Lendemains amers de la Révolution tunisienne

Après un premier ouvrage sur la Tunisie, Olivier Piot, grand reporter et fin connaisseur du Proche-Orient revient sur les raisons du soulèvement de 2011. Il nous raconte aussi pourquoi, depuis dix ans, l’espoir d’un véritable changement a laissé la place à la désillusion. Voici la conclusion de son ouvrage, « Tunisie, la Révolution inachevée », que l’auteur livre à Mondafrique

Par téléphone, cette fois, comme nous le faisons régulièrement depuis 2011, Ahmed réagit à la lecture de ce manuscrit[1] dont il a suivi les étapes. Nous sommes début janvier 2021 et de nombreux écrits et célébrations ont déjà accompagné la commémoration des dix ans de la révolution tunisienne. La récente victoire du mouvement social d’Al-Kamour a clairement redonné espoir et essaimé dans le pays. Ahmed semble avoir retrouvé son enthousiasme. « Si une seconde révolution se prépare, alors nous ne ferons pas les choses à l’identique, me lance-t-il, la voix fébrile. D’emblée, il faudra être dans la radicalité et rompre avec les hommes, les modèles et les recettes du passé. C’est la question du partage des richesses qui est centrale, pas les polémiques politiciennes et le jus de crâne sur la fameuse “transition démocratique”. Cette vérité va devoir à présent être dite et martelée ! 

Vérité et dignité

La « vérité » ? En cet An X de la révolution, voilà bien une dimension qui est devenue centrale pour tous les Tunisiens. Vérité sur une décennie de sacrifices et de luttes, au prix pourtant d’une impasse économique sociale qui fragilise dangereusement les acquis de 2011. Pourquoi ? Comment ? Ce livre participe de cette volonté qu’émerge enfin la vérité sur le cours pris par la Tunisie depuis la chute de Ben Ali. Une vérité dissimulée et finalement douloureuse, mais une vérité salutaire. À l’image de ce qui a fini par être dit et écrit en Tunisie sur le sort réservé à cette fameuse Instance de justice transitionnelle « Vérité et Dignité » (IVD) créée fin 2013, dans le chaudron de l’élan révolutionnaire. Quel est, sept ans plus tard, le bilan de cette instance ?

Depuis 2014, sa mission a été sans cesse entravée par les attaques permanentes de nombreux responsables politiques, dont, bien sûr – mais pas uniquement –, des cadres de l’ancien régime. En 2017, l’adoption de la loi d’amnistie financière au profit des fonctionnaires corrompus de l’ère Ben Ali achève cette dérive. Après leur recyclage quasi institutionnalisé dès 2014 par le parti Nidaa Tounes, un dernier exemple de ce dévoiement. En octobre 2020, Rached Ghannouchi, le président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) et dirigeant du parti Ennahdha, a choisi, comme conseiller, sur le dossier de la justice transitionnelle, un certain Mohamed Ghariani[2]. L’homme n’est autre que l’ancien secrétaire général du RCD (le parti de Ben Ali) avant sa dissolution. Un pilier de l’ancien régime, donc, dont la responsabilité dans la sanguinaire répression de l’insurrection de janvier 2011 a été précisément établie par… l’IVD.

Un mois plus tard, en novembre 2020, la Cour des comptes de Tunisie, consacrée comme « pilier de la transparence et de la redevabilité dans le secteur public », remettait son rapport sur les deux élections de 2019[3]. Quelle autre vérité révélait ce document de plus de 300 pages ? L’omniprésence et les dérives de l’argent privé – occulte et parfois venu de l’étranger – dans le financement des partis et organisations politiques tunisiennes et pendant les campagnes électorales. Les dons privés sont ainsi passés de 35 % en 2014 à plus de 85 % en 2019… C’est dire l’influence de certaines puissances financières sur les candidats[4]. Selon Samia Abdou, députée du Courant démocratique, ce rapport « est une bombe apte à faire exploser 90 % du Parlement dans sa composition actuelle »

Menaces sécuritaires

Mais ces vérités ont un prix. En traçant les contours de ce qui se joue en Tunisie depuis une décennie, en faisant la transparence sur des dérives de corruption du nouveau système et ses tendances liberticides, elle exacerbe les tensions et resserre l’étau sur les élites et leurs responsabilités dans le bilan postrévolutionnaire. Le retour vers un « État fort » fait son chemin dans le pays. Discréditée par ses atermoiements successifs, la classe politique est globalement menacée. Certains diront qu’après une lente et sourde contre-révolution politique, en marche depuis 2014, il s’agit d’un dénouement classique vers la montée des postures « populistes ». Une chose est sûre, moins la révolution accouche de réalisations concrètes en matière de justice sociale et d’équité et plus la tentation d’une nouvelle rupture est grande.

D’où viendra cette rupture mûre depuis déjà de longs mois en Tunisie ? D’un nouveau et ambitieux « contrat social » conjointement porté par le nouveau président, Kais Saied, et la centrale syndicale de l’UGTT ? De ce projet fondé sur une réhabilitation des régions par l’émergence d’une démocratie locale et participative incarnée par des « assises territoriales » au service de la République ? Certains l’espèrent. Du programme anti-islamique, conservateur et sécuritaire avancé par le retour décomplexé des anciens personnels de Ben Ali ? De ce courant populaire, incarné au Parlement par la députée Abir Moussi, chef du Parti destourien libre (PDL) et rien moins qu’ancienne secrétaire générale adjointe chargée de la femme sous Ben Ali ? Beaucoup le craignent…

Une troisième option existe, plus sombre encore : l’entrée de l’armée tunisienne sur la scène politique. En 2011, par culture et tradition, mais aussi par la faiblesse de son rôle économique et politique dans le pays, cette « armée du peuple » héritée de la période de Bourguiba n’est pas frontalement intervenue pour réprimer la contestation sociale et politique de 2011. Mais en dix ans, cette armée a changé de visage, de structures et de culture[5]. La montée des mouvements sociaux, la lutte contre le terrorisme, sans oublier le renseignement, le front libyen et l’émigration clandestine vers l’Europe, sont autant de missions qui ont justifié l’explosion de ses moyens et le renforcement de ceux alloués à diverses structures, comme le Groupement des forces spéciales (GFS) ou l’Unité spéciale de la Garde nationale (USGN).

