste en général sur le bilan du gouvernement. Or Benkirane et le PJD ont déplacé le problème en reprochant à « des forces obscures » – sous entendu le régime – de les empêcher de mener à bien leur travail. Résultat, le PJD a recours au vieilles recettes : il fait campagne sur la lutte contre la corruption comme en 2011. Or, entre-temps, cinq ans ont passé avec le PJD à la tête du pays. Qu’ont-ils fait ? C’est sur cela que leurs adversaires auraient du les interroger. Au lieu de cela, ils ont mené des opérations irresponsables qui ont renforcé le PJD comme la manifestation anti-islamistes montée de toutes pièces à Casablanca le 18 septembre…

M. Quand est-il du scandale de mœurs qui a récemment éclaboussé deux dirigeants du Mouvement unicité et réforme (MUR), la matrice idéologique du PJD ? Il semble n’avoir eu aucun impact sur la popularité du parti.

A.T. Cette affaire n’aura pas d’impact sur le résultat des élections. Mais à long terme, il y aura des répercussions sur le mouvement islamiste lui-même. Leurs fidèles qui voient dans les dirigeants du MUR un modèle de moralité garderons en tête cette affaire.

M. Au delà du duel PJD-PAM, un bras de fer semble se jouer entre « le Makhzen » et les islamistes.

A.T. Dans tous ses discours, toutes ses déclarations, Benkirane prend la précaution de montrer à caque fois sa déférence au roi. Mais on peut noter que depuis l’indépendance, le jeu politique marocain a été fondé sur un certain pluralisme. Il fallait à tout prix empêcher qu’il y ait un parti majoritaire dominant. En 1959, c’est la monarchie qui a lancé l’initiative du code des libertés collectives et l’interdiction du parti unique. La survie de la monarchie dépend du pluralisme politique. Le PAM participe de ce jeu là, pour contrer le PJD.

M. Diviser pour mieux régner ?

A.T. Ça peu être ça mais c’est aussi la nature de la vie politique marocaine. Le roi a toujours cette fonction d’arbitre qui reste inscrite dans la Constitution.

M. La Constitution adoptée en 2011 modèrent-elle réellement, en pratique, les pouvoirs entre les mains du régime ?

A.T. Dans tous les pays, la Constitution est le reflet d’un rapport de force. C’est la pratique qui l’enrichit. Sur le papier, celle de 2011 au Maroc elle ouvre énormément de perspectives. Le roi ne peut plus révoquer un chef de gouvernement. Il est obligé de nommer comme premier ministre une personnalité issue du parti qui a remporté les législatives. Ce sont des avancées indéniables ! Sans parler de la modification de l’ancien article 19 qui mélangeait le pouvoir religieux et politique du roi et qui a servi à justifier nombre d’abus de Hassan. En 2011 cet article a été scindé en deux précisant que le roi ne peut intervenir en sa qualité de commandeur des croyants que dans les affaires religieuses.

M. Que sont devenus les anciens du Mouvement du 20 Février 2011 ?

A.T. Le Mouvement du 20 février était une nébuleuse hétéroclite menée par deux forces principales, l’extrême gauche et les islamistes d’al Ald Wal Ihsane dont l’objectif était de renverser la monarchie. C’était une alliance de circonstance dont le caractère composite a fini par provoquer l’éclatement. La monarchie a désamorcé la crise en appelant à des élections et à une réforme constitutionnelle et les individus qui composaient le mouvement se sont dispersés. Le 20 février a fait tomber le mur de la peur au Maroc, en donnant aux citoyens plus de libertés. C’est son plus grand accomplissement.

M. Avec la nomination du prêcheur radical Hammadi Kabbaj comme candidat PJD à Marrakech (invalidée depuis) et le récente ré autorisation des écoles coraniques de l’association « Prédication pour le Coran et la Sunna » interdits en 2011, il semblerait que les partis têtes d’affiche tentent de courtiser l’électorat salafiste.

A.T. Dans le cas de la nomination de Kabbaj, il s’agissait surtout pour le PJD d’envoyer un message au MUR dont il fait partie. Après le scandale de mœurs qui a éclaboussé le mouvement, le PJD a voulu leur montrer qu’il ne les désavouait pas. Pour le cas de Mohammed Maghraoui, le prêcheur à la tête de l’Association « Prédication pour le Coran et la Sunna », il est possible que la réouverture de ses écoles coraniques ait une visée électoraliste. Kabbaj a d’ailleurs insinué dans ses déclarations qu’il s’agissait d’une récompense en échange de ses appels à voter pour le PAM.