Le destin du masque de Gorgone volé par les Trabelsi

La Tunisie a remis officiellement à l’Algérie, le masque de Gorgone, une pièce antique volée en 1996. Un geste qui a valeur de symbole dans un pays où le patrimoine est menacé au quotidien par les trafics archéologiques

masquedegorgogneLe 13 avril, la Tunisie remettait officiellement à l’Algérie, le masque de Gorgone, une pièce antique en marbre découverte en 1930 par des archéologues français sur le site d’Hippone à Annaba, où elle ornait la plus importante fontaine de la cité.

Trafics de biens culturels

Ce jour-là, en présence des ministres de la Culture des deux pays, les discours étaient à l’apaisement. La ministre algérienne Khalida Toumi s’est félicitée « de ce moment d’importance éthique et de grande portée symbolique et politique » et elle a appelé les « frères tunisiens » à se mobiliser aux côtés de l’Algérie pour la récupération des biens culturels « spoliés ». Une mobilisation qui devrait se traduire par la création d’une commission algéro-tunisienne d’experts supervisant les dossiers du trafic illicite des biens culturels. Durant des années cependant, cette affaire de Gorgone volée a fait beaucoup de bruits entre les deux pays.

Dans la mythologie grecque, les gorgones désignent des créatures fantastiques et malfaisantes d’une telle laideur que quiconque ose regarder leur visage risque de mourir pétrifié. Pesant près de 320 kilos, la Gorgone algérienne a été volée en 1996 à Annaba alors que le pays était en proie au terrorisme dans une région proche de la frontière tunisienne où les trafics pullulaient.

Bras de fer algéro-tunisien

Très vite les soupçons se portèrent vers la Tunisie, des soupçons confirmés en 1999 par le démantèlement d’un réseau de trafiquants dans la région d’Hammamet par Interpol. « Le masque est saisi par la garde nationale sur l’autoroute Tunis-Sousse en 2006 au niveau de Monastir et rentre ensuite dans les réserves de l’Institut national du patrimoine (INP) » indique Fathi Bahri Directeur des sites et monuments à l’INP.

Bien que l’on ait découvert après la chute du régime de Ben Ali dans la villa de plaisance de son gendre Sakhr El Materi cent-soixante-deux pièces archéologiques, il faut attendre 2012 et la projection d’un documentaire pour que des spécialistes algériens reconnaissent le masque de Gorgone qui ornait la piscine.

Malgré les engagements du ministre de la Culture Mehdi Mabrouk à rendre la pièce, l’Algérie doit encore patienter. Le masque de gorgone sert de pièce à conviction dans le procès intenté à Sakhr El Materi pour « détournement de biens archéologiques et de patrimoine ». Elle est présentée l’an dernier à Carthage dans le cadre de l’exposition « patrimoine volé, patrimoine récupéré » qui permet de découvrir une centaine de pièces rares sur plus de six cents retrouvées dans les propriétés du clan Ben Ali. Une exposition vécue par l’Algérie comme une nouvelle provocation.

Ben Ali, amateur d’art 

Un accord est enfin trouvé en février 2014 lors de la tenue de la grande commission mixte algéro-tunisienne. « Le procès de Sakhr El Materi qui a fait appel est toujours en cours. Il a fallu recourir à une procédure spéciale pour pouvoir rendre la pièce mise sous séquestre par la justice»  indique Fathi Bahri.

« Signataire de la charte internationale sur la protection du patrimoine de l’Unesco et de l’Icomos, la Tunisie entend respecter ses engagements. Suite à l’affaire du masque de gorgone, l’Algérie nous a fourni une liste de pièce disparue et nous nous sommes engagés à rechercher si certaines d’entre elles figurent dans nos réserves. »

Les trafics archéologiques dans un pays que certains considèrent comme un musée à ciel ouvert tant ses richesses sont importantes ne sont pas nouveaux. Bénéficiant de la complicité du pouvoir, ils se sont intensifiés sous le régime de Ben Ali qui  pour Fathi Bahri n’était pas seulement « un amateur de pièces anciennes mais aussi un trafiquant. Plus de soixante-dix-neuf pièces provenant des fouilles de Carthage emballées dans des caisses ont été retrouvées dans les caves du palais présidentiel, prêtes à être expédiées. »

Procès bidons

Après la révolution, au printemps 2011, une commission d’enquête sur les abus en matière de patrimoine a été mise en place. La loi qui punit ce genre de délit a été renforcée. « Quarante-sept dossiers concernant des vols ont été transmis à la justice mais aucun n’a été jugé. Et la commission a été dissoute par la Troïka dès son arrivée au pouvoir le 23 octobre 2011 » précise Fathi Bahri.

Si procès il y a eu contre différents membres de la famille Ben Ali, pour Fathi Bahri, il s’agit de procès factices car « on n’a jamais enquêté sur la provenance de ces pièces, au cœur de ces affaires. Certaines provenaient directement des réserves de l’INP et ont été conduites dans les palais par les voitures du ministère de la Culture. Dans le cadre du procès Materi, en première instance Farouk Hamza, chef du service des équipements à l’Institut National du Patrimoine a été condamné. Il a payé pour tous car ce trafic à grande échelle a bénéficié de nombreuses complicités. En négligeant de porter ces affaires devant la justice, la Tunisie refuse de régler ses comptes avec le passé. Le pillage du patrimoine relève pourtant de crime contre l’humanité. » Et malgré la chute de Ben Ali, la Tunisie continue d’être la proie de trafics qui mettent en péril son patrimoine.

Patrimoine en péril

«  4700 pièces ont été saisies depuis la Révolution de façon quotidienne, dont certaines, à l’image du masque de Gorgone, ont une valeur inestimable. D’autres viennent de Libye, Syrie, Irak, Afrique noire… »

Parmi ceux qui pillent les richesses du pays figurent « des travailleurs émigrés qui reviennent au pays avec des détecteurs à métaux, des étrangers qui résident en Tunisie, des barbus mais qui sait s’ils portent barbe par conviction ou pour bénéficier de protections ?  On  retrouve aussi des pièces dans des camions contenant de l’essence de contrebande, etc. En période de crise tout le monde veut trouver, un trésor en jouant au loto de l’archéologique » ironise Fathi Bahri.

Au sein de l’INP, les mesures de circulation des pièces contenues dans les réserves ont été renforcées. Mais dans tout le pays, plus d’une dizaine de fouilles sauvages par jour continuent de se dérouler de façon clandestines.

Et pour Fathi Bahri « avec plus d’une centaine d’attaques de mausolée depuis la révolution par des groupes islamiques extrémistes, le patrimoine est également menacé par tous ceux voudrait rayer une partie de l’histoire du pays ».

PAR MARIE-PASCALE VINCENT