Chirac d’Arabie n’est plus !

Eric Rouleau, journaliste au Monde, grand spécialiste du monde arabe et ambassadeur de France, qui est aujourd’hui disparu, dessinait les limites de la politique arabe de Jacques Chirac, qui est décédé ce jeudi 26 septembre

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Jacques Chirac est-il proarabe ? A-t-il mis en œuvre la « politique arabe de la France » ? A-t-il seulement joué un rôle positif sur la scène du Proche-Orient ? A n’en pas douter, M. Chirac, contrairement à ses prédécesseurs à la tête de l’Etat, connaît intimement le monde arabe, le comprend et joue de ses fibres sensibles. Sincère ou cynique selon le cas, il est fasciné par un univers énigmatique dominé par des cheikhs, des princes, des monarques, des militaires en complet-veston avec lesquels il sait nouer des liens personnels, voire affectifs, sans être pour autant désintéressés. Il est capable de traiter sans états d’âme avec les régimes les plus rétrogrades de la terre pourvu qu’ils soient « stables » et que cela reste matériellement profitable. Le monde arabe, d’Afrique ou d’Asie, regorge en effet de ressources vitales pour l’économie française. On a pu le constater très tôt, en 1974, quand M. Chirac établit d’étroites relations « d’amitié » avec M. Saddam Hussein, homme fort du régime irakien. Amitié fructueuse puisque la France obtiendra jusqu’à la guerre du Golfe en 1990-1991 de mirobolants contrats pétroliers ou d’armements, et profitera d’intenses échanges commerciaux.

Dans la pratique, M. Chirac connaît les déboires et les succès de la « politique arabe » inaugurée par le général de Gaulle et mise en œuvre, chacun à sa manière, par Georges Pompidou, M. Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand. Bien que ce dernier ait exprimé l’opinion en 1991, par la voix de M. Roland Dumas, son ministre des affaires étrangères, qu’il ne s’agissait que d’un « mythe ».

Cependant, la réalité et le mythe se rejoignent si l’on fait la part des choses : la France est « proarabe » quand elle manifeste sa solidarité avec les rares causes consensuelles des peuples de la région, tels le conflit israélo-arabe ou la polémique suscitée en Occident au sujet de l’islam ; mais la grande diversité géopolitique des pays du Proche-Orient, leurs divergences interdisent tout amalgame que l’on désignerait comme étant une « politique arabe ». Les auteurs de notre ouvrage illustrent cette distinction en décrivant les relations contrastées de la France avec des pays différents, le Maroc ou l’Arabie saoudite, la Syrie ou le Liban, sans oublier Yasser Arafat, que Chirac méprisait jusqu’à la fin des années 1980 avant de lui témoigner estime, respect et amitié jusqu’à sa mort dans un hôpital parisien.

Une œuvre universitaire en langue anglaise qui vient de paraître, et de la plume de David Styan, France and Iraq, résume bien les facteurs qui conduisent la France à entretenir de solides relations avec le monde arabe : la proximité géographique, historique et culturelle d’une région autrefois colonisée ; l’importance des échanges économiques avec celle-ci ; la nécessité d’assurer la paix sociale en France compte tenu de l’importance des minorités arabes et musulmanes sur son territoire (les plus nombreuses d’Europe) ; le devoir, enfin, de défendre ses intérêts face à la rivalité d’autres Etats industriels, en particulier celle des Etats-Unis, qui prétendent marginaliser les puissances européennes dans une région considérée comme leur chasse gardée.

Styan ajoute à ces facteurs, en ce qui concerne l’Irak, les pressions d’un puissant lobby constitué par le « gang des quatre » – Dassault, Thomson, Matra, Aerospatiale –, par de hauts fonctionnaires de l’administration, par des politiciens de droite ou de gauche qui saluaient le sanguinaire dictateur de Mésopotamie comme étant le « de Gaulle irakien ». Ne défendait-il pas la souveraineté nationale et la « grandeur » de son pays ? Des personnalités républicaines faisaient valoir, sans doute sincèrement, que la « laïcité » du régime baasiste servait de digue à l’expansionnisme islamique de l’Iran khomeiniste. La générosité du maître de l’Irak à l’égard de certaines formations politiques et de multiples associations contribuait à intensifier le concert de louanges dont il était l’objet.

Dans le portrait qu’ils brossent de M. Chirac, parfois trop sévère, Aeschimann et Boltanski n’ont pas tort de le qualifier de « girouette ». Inconstant, infidèle envers ses « amis » politiques, reprenant souvent à son compte l’opinion de son interlocuteur du moment, n’hésitant pas à se contredire, il a effectivement changé de cap en alignant, peu ou prou, la politique étrangère de la France sur celle des Etats-Unis. Son coup d’éclat en 2003 en s’opposant, non sans panache, à l’invasion de l’Irak n’a pas eu de suite sinon d’emboîter le pas depuis au président George W. Bush au Proche-Orient, sur le conflit israélo-arabe (boycottage du gouvernement du Hamas, net rapprochement avec Israël) ; sur l’occupation prolongée de l’Irak ; sur le nucléaire en Iran.

Mettre seulement ce changement de cap sur le compte du caractère de l’actuel président de la république serait, cependant, une erreur d’analyse. La question que l’on pourrait se poser est de savoir s’il pouvait se permettre le luxe de poursuivre une ligne de conduite à laquelle s’opposent les milieux atlantistes en France, y compris au sein de son parti ? S’il est réaliste de s’opposer à une Amérique qui bénéficie de la complicité de la quasi-totalité des Etats arabes ? S’il est de l’intérêt de la France de se séparer de l’Union européenne, dont le tropisme proaméricain s’est accentué depuis l’adhésion des anciens pays communistes, pour la plupart alliés inconditionnels des Etats-Unis ?

Eric Rouleau Journaliste, ancien ambassadeur de France. Cet article est une version abrégée et actualisée d’une étude parue en septembre 1980 dans la revue Foreign Affairs.

LIRE ABSOLUMENT Eric Aeschimann et Christophe Boltanski, Chirac d’Arabie. Les mirages d’une politique française, Grasset, Paris, 2006, 430 pages, 19,90 euros.

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