Liban, la diabolisation de Riad Salamé masque mal les desseins du Hezbollah

 La grave crise qui secoue le pays du Cèdre depuis 2019 est de nature politique et non pas financière, comme cherche à le faire croire la grossière campagne de presse à Paris et à Beyrouth contre le gouverneur de la Banque du Liban, Riad Salamé, bouc émissaire commode d’un séisme général.

Un article de Michel TOUMA

 

L’arbre qui cache la forêt … Cette métaphore illustre à la perfection le climat politico-médiatique dans lequel sont plongés les Libanais du fait de manœuvres à peine voilées dont le Liban et le Moyen-Orient sont le théâtre. L’affaire aurait pu être limitée à sa dimension purement locale et n’aurait pu concerner que les seuls Libanais si ses retombées ne dépassaient pas largement le cadre étroit du Liban. Or ce dont se fait l’écho une certaine presse libanaise et occidentale au sujet du pays du Cèdre ne constitue que la partie visible de l’iceberg, une toute petite partie, qui fait pourtant l’objet d’un matraquage médiatique orchestré qui paraît d’autant plus suspect qu’il a pour résultat de détourner l’attention de l’opinion en occultant le problème de fond, le problème existentiel, auquel sont confrontés le Liban et la région moyen-orientale.

Le véritable enjeu dans cette partie du monde n’échappe désormais à personne. Il concerne, par ricochet, de manière directe ou indirecte, l’ensemble de la communauté internationale. Il porte fondamentalement sur la place que la République islamique iranienne désire occuper au Moyen-Orient ainsi que sur l’exportation de la Révolution iranienne, avec tout ce que cela entraînerait comme conséquences au niveau du renforcement des courants intégristes chiites et sunnites dans le monde. La pièce maîtresse de ce jeu iranien est le Hezbollah libanais, véritable tête de pont des pasdaran iraniens au bord de la Méditerranée et aux frontières avec Israël.

Pour que l’expansionnisme des Gardiens de la Révolution (les pasdaran) puisse être consolidé, le Hezbollah se devait d’atteindre un objectif stratégique essentiel : contrôler le Liban afin que sa fonction de tête de pont iranienne ne puisse pas être remise en cause d’une façon ou d’une autre. Cela impliquait pour lui d’agir sur le long terme à deux niveaux : d’une part, entretenir en permanence un climat d’instabilité chronique sur la scène libanaise afin d’empêcher par tous les moyens l’émergence d’un Etat central maître de ses décisions, qui risquerait d’affaiblir son emprise sur le pays ; et d’autre part, contrôler tous les rouages du pouvoir, plus particulièrement sur le plan financier et bancaire.

Haro sur les banques  

Une telle lecture de la situation qui sévit au Liban depuis de nombreuses années est généralement qualifiée par certains milieux locaux et par une certaine presse de « théorie complotiste démesurée ». D’aucuns ont même recours à la dérision en faisant état de « divagation ». Pourtant, les faits – concrets, réels – parlent d’eux-mêmes. A commencer par la véritable cabale lancée depuis plusieurs mois, de façon assidue et suspecte, contre le secteur bancaire libanais et la Banque Centrale du Liban…  

Il est important de relever à cet égard que le gouvernement démissionnaire de Hassan Diab, totalement sous la coupe du Hezbollah, s’est obstiné depuis le début de la crise actuelle en 2019, à vouloir faire assumer au secteur bancaire libanais – plus spécifiquement aux propriétaires, aux PDG et aux actionnaires des banques – la quasi-totalité de la dette publique que l’Etat avait accumulée au fil des ans et qui avait été financée par … ces mêmes banques. En clair, du fait de la mauvaise gestion des affaires publiques, des détournements de fonds étatiques, de la corruption galopante, et du clientélisme à grande échelle pratiquée en embauchant dans les administrations des fonctionnaires par milliers dans le seul but de consolider une base électorale, ceux qui détenaient les rênes du pouvoir ont provoqué par leur comportement irresponsable un déficit budgétaire croissant qui était aggravé par la baisse des revenus de l’Etat, elle-même due au détournement des recettes publiques, notamment douanières, par … le Hezbollah (qui contrôle les frontières du pays).

