Abdelillah Benkirane (1/3), un militant à toute épreuve

Abdelillah Benkirane, Premier ministre entre 2011 et 2016 sous la férule de Mohammed VI, est l’animateur principal du courant islamiste légaliste du pays, le Parti de la Justice et du Développement (PJD). Un portrait par Haoues SENIGUER, Maître de conférences à Sciences Po Lyon

Abdelillah Benkirane a incontestablement joué un rôle précieux dans l’intégration institutionnelle d’une frange importante l’islamisme marocain, en donnant des gages à la fois à ses troupes, quant au conservatisme religieux, et aux autorités les plus hautes du Maroc, au premier rang desquelles le Palais royal, en renonçant à toute espèce de confrontation avec les titulaires de l’autorité et du pouvoir réels, à commencer par le roi. Ses capacités de médiation et de pragmatisme sont réelles qui lui permettant de bénéficier du soutien de la base et d’une confiance relative du Makhzen, cet appareil bureaucratique et sécuritaire au service de la monarchie.

Un militant à toute épreuve

Lorsque l’on étudie le Parti de la Justice et du Développement, il est difficile, sinon impossible, de passer à côté de son homme fort, Abdelillah Benkirane, né en 1954 à Rabat. S’il n’a pas été parmi les premiers à rejoindre le mouvement de la « Jeunesse islamique » (al-shabîba al-islâmiyya), premier véritable mouvement islamiste organisé du royaume chérifien fondé en 1969, Benkirane est cependant resté, pendant longtemps, l’un des principaux activistes et un soutien loyal à Abdelkarim Moutî‘, chef de file de la Jeunesse islamique, y compris donc durant les périodes les plus dures politiquement qu’a traversées l’organisation en question, en particulier au milieu des années 1970, au moment même où, précisément, Benkirane l’a ralliée en 1976 ; autrement dit, malgré les accusations de « terrorisme » que Moutî’ a dû essuyer de la part de l’État après l’assassinat en 1975 d’Omar Benjelloun, syndicaliste de gauche. Cet acte criminel fut d’ailleurs imputé aussi bien à Moutî’ qu’à son mouvement tout entier. Le ralliement d’une organisation fût-elle controversée et accusée par le pouvoir central de faits de violence d’une telle gravité, est objectivement un indice de radicalité. À ce propos, cette radicalité est confirmée par le fait notable que Benkirane ne rompit définitivement avec Moutî et la Jeunesse islamique qu’à l’orée des années 1980. Par ailleurs, A. Benkirane fut l’artisan et la principale cheville ouvrière, à partir des années 1980 – soit après la période de violences le mettant aux prises avec d’autres au Palais et aux services de sécurité -, de tentatives de reformulation de l’idéologie islamiste, justement après l’expérience révolutionnaire avortée et traumatique de la Jeunesse islamique et son échec flagrant dans sa tentative de renverser la monarchie, qui était l’un des objectifs majeurs de la Shabîba. Nous reviendrons plus en profondeur sur cette séquence historique lors des prochains volets.

Pour réaliser le portrait de l’homme politique marocain et retracer à grands traits son parcours, ainsi que les étapes principales de son engagement militant, puis de son désengagement de la Jeunesse islamique, nous exploiterons et croiserons plusieurs types de sources documentaires : des entretiens personnels, des archives tirées d’enquêtes de terrain menées au Maroc depuis le milieu des années 2000, des articles de presse, des émissions télévisuelles [1] et des informations circulant sur le Web tant en langue arabe qu’en langue française.

A. Benkirane naît à Rabat le 2 avril 1954 dans un quartier populaire. Il est le père de six enfants. Il fut parlementaire entre 1997 et 2011, Secrétaire général du PJD de 2008 à 2017. Nommé Premier ministre par Mohammed VI en 2012, Benkirane a, en l’espèce, cumulé gratifications symboliques et matérielles, en étant à la fois le leader principal du premier parti politique marocain et grand commis d’État. Il est diplômé en sciences physiques. Il est ancien enseignant à la haute école de l’enseignement de Rabat. Il est issu d’une famille originaire de Fès, qui s’installa à Rabat, après que le chef de famille eut décidé de s’y fixer pour des raisons professionnelles ; sa famille étant commerçante. A. Benkirane revendique la relation familiale intime avec la ville de Fès qui, au Maroc, occuperait « une place à part », car elle serait « une ville de sciences », « la ville des Oulémas marocains, des cadis », en tant que « ville centrale » et « capitale politique » historique du royaume. Il se dit très attaché à la ville de Fès du point de vue affectif, avec tout ce que cela comporte en termes symboliques, à commencer par la valorisation de soi, par la filiation, compte tenu de la place historique et religieuse que la cité occupe dans l’imaginaire collectif marocain.

