Quand un majordome malien traverse le dernier polar de Dominique Inchauspé

Dominique Inchauspé, avocat pénaliste à Paris, publie avec « Coups mortels », la troisième « aventure judiciaire » de Maitre Louis Cherbacho, un cocktail dont il est l’heureux inventeur : meurtres épicés, rebondissements multiples et pincées de droit pour comprendre la tambouille de la justice. Au coeur de cette saga réjouissante, un majordome malien, témoin du crime.

Maitre Inchauspé, amoureux de la plume !

Une aventure judiciaire c’est quoi ? Ça ressemble à du polar, mais ce n’est pas du polar. Là, pour le coup, c’est une aventure dont le héros n’est ni un flic, ni un truand, c’est un avocat. On connait le goût nouveau des « sériphiles » (ceux qui aiment les séries) pour les aventures d’avocats américains, mais dans la littérature, c’est moins commun. Quand en plus le héros est un avocat français, et que l’écrivain, Dominique Inchauspé, est lui-même un avocat pénaliste avec 40 ans d’expérience, on se dit qu’on va gouter au réel.

Dans le roman « Coups mortels », Dominique Inchauspé met en scène son héros favori, Louis Cherbacho qui se retrouve avocat de la couronne du Danemark dans le dossier d’un crime qui s’est produit à Paris : le chambellan de la reine tué de deux coups de couteau derrière un rideau, avenue des Champs-Élysées.
 
LES BONNES FEUILLES DU LIVRE
 
Mondafrique se devait de publier la scène où apparait un majordome malien, témoin du crime , au moment où il est appelé à parler devant le tribunal. Un témoignage capital ! Le nom du personnage, Mansa Moussa, est celui du roi malien qui alla au Caire au Moyen-Âge avec tant d’or que le cours s’effondra.
 

« Voilà que Mansa Moussa, majordome à l’ambassade de Danemark, descendait l’allée, non pas en tenue de ville à l’occidentale mais en boubou somptueux de son pays d’origine ! Un vrai prince du Macina en visite officielle ! C’était une vasque jaillissante de tissus, large vers le bas et évasé aux épaules, les manches amples et des broderies or sur la poitrine. Il y eut un silence dans la salle. Nous étions tous intimidés. Lui-même ne disait rien et son visage sec, aux pommettes saillantes, exhalait une rare dignité. Parvenu devant la cour, il retira les longues babouches de cuir vert qui chaussaient ses pieds nus et les posa à côté de lui.

« Monsieur Mansa, commença le président interloqué, pourquoi vous déchaussez-vous ? » À ses yeux, on vit qu’il pensait aussi : ‘Pourquoi n’avez-vous pas de chaussettes ?’ Je détournai la tête, retenant tout juste une envie de rire. Ah, le roi malien, comme il avait claqué le beignet du président ! Et le majordome, sans se départir de sa dignité, ne fût-ce qu’à sentir la surprise du président, déclara :

« Par égard pour vous et pour la cour, Monsieur le Président. C’est pour ça aussi que j’ai mis une belle tenue.» Le magistrat se pencha vers ses deux collègues tour à tour et ils chuchotèrent ensemble.

« Bien, Monsieur Mansa, je vais procéder à votre audition. Pouvez-vous préciser vos date et lieu de naissance et votre profession actuelle ?

— Né vers 1960 à Mopti au Mali. C’est dans le nord, Monsieur le Président. On l’appelle la Venise malienne car elle est entourée et traversée d’eau et…

— Monsieur Mansa, ici c’est la cour d’assises. Ce n’est pas un guide de voyage.» Le majordome de la Venise africaine eut un geste las et douloureux. Le président Magalas ajouta, un peu gêné :

« La cour ne doute pas de la beauté des lieux, Monsieur.» L’avocat général dit :

« Moi non plus, Monsieur, j’ai vu Mopti.» Je n’allais pas être en reste car, moi aussi, je connais la région :

« Quelle belle ville, Mopti ! m’exclamai-je. Il y a toujours le bar Mali à la pointe du quai ? » On me regarda. C’était un petit boui-boui sympathique où on mangeait un poulet servi sans doute prémâché tant il avait peu de chair. Bref, nous étions tous ici entre anciens de la Coloniale. Mais j’eus droit à un regard émerveillé du témoin qui dit :

« Tu connais bien le Mali, Maître ! » Le président esquissa un geste agacé. L’avocat général me regardait. Le président poursuivit :

« Monsieur Mansa, quelle est votre profession ?

— Majordome à l’ambassade de Danemark depuis douze ans. Avant, je… » Le président fit un geste de dénégation.

« Connaissiez-vous l’accusé avant les faits que nous jugeons aujourd’hui ?

— Mais oui, Monsieur le Président ! » Sous-entendu : ‘Je viens de vous dire que je travaille pour la Couronne depuis douze ans !’

— Êtes-vous parent ou allié soit de l’accusé soit de la partie civile ?

— Moi, Monsieur le Président ?!? » Il regarda le magistrat.» Mais je suis du Mali ! »

— Monsieur Mansa, c’est la procédure.» Sans compter qu’il aurait pu épouser une princesse danoise.» Répondez.

— Eh bien non, Monsieur le Président, je ne suis ni parent ni allié avec personne ici.