Entre 2012 et 2018, les dépenses de la défense ont plus que doublé, tout comme celles du tristement célèbre ministère de l’Intérieur. En 2015, la Tunisie est en outre devenue un allié majeur « non membre » de l’OTAN et s’est vue intégrée à de nouveaux réseaux de coopération internationale, comme celui du G 7+6… À plusieurs reprises, de 2017 à 2020, les forces armées tunisiennes ont été mobilisées dans des opérations de maintien de l’ordre et contre des mouvements de contestation sociale… Certes, cette évolution ne confère pas encore à cette armée le poids acquis par ses voisines, égyptienne ou algérienne, mais devant une déliquescence de la sphère politique, face à la paralysie des nouvelles institutions, elle pourrait bien ne plus vouloir rester la « grande muette » du jeu politique tunisien.

Menaces et nouvelle révolution…

Il reste un dernier scénario pour la Tunisie : un nouvel embrasement de la colère sociale, jusqu’à une seconde… révolution. Ce cap a été fixé par la victoire inédite, fin 2020, du mouvement social amorcé trois ans plus tôt dans la petite localité d’Al-Kamour. S’agira-t-il d’un tournant vers une nouvelle flambée des revendications sociales dans le pays ? Ou seulement d’une étape avant d’autres mobilisations, encore nombreuses, à venir ? Parce qu’elle fut spontanée et avait su échapper aux récupérations politiques, l’ébullition sociale de 2011 a accouché d’une révolution par un renversement de régime. À bien des égards, l’effervescence de la contestation sociale en Tunisie s’est aussi en grande partie organisée en dehors des structures du nouveau système (syndicats, partis, organisations, etc.).

Depuis 2017, cette effervescence sociale est, par excellence, le lieu d’apprentissage de nouveaux acteurs et de formes inédites de mobilisation. À ce titre, nul ne pouvait prédire, début 2021, quelles orientations et quels objectifs ces luttes adopteront. Sauront-elles rallier et fédérer un nouvel élan populaire et politique ? Seront-elles fragmentées, détournées, récupérées ? Comme l’écrit le sociologue Mounir Saida : en Tunisie, « l’ancien contrat social mis en place par l’État postcolonial ne cesse de résister à sa mort annoncée en 2010-2011. Les dernières années ont montré que cette mort ne surviendra pas d’un coup, mais par les petites victoires que remportent, ici et là, les mouvements sociaux, à travers les différentes étapes de leur évolution et les défis auxquels ils doivent faire face »[6]. Dès le 14 janvier 2021, après l’annonce d’un confinement exceptionnel de 4 jours, les banlieues populaires de Tunisie s’embrasaient de nouveau. D’un bout à l’autre du pays, et jusqu’aux portes de la capitale, la jeunesse précarisée choisissait les émeutes comme mode de colère et d’expression. La riposte policière fut singulièrement répressive : actes de violence répétés et plus de 1 300 arrestations en quelques jours…[7] 

Parmi les défis qui attendent la Tunisie, celui d’une révolution qui, dix ans après son irruption dans l’Histoire, reste inachevée. Pour aller de l’avant, les Tunisiens et les Tunisiennes vont devoir s’émanciper des aléas de la seule sphère politique pour rapidement trouver des solutions à la crise économique qui fracture et décompose le pays depuis des années. Nul doute qu’ils sauront trouver, dans les forces vives d’une société affranchie de la dictature, les forces, l’audace et la créativité pour transformer l’essai de 2011 et pérenniser les acquis de sa transition. L’issue ne pourra être que dans l’élaboration d’un nouveau modèle de production et de répartition des richesses. Un modèle qui reste à inventer et qui devra rompre avec cette économie de rente qui hypothèque durablement le développement du pays. D’une réponse ambitieuse et radicale à cette « vérité » de la question sociale dépend désormais le proche avenir de la Tunisie.

[1] Voir l’Introduction, p. 11

[2] Lire Olfa Lamloum, op. cit., Le Monde diplomatique – janvier 2021.

[3] Rapport à télécharger sur : http://www.courdescomptes.nat.tn/Fr/accueil_46_6

[4] Lire « Tunisie : le rapport de la Cour des comptes révèle le dysfonctionnement de la transition démocratique » de Hatem Nafti, dans Middle East Eye – 26 novembre 2020.

[5] Lire « L’armée : entre politisation et missions de sécurité intérieure » d’Audrey Pluta, dans Tunisie, un festin démocratique, dans la revue Moyen-Orient N° 44 – décembre 2019.

[6] Op. cit., Orient XXI – janvier 2021.

[7] Lire « Les émeutes sorties des tripes d’un pays à l’agonie » de Olivier Piot – Blog Le Monde diplomatique – 2 février 2021.

OLIVIER PIOT Journaliste reporter

Fondateur « Médias & Démocratie »