Un milieu modeste 

La famille de A. Benkirane est d’origine modeste ; celle-ci aurait été très attachée à la religion, notamment ses parents en général et son père en particulier, de tendance soufie. Celui-ci, de par son ascendance, est rattaché, d’après ce qu’en dit le fils, à une certaine pratique de l’islam, de type mystique. La famille, du côté paternel, aurait suivi la voie religieuse promue par la tarîqa tijâniyya, laquelle est une confrérie non seulement très bien implantée au Maroc, mais également au Sénégal avec, à cet égard, entre les deux pays, des relations importantes via les confréries appartenant à la même tarîqa. Le chercheur sénégalais, Bakary Sambe, montre, dans nombre de ses travaux, combien cette confrérie, notamment dans le royaume chérifien, bénéficie d’une aura tout particulière auprès de la famille du monarque, en jouissant d’« entrées au Palais royal de Rabat (…) leurs frais médicaux et de pèlerinage (des fidèles, ndla) sont souvent pris en charge par l’État marocain, grâce au puissant ministère des Affaires religieuses [2] ». L’islam des parents de A. Benkirane s’inscrit donc dans un cadre plutôt légaliste et a priori apolitique. A. Benkirane décrit son père comme une personnalité étroitement attachée aux prescriptions religieuses canoniques ; il aurait été épris de religiosité et versé, dès le plus jeune âge, dans l’apprentissage du Coran. A. Benkirane reconnaît également que son père l’enjoignit, tout petit déjà, avant même d’entrer à l’école gouvernementale, d’apprendre le Coran et de parfaire sa formation religieuse. Alors que, à l’inverse, sa maman, était d’avis à ce qu’il rentrât d’abord à l’école, puis qu’il apprenne ensuite le Coran, durant le week-end et les congés scolaires, et ce, suivant scrupuleusement ce rythme, jusqu’à atteindre le lycée. A. Benkirane fréquenta les kuttabs, qui sont des écoles coraniques où les élèves répètent, à longueur de journée, des versets coraniques, mécaniquement, sans explicitation du sens ou des gloses correspondantes par le maître. Ce dernier se contentant essentiellement de reprendre les élèves qui se trompent, y compris parfois en les frappant à l’aide d’une règle ou d’un bâton d’olivier.

Il n’est pas inutile ici de s’arrêter un instant sur le contenu de ces enseignements dispensés dans les kuttabs ou écoles coraniques, à l’époque où A. Benkirane et les jeunes de son âge en fréquentèrent les lieux. L’historien Ignace Dalle souligne, par exemple, que, pendant le Protectorat mais encore très largement durant les premières années de l’indépendance, « l’enseignement dispensé par le fqih ou le taleb dans les écoles coraniques – msids en arabe – est particulièrement pauvre et peu épanouissant [3] ». D’autres traits de cet enseignement sont révélateurs d’une conception rigoriste et même punitive de l’islam, promue à l’échelle du territoire marocain et de son réseau dense d’écoles :

« Si Mohamed (Chafiq ; ancien directeur au collège royal) raconte ensuite une anecdote qui lui paraît significative des conditions déplorables dans lesquelles ont commencé les cours de religion en arabe, après l’indépendance :
« En 1957, le ministre de l’Éducation nationale avait décidé d’inspecter à Hay Mohammedi à Casablanca une école primaire afin d’en examiner le fonctionnement. Comme inspecteur général de l’enseignement primaire, je l’accompagnais avec quelques membres de son cabinet. Dans la classe, l’instituteur posait une question assez compliquée aux enfants. Ce qui est une erreur, car il faut toujours être sûr quand on pose une question dans une classe d’avoir au moins une ou deux réponses…Il leur demandait : « Si un homme se rend chez son voisin et l’attaque pour le voler, quelle peine encourra-t-il selon le Saint Coran s’il est attrapé ? Silence total dans la salle. Il recevra de nombreux coups de fouets ! Répétez chacun votre tour ! Et les 25 enfants de répéter l’un après l’autre : « Il recevra de nombreux coups de fouet ! Et s’il recommence ?
Silence total de la classe.
On le tue ! Répétez chacun votre tour !
Et les 25 enfants de répéter : « on le tue, on le tue, on le tue, on le tue… »
Le ministre est devenu livide. Il était effondré. Il se tourna vers moi et murmura : Ne me dites pas que c’est partout pareil ?
Je crains que si, monsieur le ministre !
Vous voyez, monsieur, on a bourré le crâne de slogans creux ! Il y a eu beaucoup trop de démagogie chez les responsables successifs de l’éducation dans le Royaume ![4] » »

Benkirane raconte, notamment au cours de l’émission diffusée par la chaîne arabophone al-hiwâr[5], qu’il avait pour habitude, durant l’enfance et l’adolescence, de se rendre à la mosquée, et d’aller s’asseoir à l’emplacement où officie d’ordinaire le ministre du culte musulman (al-imâm). Il lisait, comme de tradition au Maroc dans toutes les mosquées du pays, de lire, avec d’autres fidèles présents, une partie du Coran (hizb), à l’issue des prières du matin (fajr) et du coucher du soleil (maghrib) ; cela, quotidiennement.

Mondafrique a rencontré Abdelillah Benkirane :

[1] Abdelillah Benkirane a participé en 2008, à une émission intitulée Muraja‘ât (Révisions), scindée en 5 épisodes, sur la chaîne arabophone al-hiwâr. Une partie des éléments cités dans le corps du texte proviennent du visionnage de l’ensemble de ces émissions, en langue arabe.  

[2] Bakary Sambe, « Tidjaniya : usages diplomatiques d’une confrérie soufie », Politique internationale, 2010/4, Hiver, p.843-854, p. 847.

[3] Ignace Dalle, Le règne de Hassan II (1961-1999). Une espérance brisée, Paris, Maisonneuve et Larose, Tarik Éditions, 2001, p. 45.

[4] Ibid., p. 59-60.

[5] Voir https://www.youtube.com/watch?v=tkt0ugLdJw8, consulté la dernière fois le 22 février 2018