— Êtes-vous attaché au service de l’un ou de l’autre ? » Il ne put se retenir et proféra un Pfffou !

« Mais je travaille pour la Couronne depuis… » Le président l’interrompit.

« Bien, Monsieur, la cour vous a entendu. Jurez-vous de parler sans haine et sans crainte, de dire toute la vérité, rien que la vérité ?

— Bien sûr. Je ne traite pas de mensonge la vérité quand elle me vient.» Nous le considérâmes.

« Levez la main droite et dites : je le jure.

— Je le jure. 

— Veuillez raconter à la cour le déroulement de la soirée à la Maison de Copenhague à l’issue de laquelle monsieur Oxenstierna a été trouvé mort dans la chambre de la reine.

— Il y a eu une pièce de théâtre que Son Altesse avait organisée et…

— Son Altesse ? Vous voulez dire monsieur af Billbourg, l’accusé ici présent ?

— Oui, mais je préfère dire Son Altesse.» Il y avait une pointe d’obstination dans le ton. Le visage de l’avocat général prit un air mauvais.

« Son Altesse avait organisé une pièce de théâtre en hommage à sa mère et au roi, de passage à Paris. À un moment, la reine et le roi se sont levés et ont quitté la terrasse.

— Pourquoi ?

— Je pense que Sa Majesté la Reine a eu un malaise.

— Pourquoi ?

— Parce qu’elle s’est retirée dans sa chambre. Il y a eu un grand brouhaha sur la terrasse. Tout le monde était très surpris de la soudaineté des évènements. Un instant avant, tous, dont les souverains, regardaient la pièce, attentifs. Moi aussi, d’ailleurs. Et puis, soudain, le roi et la reine se lèvent et s’en vont.

— Vous dites que vous regardiez la pièce. À quel moment de l’intrigue les deux souverains se sont-ils levés ? »

Le majordome était perplexe. Le président Magalas ajouta : « l’accusé indique que c’est au moment où, sur scène, un comédien figurant un prétendant au trône versait du poison dans l’oreille d’un autre.

— C’est vrai, Monsieur le Président, c’est à ce moment-là.» Une chape de silence tomba sur la salle, une vraie masse de mercure bien lourde.

« En êtes-vous sûr ? » C’était l’avocat général.

« Ai-je dit que j’aimais le mensonge ? 

— Monsieur, je vous rappelle que vous déposez devant la cour d’assises : si la fierté est une bonne chose, la politesse en est une autre. Ici et avec moi, préférez-là.»

Le témoin se redressa, ce qui le grandissait encore. Son regard se fit rêveur. Songeait-il aux falaises de Bandiagara, aux mosquées de Mopti, au partage des eaux entre les fleuves Baní et Niger devant la ville ? Le président intervint avec douceur :

« Poursuivez, Monsieur.

— Ensuite, je veux me rendre dans les appartements de la reine. Et, alors que je passe à la hauteur de la salle de culte, j’aperçois d’abord Son Altesse debout, appuyée contre le mur devant la porte et regardant dans la pièce. Et, en arrière dans la salle, le roi à genoux en prière. Je suis si surpris que je m’arrête et je crois que j’ai un peu reculé. Et c’est alors que j’ai entendu Son Altesse murmurer quelque chose comme s’il devait agir à présent maintenant, le roi irait au ciel ou bien…

— Vous avez déclaré aux enquêteurs que vous aviez entendu ‘Oui, je vais agir à présent. Mais alors, il va droit au ciel et est-ce ainsi que je suis vengé ?

— C’est çaaaaaa, Monsieur le Président.» Sa voix avait traîné d’une certitude heureuse et apaisée. Il ne me communiqua pas son bonheur, ce diseur de vérité.

« Monsieur Mansa… » Le président cherchait ses mots « …selon vous, que voulait dire monsieur af Billbourg ?

— Mais, Monsieur le Président, je n’en sais rien. C’est ce que j’ai entendu, c’est tout.

— L’accusation considère que c’est la preuve que, à ce moment-là, monsieur af Billbourg a l’intention de tuer.

– Hein ?!? » Il avait dit ‘hein’ avec une pointe suraiguë. « Et qui ?

— Le chambellan, monsieur Gerhard Oxenstierna, qui a effectivement été tué.

— Son Altesse aurait eu l’intention de tuer qui ? Je ne comprends pas : il aurait regardé Sa Majesté en ayant l’intention de tuer monsieur le duc ? » Il tournait et détournait la tête, paraissant chercher de l’aide. Bon sang, comme je l’ai chéri, ce Malien de Mopti ! Quand son regard vint sur moi, je haussai les épaules comme en butte à une adversité imbécile.

« Ce que monsieur le président veut dire, commença l’avocat général qui parlait surtout de lui, c’est qu’on comprend, aux mots de l’accusé que vous rapportez, qu’il avait l’intention de tuer.

— Mais je n’en sais rien ! Je vous dis ce que j’ai entendu ! Je n’ai pas eu l’impression que ça voulait dire que Son Altesse voulait tuer ! Comment est-ce possible ? Son Altesse, tuer ? Mais, mais…

—  ‘S’il va au ciel’…, reprit l’avocat général.

— Mais nous irons tous au ciel, Monsieur le Juge, chacun dans celui de son dieu ! »

Mansa Moussa criait presque.