Le Niger franco-américain, un fantasme déçu

Dans cette tribune, l’économiste Olivier Vallée observe, à travers la main tendue marocaine aux Etats du Sahel, l’échec de l’offre occidentale à ces pays et le retour d’une dynamique géographique très ancienne.

Un journal français reconnu (« L’Opinion ») publiait le 19 mars 2024 un article sur la fin de la coopération militaire entre le Niger et les Etats-Unis d’Amérique. Le titre et le sous-titre sont sensationnels : «Comment les Etats-Unis ont subi une humiliation sans précédent au Niger. La junte au pouvoir a mis fin à sa coopération avec l’armée américaine. Washington, qui doit évacuer ses bases militaires locales, accuse Niamey de vouloir fournir de l’uranium à l’Iran. » A la suite de cette version dramatique d’une rencontre mal préparée par la partie américaine, l’article rappelle la clairvoyance française sur le nouveau pouvoir nigérien, clairvoyance dont auraient dû s’inspirer les diplomates et généraux américains.

Hors les camouflets et le gâchis, essayons de regarder sans pathos postcolonial la cessation de la coopération militaire entre le Niger et les Etats-Unis d’Amérique (EUA). Le rappel et la prise en compte de son contexte peuvent aider. La décision de l’exécutif nigérien a été communiquée suite à la visite à Niamey d’une délégation à laquelle étaient associés le chef du commandement militaire américain pour l’Afrique (Africom), le général Michael Langley, et la secrétaire adjointe à la Défense pour les affaires de sécurité internationale, Celeste Wallander. Le 16 mars, le colonel Amadou Abdramane, porte-parole de la junte, a annoncé que Niamey venait de décider, « en toute responsabilité » et en «prenant en compte les aspirations et les intérêts de son peuple» de «dénoncer avec effet immédiat l’accord relatif au statut du personnel militaire des États-Unis et des employés civils du département américain de la Défense sur le territoire du Niger ».

Le nouveau pouvoir à Niamey attendait l’incident que les Américains leur offriraient tôt ou tard pour exprimer leur mécontentement. Le Niger disposait depuis plusieurs mois de tous les éléments sur l’implication franco-américaine dans la tentative d’évasion du Président déchu Mohamed Bazoum, en octobre. Il a également présenté au général américain Michael Langley, pendant qu’il faisait son numéro antiterroriste au tableau, le relevé des vols américains non déclarés dans l’espace aérien du Niger.

Ces survols du Niger et du Bénin sans autorisation de Niamey inaugurent peut-être la future mutualisation des bases africaines entre Français et Américains, un projet pilote qui réunit les deux Etats membres de l’OTAN responsables de l’attaque contre la Libye ayant abouti il y a treize ans à la déstabilisation de l’ensemble du Sahel.

Cette alliance franco-américaine peut être d’autant plus considérée comme une menace directe contre le Niger et l’Alliance des Etats du Sahel que la France a implanté une base dans le nord du Bénin.

La précieuse base d’Agadez 

L’effort financier américain négocié pour la base d’Agadez restait bien en dessous de qui est dépensé par l’US Department of Defense (US DOD) à Djibouti. Pourtant, cette base militaire américaine dans le nord du Niger permettait de couvrir l’espace aérien de tout le Soudan central, de la Libye à la Mauritanie. Ce dernier pays, comme le Bénin, devrait recevoir des éléments franco-américains, d’autant plus que la fermeture attendue de la base française de Dakar donnera à la Mauritanie un poids décisif dans le domaine aéro-naval. Le souci des Etats-Unis quant à l’uranium que Niamey pourrait fournir à l’Iran rappelle les accusations américaines, il y a plus de vingt ans, de livraisons d’uranium enrichi à l’Irak. Fantaisie ou mauvaise foi, quand on sait qu’à l’époque toute la production était sous le contrôle d’Areva. L’uranium nigérien est encore exploité par des compagnies étrangères. Après le départ d’Areva, exigé à présent, il sera pertinent peut-être d’observer les destinations de l’uranium nigérien.

Les furieux du côté français proclament que l’uranium nigérien n’est pas nécessaire à la France. Pourquoi alors serait-il indispensable à Téhéran qui enrichit le minerai depuis plus d’une dizaine d’années ?

Le divorce consommé entre l’AES et le tandem franco-américain n’est pas un incident diplomatique dont découleraient toutes les aventures. Comme tout divorce, il s’agit d’un échec de la relation entre les partenaires et de la découverte d’autres perspectives plus prometteuses. L’OTAN a échoué à répéter l’agression contre la Libye de 2011. La machine infernale de la belligérance à travers la CEDEAO n’a pas fonctionné en 2023.

OTAN : out of Africa ?

