Paul Biya, le « sphinx d’Étoudi »: 40 ans de pouvoir

Le 6 novembre 1982, lorsque Paul Biya accède à la magistrature suprême après la démission de son prédécesseur, Ahmadou Ahidjo, ils ne sont pas nombreux ceux qui lui auraient prédit une exceptionnelle longévité au pouvoir.

Éric Topona Mocnga, journaliste à la rédaction Afrique francophone de la Deutsche Welle (média international allemand), à Bonn.

« L’homme du 6 novembre », comme l’appellent certains éditorialistes de la presse camerounaise, a réussi le tour de force de faire son entrée dans le Guinness des records comme l’un des chefs d’État les plus anciens en fonction au monde. À l’inverse de ses compatriotes dans la classe politique camerounaise, qu’ils soient de l’opposition ou du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC), personne n’aurait prédit à Paul Biya des velléités d’accession au sommet de l’État, jusqu’à ce soir du 4 novembre 1982 où Ahmadou Ahidjo, à la surprise générale, annonce sa décision de lâcher les rênes d’un pouvoir qu’il aura tenu d’une main de fer durant vingt-cinq ans.

Pour la petite histoire, Paul Biya fait partie d’une délégation de personnalités qui iront persuader l’ex-chef de l’État de revenir sur sa démission. Son prédécesseur non seulement leur opposa une fin de non-recevoir, mais il lui recommanda [à nouveau] de se préparer à revêtir dans les prochaines heures le costume de président de la République du Cameroun.

Luttes de sérail

La suite n’aura guère été un long fleuve tranquille, loin de là. À peine installé au Palais d’Étoudi, Paul Biya fut immédiatement confronté à une série de tourments et de crises politiques qui connurent leur moment d’incandescence paroxystique avec le putsch manqué du 6 avril 1984, lorsqu’une faction de l’armée manque de peu de lui ravir un pouvoir qu’il peinait encore à consolider. De 1982 à 1992, « l’homme du Renouveau » consacrera l’essentiel de son temps à affermir son trône. L’élection présidentielle de 1992 vit son challenger, John Fru Ndi, perdre d’une courte tête l’élection la plus disputée après le retour du Cameroun au multipartisme. La contestation des résultats embrasa le pays tout entier ; celle-ci ne prit fin qu’avec l’organisation d’un forum « tripartite » qui accoucha d’une série de réformes institutionnelles et des conditions d’un climat de détente politique. Depuis cette décennie qui aura été un chemin de croix pour « l’homme-lion », celui-ci règne en maître incontesté sur le Cameroun et régule, en fonction des intérêts du moment et des appétits de pouvoir de ses successeurs putatifs, la météo politique nationale.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est plutôt à l’intérieur de sa chapelle politique, à savoir le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (Rdpc), que Paul Biya verra émerger des clans rivaux qui estiment que leur heure de gloire est venue ou que le temps de se préparer pour l’alternance au sommet de l’État est arrivé. Mais la modification constitutionnelle de 2008 doucha les ambitions de ceux qui, au sein du parti au pouvoir, se préparaient à engager la bataille d’Étoudi du fait de la limitation des mandats, prévue dans la précédente loi fondamentale. Une sévère répression par les unités d’élite de l’armée camerounaise aura les allures d’une véritable purge dans le club très fermé des barons du parti présidentiel.

L’opération Épervier

En effet, « l’opération Épervier », qui fut présentée au départ comme une campagne d’assainissement des mœurs publiques, notamment de la gestion des deniers publics, a plutôt tenu lieu, aux yeux de certains, de prétexte insidieux pour neutraliser des rivaux sérieux à la succession et qui ne seraient pas dans les petits carnets du prince.

Titus Edzoa et Marafa Hamidou Yaya, tous deux anciens secrétaires généraux à la présidence de la République, ont payé le tribut le plus lourd de cette campagne de lutte contre la corruption à tête chercheuse, selon certains observateurs. Les serres de cet épervier qui demeure suspendu comme une épée de Damoclès au-dessus de la tête de certains barons du régime se désintéressent manifestement de certains prévaricateurs dont les signes ostentatoires de distraction de la fortune publique crèvent pourtant les yeux.

La Constitution camerounaise, qui fait obligation aux gestionnaires de haut rang de déclarer leurs biens au moment de leur entrée en fonction et lorsqu’ils en sont déchargés, n’a jamais été appliquée depuis sa promulgation en 1966, notamment son article 66.

Le journaliste Amadou Vamoulké, sept ans de détention

L’une des victimes de cette justice arbitraire est le journaliste Amadou Vamoulké, ancien directeur général de la Cameroon Radio Television (CRTV), l’office de la radiotélévision camerounaise. En détention préventive depuis près de sept ans à la prison centrale de Yaoundé (Kondengui), ce journaliste chevronné et réputé intègre a vu son procès renvoyé à cent vingt-sept reprises sans qu’il soit possible, depuis lors, d’établir sa culpabilité pour les faits de détournement de fonds publics qui lui sont reprochés. Les appels innombrables, tant pour sa libération que pour le respect de son droit à un procès équitable, sont restés vains ; tout autant que la prise en compte de son état de santé fragile qui nécessite l’accès urgent à des soins de qualité à l’étranger.

Dans un autre registre judiciaire, qui n’a rien à voir avec la préservation de la fortune publique, les militants du Mouvement pour la renaissance du Cameroun (MRC) de l’opposant Maurice Kamto, arrivé deuxième à la présidentielle de 2018, ont été condamnés, pour certains à des peines allant jusqu’à sept ans de prison, pour avoir organisé des marches non autorisées que le pouvoir en place a qualifiées de tentatives d’insurrection et de rébellion.

« La nuit des longs couteaux »

Paul Biya, qui fêtera ses quatre-vingt-dix ans le 13 février 2023, a été réélu en 2018 pour un mandat de sept ans qui, théoriquement, court jusqu’en 2025. À une journaliste qui lui posa une question sur sa succession, lors de la récente visite d’Emmanuel Macron au Cameroun, cet ancien séminariste dont la discrétion est une seconde nature a répondu qu’il avisera lorsque son mandat actuel arrivera à son terme, avec un art consommé de la discrétion et de l’énigme dont il est coutumier. Il n’en demeure pas moins que le débat sur l’après-Biya, qui relevait naguère du crime de lèse-majesté, est désormais sur toutes les lèvres et fait la une de nombreux journaux ou de débats publics.

Bien malin qui pourrait démêler, dans l’écheveau des contradictions de cette « Afrique en miniature », le scénario de la succession à Paul Biya. En septembre 2014, International Crisis Group s’en était fait l’écho pour s’en inquiéter. Dans une étude intitulée Cameroun : mieux vaut prévenir que guérir, l’ONG tirait visiblement sur la sonnette d’alarme : « La stabilité apparente du Cameroun dissimule une multitude de tensions internes et externes qui menacent le futur du pays. Sans un changement social et politique, un Cameroun fragilisé pourrait devenir un autre foyer d’instabilité dans la région ».

Nul doute que les Camerounais, dans leur immense majorité, souhaitent vivre un autre scénario que celui que semble laisser présager l’actuelle « nuit des longs couteaux »

Grandes dames africaines (volet 1), Chantal Biya, la régente du Cameroun