Ben Ali au chevet de Bouazizi, un montage grossier

Prises à une dizaine d’années d’écart, deux photos de Ben Ali à l’hôpital retracent avec ironie le parcours de l’ex président tunisien à la tête de l’Etat. Du couple Ali-Trabelsi immortalisé au chevet d’Habib Bourguiba, à la mise en scène grotesque de la visite rendue à Mohammed Bouazizi, ces images lèvent le voile sur la propagande de l’ancien régime tunisien

Le 17 décembre 2010, Mohammed Tarek Bouazizi s’immole devant le gouvernorat de Sidi Bouzid, après s’être vu confisquer sa charrette par la police.  Ce geste de désespoir, contrairement à d’autres drames similaires restés dans l’ombre, sera l’étincelle d’une révolution sans précédent dans le monde arabe. Face à l’ampleur des échauffourées, qui, loin de s’épuiser, gagnent peu à peu les communes avoisinantes et embrasent enfin le pays tout entier, la répression policière prend une tournure de plus en plus violente et les tirs à balles réelles contre les manifestants s’intensifient.

Une mise en scène cruelle

La réaction présidentielle apparait tardive et décalée : ce n’est que le 28 décembre 2010 que Ben Ali, à l’occasion d’une première allocution télévisée, s’engage enfin à répondre aux revendications des manifestants. Il se rend dans la foulée au chevet du corps agonisant de Mohamed Bouazizi.

La photographie qui parait alors, soigneusement orchestrée par le service de presse de la Présidence tunisienne, aura des effets contraires à ceux qui étaient escomptés (Voir la photographie 1 en bas de page). Face à face dérisoire d’un tyran singeant la compassion devant la dépouille de celui qui sera à l’origine de sa perte, cette image, dont l’ironie est toute tragique, mérite un décryptage détaillé.

Les modalités de diffusion de cette photographie sont elles-mêmes révélatrices. Ce document est a priori insupportable, au point, par exemple, d’être tronqué par l’hebdomadaire Jeune Afrique (édition du 5 janvier 2011) qui coupe la partie gauche de la photographie (i.e. la mise en scène de l’empathie du Président) pour la recadrer sur le corps souffrant du martyr [1]. Le face à face est sans aucun doute jugé obscène, cynique, point ultime du mensonge d’état et paroxysme de la comédie de la compassion.  Le grand spectacle de l’humanité de la peine est ainsi perverti par une mise en scène cruelle, un truquage délibéré, qui ne fonctionne plus, tant la personne du Président est discréditée.  Arrivé trop tard (Mohammed Bouazizi est probablement déjà décédé, suite à ses blessures), Ben Ali est le figurant d’une rencontre ratée. Cette image, faute d’être amputée, sera sans doute retournée par ceux-là mêmes auxquels elle est adressée.

Cette photographie se présente, de manière insidieuse, comme un rituel ambigu ; l’intention de son concepteur est celui d’un cérémonial visant à reconstituer la souveraineté un instant blessée. Le discours officiel qui légende cette image, volontiers paternaliste,  exhibe une empathie pour le corps de la victime et allègue une prétendue « détresse psychologique » comme seule origine du drame qui a conduit « aux événements survenus des derniers jours à Sidi Bouzid ». On désigne par un euphémisme frileux la réalité des durs combats qui enflamment alors le pays. On minimise d’un raccourci dérisoire la portée symbolique du geste de Mohammed Bouazizi.

Pourtant, la mise en scène est paradoxale : elle exhibe le spectacle d’un supplicié. Au premier plan d’une chambre d’hôpital du centre des grands brûlés de Ben Arous, entouré des soins particuliers de l‘équipe au grand complet du Dr. Messaadi, et sous le regard appuyé du Président se tient un corps effacé, mailloté, réduit au détail macabre d’une mâchoire calcinée, dont l’apparence difforme produit un effet de terreur. Le corps de Mohamed Bouazizi est ainsi démonté, pièce à pièce. Cette image ambivalente, s’inscrit dans une rhétorique silencieuse, qui fait du corps de Bouazizi le lieu d’application potentiel de la vindicte présidentielle. On rappelle, derrière un mouvement de compassion pour le corps martyrisé de Mohamed Bouazizi, que dans son acte de désespoir, il y a comme un soulèvement contre la loi et que le supplicié reste un ennemi de l’ordre. Longtemps retardée, cette image, dont ses concepteurs supposent qu’elle calmera les esprits, intervient à un moment crucial, dans un contexte de guérilla urbaine particulièrement houleux. Image de trop, document insupportable, bardé de commentaires biaisés, elle ne fera qu’amplifier l’indignation.