La fin de la base 201 signale l’échec de l’OTAN à établir un pacte réel de sécurité avec les pays africains. Toute association militaire de deux États, quelle que soit l’asymétrie de puissance, demande des objectifs stratégiques communs. Ni l’OTAN ni l’UE ne dévoilent leurs objectifs et ne partagent réellement leurs moyens avec les pays africains. Cela explique d’ailleurs l’incapacité franco-américaine à définir doctrine et tactique en matière de contre-insurrection.

Si la Russie et la Turquie sont présents au Niger, c’est à travers la livraison effective de radars, de matériel d’écoute et de drones. Voilà un autre reflet de la déficience des centres de réflexion militaire que les Franco-américains ont mis en place il y a plus de vingt ans. Depuis sa création en 1999, le Centre américain d’études stratégiques de l’Afrique a été impuissant à définir une politique cohérente des États-Unis à l’égard de l’Afrique en matière de sécurité. De son côté, le Centre franco-africain d’études stratégiques préfère s’intéresser au phénomène de la migration en tant que préoccupation stratégique pour l’espace géographique dans lequel le centre opère (Europe et Afrique). Le Centre Maghrébin d’Études Stratégique à Nouakchott, en Mauritanie, se consacre, lui, aux « effets pervers du terrorisme dans le Sahel sur la région du Maghreb». On présente donc comme naturel pour les centres d’organiser des séminaires, des dialogues et des réunions à ce sujet comme à celui des migrations vers l’UE. Bon moyen de drainer des subventions européennes tout en passant à côté de la mutation des sociétés dans l’ensemble du Sahel.

L’OTAN n’est pas désavoué comme appareil politico-militaire mais comme symbole de l’ordre néo-libéral occidental. Cette norme de l’Occident apparaît, aux pauvres et aux jeunes, dans toutes ses contradictions. Les droits de l’homme, la libération de l’ex-Président Bazoum, la démocratie et sa farce électorale, l’ensemble du discours de l’Occident a cessé d’être crédible. 

L’alternative atlantique ?

L’OTAN est la quintessence de ce qu’Edward Saïd nomma l’occidentalisme. En effet, le traité instituant l’OTAN vise l’Atlantique nord mais cette alliance incarne le bloc des pays jadis en lutte contre le communisme et à présent contre la Russie et l’Islam politique. En dépit de ces hiatus et de ces écarts, l’Atlantique parait encore offrir le barycentre d’une coalition d’intérêts occidentaux qui s’estime porteuse d’intérêts universels. La tentation de regrouper de nouveaux alliés dans cette mission a été matérialisée en 2023 par le Partenariat américain pour la coopération atlantique. Cette nouvelle instance multilatérale rassemble un nombre sans précédent de pays côtiers de l’Atlantique, en Afrique, en Europe, en Amérique du Nord, en Amérique du Sud et dans les Caraïbes ((Angola, Argentine, Brésil, Canada, Cap-Vert, Costa Rica, Côte d’Ivoire, Dominique, Espagne, Etats-Unis, Gabon, Gambie, Ghana, Guatemala, Guinée, Guinée équatoriale, Guyana, Irlande, Islande, Liberia, Maroc, Mauritanie, Nigeria, Norvège, Pays-Bas, Portugal, République du Congo, République dominicaine, Royaume-Uni, Sénégal, Togo et Uruguay).

Le Pacte atlantique suppose :

– Un engagement à respecter le droit international, et notamment la Charte des Nations unies, afin de promouvoir un Atlantique ouvert dans lequel les États atlantiques sont libres de toute ingérence, coercition ou action agressive.

– Un engagement à respecter les principes d’égalité souveraine, d’intégrité territoriale et d’indépendance politique des États, entre autres.

Le Soudan central est exclu de cette alliance américaine pour l’Atlantique. Le Soudan central est pourtant, dès le XIIe siècle, le berceau de l’islamisation de l’Afrique et de son organisation politique à travers le mouvement des sociétés, à partir du Fezzan vers les zones plus humides et les terres plus fertiles. Le fleuve structurant du Soudan central est le Niger qui se jette dans l’Atlantique. Le Soudan central dessine donc une zone qui part du sud de la Libye et qui s’étend jusqu’au nord du Nigéria, englobant le Niger actuel, le Tchad et une partie du Mali. Les colonialismes britannique et français s’affrontèrent dans cet espace pour la conquête du lac Tchad.

L’Alliance des États du Sahel qui regroupe, depuis 2023, le Burkina Faso, le Mali et le Niger se situe dans l’espace politique et historique du Soudan central, bien antérieur au couple franco-américain qui se bâtit difficilement après 1945. Le Tchad est également concerné par l’ensemble ancien et contemporain du Soudan central. Ainsi se dessine un véritable espace cardinal en Afrique. Entre Maghreb et Nigéria, entre Atlantique et Soudan oriental.