Pour couvrir ce déficit qui augmentait à un rythme exponentiel, l’Etat s’est emprunté massivement auprès des banques, puisant aussi dans les réserves de la Banque Centrale en devises, lesquelles diminuaient comme peau de chagrin en raison d’un déséquilibre croissant de la balance de paiements, lui-même provoqué par la politique belliqueuse et déstabilisatrice pratiquée par … le Hezbollah, qui a eu pour conséquence de geler les  investissements étrangers, de tarir les transferts effectués par les émigrés libanais, et de suspendre l’aide économique traditionnellement fournie au Liban par les Etats du Golfe et certains pays occidentaux.

Bilan de cette vaste opération d’escroquerie : ceux qui détiennent les rênes du pouvoir veulent faire assumer aux banques le poids de la dette publique qu’ils ont eux-mêmes accumulée en s’empruntant auprès des banques ! D’aucuns reprochent sur ce plan aux établissements bancaires d’avoir accepté de prêter à un Etat réputé mafieux afin de profiter de taux d’intérêt élevés, et de n’avoir pas diversifié leur politique de gestion des dépôts. C’est sans doute partiellement vrai, mais ce serait aussi aller un peu vite en besogne à ce sujet. Au début des années 2000, le président de l’Association des banques, François Bassil, avait en effet prôné l’arrêt du financement de la dette publique par les établissements de crédit. Il avait toutefois été contraint de faire marche arrière après avoir été soumis à de très fortes pressions qui ont été jusqu’aux menaces. Certains propriétaires de banques ont été également la cible de menaces directes lorsqu’ils avaient envisagé il y a quelques années de ne plus prêter à l’Etat, et donc de ne plus financer le clientélisme et l’affairisme de certains pôles du pouvoir, notamment ceux gravitant dans le giron du Hezbollah.

Feuille de route maléfique

Indépendamment des détails purement financiers et techniques qui nécessitent, à n’en point douter, l’avis d’experts en la matière, certains faits troublants méritent d’être relevés dans la mesure où ils accréditent la thèse selon laquelle le Hezbollah cherche par tous les moyens de briser le secteur bancaire actuel – qu’il a qualifié ouvertement d’« américain » – afin de mettre en place un nouveau secteur bancaire qu’il contrôlerait dans une large partie, soit directement soit par le biais d’alliés locaux. Comment expliquer autrement la campagne assidue et régulière menée sans discontinu depuis plus d’un an contre les banques par les médias relevant du Hezbollah ? Comment expliquer que le plan de redressement économique élaboré l’an dernier par le gouvernement de Hassan Diab avait pour finalité de provoquer la faillite et la chute des établissements bancaires, ou tout au moins de les faire changer de main. Et cerise sur le gâteau, le plan du cabinet Diab prévoyait, parallèlement au torpillage du secteur en place, la création de … cinq nouvelles banques ! Et c’est sur l’insistance d’un ministre chiite, proche donc du Hezbollah, que la création de ces cinq banques a été incluse dans le plan de redressement du gouvernement.

Cette cabale ne s’arrête pas là … Elle englobe, en parallèle, le Gouverneur de la Banque Centrale Riad Salamé qui est accusé de tous les maux par les médias du Hezbollah et par une certaine presse locale et occidentale. Il reviendra, certes, à la Justice de se prononcer sur les accusations lancées par M. Salamé pour ce qui a trait à la gestion de sa fortune personnelle. Mais là aussi, une série de faits douteux mérite d’être soulevée. Ceux qui mènent une campagne systématique contre le Gouverneur de la BDL sont ceux-là mêmes qui lui ont renouvelé son mandat avec enthousiasme en 2017. Quelle est donc la véritable raison de cette diabolisation lancée subitement contre lui depuis plus d’un an et demi ? Est-ce parce qu’il a refusé de couvrir des opérations de blanchiment d’argent par le biais de deux banques locales sanctionnées par le Trésor américain parce que proches du Hezbollah ?