Album souvenir de Bourguiba

Cette image a néanmoins une généalogie avérée. Elle voudrait sans doute s’inscrire à la suite d’une autre scène cruciale, celle du « coup d’état médical » de 2000 dont Ben Ali s’est prémuni pour couper court à la présidence à vie d’Habib Bourguiba. Lorsque le jeune Ben Ali, accompagné de Leila Trabelsi, se rend au chevet du Zaïm agonisant, il est en quête de légitimité politique. Ben Ali se fait photographier ainsi pour montrer son intimité avec le père de l’Indépendance, le « combattant suprême » (Voir la photographie 2 en bas de page). Bourguiba, alité, lui a peut-être confié ses ultimes paroles. Ben Ali est confiant ; sa mine joyeuse contraste d’ailleurs fortement avec l’air inquisiteur de Leila Trabelsi. Le sens de cette rencontre n’a d’autre dessein que d’asseoir la légitimité du successeur de Bourguiba. Scène intimiste (Bourguiba n’est photographié qu’avec le couple présidentiel), ce cliché réduit la question de la succession à sa plus simple expression. En aucun cas l’image ne sera jugée obscène. Elle correspond précisément à ce que veut alors démontrer Ben Ali : l’incapacité physique et mentale de Bouguiba à gouverner. Se rendre au chevet de Bourguiba signifie donc reprendre le flambeau de la République vacillante et proposer le « Changement ».

Ironie tragique, la photographie de Ben Ali au chevet de Mohammed Bouazizi signera, par contre, sa perte. Face à face obscène, ultime comédie de la compassion pour son Peuple à travers le corps difforme  d’un jeune tunisien, cette image sera radicalement détournée par ses spectateurs. Image de trop, elle stigmatise la rhétorique abjecte du mensonge d’Etat. Elle ne correspond plus aux médias contemporains, elle trahit ad nauseam les mécanismes grossiers d’une presse servile, prête à toutes les compromissions.

D’après le témoignage récent de l’épouse de Mohamed Elmachli[2], cette photographie, en plus d’être une mise en scène, serait en outre une mascarade montée de toutes pièces pour faire croire à la survie du corps de Mohamed Bouazizi. Le jeune vendeur, contrairement à ce qui aura été communiqué officiellement, serait décédé le jour-même de son suicide et le corps exhibé sur ce cliché serait donc celui d’un autre grand brûlé, Mohamed Elmachli dont on aurait escamoté l’identité pour l’occasion. Personne n’est dupe, sans doute, mais le plus terrible demeure : cette accoutumance au faux et usage de faux, commise par ceux qui dirigent l’Etat.

Photographie 1

Ben Ali rend visite à Mohamed Bouazizi au centre des grands brûlés de Ben Arous en décembre 2010

Photographie 2

Ben Ali et Leïla Trabelsi au chevent d’Habib Bourguiba, père de l’indépendance de la Tunisie

 

[1] Ce recadrage s’accompagne de la légende suivante : « Mohammed Bouazizi sur son lit d’hôpital, lors d’une visite du Président Ben Ali » : http://www.jeuneafrique.com/Article/ARTJAWEB20110105101841/tunisie-manifestation-tunis-decessidi-bouzid-mort-du-jeune-homme-qui-s-etait-immole-par-le-feu.html. L’hebdomadaire The Economist, (print version, 6th January 2011, Cairo) prend un parti identique et tronque la photographie de la même manière : http://www.economist.com/node/17862305 « Sour young men, why protests, once rare, are persisiting ».

[2] Wafa Sdiri, article paru le 2 août 2011, http://www.tunisienumerique.com/2011/08/la-veritable-identite-du-grand-brule-toujours-en-vie-visite-par-ben-ali/

PAR VALERIE HAYAERT