D’aucuns reprochent en outre à Riad Salamé d’avoir accepté de continuer à financer l’Etat. C’est vite oublier sur ce plan que la Banque Centrale ne fait qu’appliquer les décisions et les lois adoptées par le Parlement et l’Exécutif. Sans compter que lors de la dernière approbation d’une nouvelle échelle des salaires des fonctionnaires de l’Etat, le Gouverneur avait tiré la sonnette d’alarme, réclamant que cette nouvelle échelle des salaires soit échelonnée sur trois ans. En vain

L’alliance maléfique entre Aoun et le Hezbollah…

Les milieux de l’opposition affirment dans ce cadre que la campagne assidue contre Riad Salamé est en réalité télécommandée par le Hezbollah afin de provoquer sa chute en s’appuyant sur la collusion tacite du président de la République Michel Aoun et de son gendre Gebrane Bassil, chef de la formation politique fidèle au chef de l’Etat. Une telle suspicion ne paraît pas irréaliste du fait que dans le contexte présent, le Hezbollah peut en toute facilité imposer la nomination d’un nouveau Gouverneur de son choix puisqu’il contrôle totalement le jeu politique interne et les décisions du pouvoir en place. Le parti chiite aurait ainsi réussi à bétonner son emprise sur l’ensemble du secteur bancaire, un objectif d’autant plus vital pour lui que l’une de ses principales sources de financement réside dans des activités non avouables un peu partout dans le monde.

Dans un tel contexte, il est sans doute légitime de s’interroger sur les raisons qui poussent certains médias européens à contribuer d’une manière systématique à cette diabolisation du Gouverneur de la Banque du Liban en focalisant toute l’attention de l’opinion publique sur cette campagne ciblée, ce qui occulte totalement les véritables causes de la crise actuelle. Cette presse européenne va même jusqu’à présenter Riad Salamé comme « l’homme du chaos libanais ». Une assertion d’autant plus surprenante qu’elle fait totalement l’impasse sur la feuille de route maléfique que le Hezbollah, fort de sa vision stratégique, met patiemment et progressivement à exécution depuis 2005 afin d’imposer son emprise sur le Liban à tous les niveaux.

Il devrait paraître évident à un observateur étranger que la crise économique et financière dans laquelle se débat le Liban est due essentiellement, non pas au secteur bancaire ou à la fortune personnelle de Riad Salamé, mais à une situation guerrière, belliqueuse et déstabilisatrice créée délibérément et entretenue par le Hezbollah depuis plus de 15 ans et qui s’est traduite par les faits suivants : les assassinats politiques de 2005 et 2006 ; la fermeture pure et simple du Parlement pendant plus d’un an en 2005-2006 ; la guerre de juillet 2006 contre Israël, provoquée par le Hezbollah dans le seul but précisément de stopper net l’élan d’édification d’un Etat maître de ses décisions ; l’occupation de l’ensemble du centre-ville de Beyrouth de 2006 à 2008 ; l’opération milicienne lancée le 7 mai 2008 contre les régions contrôlées par les forces politiques sunnite et druze ; l’imposition de la pratique du tiers de blocage après 2008 lors de la formation des gouvernements ; l’implication directe à partir de 2011 dans les guerres régionales ; les déclarations belliqueuses successives menaçant d’embraser la région en ayant recours à des missiles de longue portée et la campagne haineuse contre les pays du Golfe (ce qui a eu pour effet de faire fuir les investissements étrangers et les transferts de devises par les émigrés libanais) ;  le blocage de la dernière élection présidentielle pendant deux ans et demi ; le détournement des recettes douanières ; les opérations de contrebande à grande échelle vers la Syrie de produits subventionnés par l’Etat, ce qui a eu pour conséquence de faire fondre les réserves en devises de la Banque centrale etc.

C’est l’ensemble de ces facteurs qui est à la base de la crise actuelle au Liban. Occulter ces faits concrets revient à déformer la réalité et à feindre d’oublier que l’effondrement économique et financier actuel est dû à une profonde crise politique et existentielle, et non pas à des facteurs économique ou financier. S’obstiner à prétendre le contraire revient à faire indirectement le jeu du Hezbollah et, par ricochet, à faciliter le renforcement de l’expansionnisme iranien dans la région.

Liban, la mission de la dernière chance de Jean Yves Le Drian