Sidi Kagnassi, l’étrange « Monsieur Morpho-Safran » d’Afrique de l’Ouest

Puissant représentant du géant français Morpho-Safran spécialisé dans les systèmes d’identification en Afrique de l’Ouest, Sidi Kagnassi collectionne les contrats électoraux dans la sous-région. Dans le collimateur du FMI et de la Banque mondiale pour ses méthodes jugées douteuses, il n’est en revanche jamais mis en cause par la direction de Safran, ni par Paris.

Heureux gagnant du marché des élections présidentielles d’octobre prochain en Côte d’Ivoire, l’homme d’affaires Sidi Mohamed Kagnassi confirme son rôle d’homme clé du groupe français Safran en Afrique de l’ouest. Et tout particulièrement de sa branche spécialisée dans les systèmes d’identification et de détection. Malien d’origine, ce lobbyiste hors pair s’est rendu incontournable dans le secteur de la biométrie en raflant de nombreux contrats dans la sous-région pour le compte de l’entreprise française, géant mondial dans le domaine. Des performances qui lui assurent la bienveillance de ses employeurs et des responsables politiques africains malgré des pratiques jugées bien souvent douteuses.

« Docteur Soro », « Mister Sagem »

Fils cadet de Cheikna Kagnassi, ancien magnat du coton en Afrique de l’Ouest, Sidi Kagnassi débute sa carrière sur les traces de son père. Au milieu des années 1990, il prend les rênes de la branche ivoirienne du géant cotonnier familial, « l’Aiglon », basé en suisse. Une période faste pendant laquelle les affaires du groupe battent leur plein. A Abidjan sur les bords de la Lagune Ebrié, le jeune Kagnassi s’initie aux plaisirs du hors-bord et bâtit un solide carnet d’adresse composé d’hommes politiques et de grands patrons. C’est à cette époque qu’il fait notamment la connaissance de Vincent Bolloré avec qui il s’associe pour former La Compagnie cotonnière de Côte d’Ivoire (LCCI). L’entreprise s’impose rapidement comme l’une des sociétés les plus performantes dans le secteur avant que la partition du pays en 2002, les difficultés de la filière et la multiplication des problèmes de gestion la conduisent à la faillite en 2008.

Un premier faux pas qui n’entame en rien les ambitions du businesman. Son entrée dans l’entreprise Sagem Sécurité spécialisée dans les systèmes d’identification automatique d’empreintes digitales pour laquelle il entame une carrière de représentant en Côte d’Ivoire lui assure une remise en scelle immédiate. Plusieurs zones d’ombre planent sur les circonstances exactes de cette reconversion. A Abidjan, on murmure qu’il la doit en partie à Adama Bictogo, un intime d’Alassane Ouattara dont il fut ministre de l’Intégration africaine avant d’être renvoyé en 2012 suite à des accusations de corruption liée à l’indémnisation de populations victimes du déversement de déchets toxiques sur les côtes ivoiriennes par un navire néerlandais en 2006.

Cité dans plusieurs rapports d’Ong sur les trafics de cacao qui ont contribué à financer la rébellion du nord au début des années 2000, Bictogo connaît bien, lui aussi, le groupe Bolloré pour lequel il a travaillé comme consultant avant d’embrasser une carrière politique de haut niveau. Conseiller diplomatique du premier ministre Charles Konan Bany dès 2005 puis de son successeur Guillaume Soro nommé en avril 2007, son maintien dans l’appareil d’Etat malgré les aléas font de lui un tremplin idéal vers de multiples tendances de l’échiquier politique ivoirien de l’époque. Sidi Kagnassi l’a bien compris.  En renforçant ses liens avec Adama Bictogo, il conserve ses entrées auprès du pouvoir de Laurent Gbagbo tout en se rapprochant de celui qui le délogera, Guillaume Soro.

En 2005, lorsque la Côte d’Ivoire lance un appel d’offre pour sélectionner l’opérateur technique qui sera chargé de l’identification et de l’enrôlement des électeurs, Kagnassi est aux aguets. Ses efforts sont récompensés en janvier 2007 lorsqu’il convainc Laurent Gbagbo d’accorder à Sagem un contrat de gré-à-gré pour concocter la liste électorale de 2010. Dans l’entourage du président, ceux qui ont vu le rapprochement entre Kagnassi et Soro crient au loup dans la bergerie. Peine perdue. Le montant de départ du marché est fixé à quelques 50 milliards de francs CFA. Mais en avril 2007, les accords de Ouagadougou qui consacrent la nomination de Soro au poste de premier ministre changent la donne.

L’accord signé quatre mois auparavant avec Sagem est renégocié et le montant réévalué à 68 milliards de francs CFA. Il prévoit désormais une période de quarante-cinq jours pour réaliser l’identification et l’enrôlement. Autant dire mission impossible. Le processus qui se prolonge finalement de septembre 2008 à juin 2009 est facturé 2,5 milliards de francs CFA de plus par semaine de retard. Au total, le montant du marché s’élève à 160 milliards de F CFA (150 millions d’euros), soit l’un des scrutins les plus chers jamais organisés au monde.

En cultivant ses réseaux à la fois dans l’entourage de Laurent Gbagbo et de Guillaume Soro, Kagnassi s’assure une place au soleil sous l’ère Ouattara. Depuis l’arrivée de ce dernier au pouvoir, l’homme d’affaire enchaîne les contrats notamment dans le domaine des BTP où il n’a pourtant aucune expérience. Alors qu’il ne possède pas de société dans ce secteur, il remporte fin 2011 le marché de la rénovation des universités publiques de Côte d’Ivoire. Pour cela il use d’une astuce : sous-traiter le chantier à l’une de ses connaissances, Ali Seklaoui, PDG de la Société des infrastructures modernes et de développement de la Côte d’Ivoire (SIMDCI). Coût de la facture 48 milliards F CFA (73 millions d’euros) revu à la hausse quelques mois plus tard à 67,8 milliards F CFA (101 millions d’euros).  Le tout avec la bénédiction des ministres de l’enseignement supérieur, Ibrahim Cissé Bacongo et des finances, Charles Koffi Diby. Ce dernier, tout comme Sidi Kagnassi, est membre de la grande loge maçonnique de Côte d’Ivoire (GLCI) où de nombreux barons du régime Ouattara ont leur siège réservé.

IBK, le parrain

Le business électoral n’en reste pas moins le domaine de prédilection du « Monsieur Sagem » ouest-africain qui ne tarde pas à exporter ses services hors des frontières ivoiriennes. Lors des élections présidentielles maliennes de 2013, c’est lui qui décroche le contrat de fabrication des cartes électorales biométriques « Nina » pour le compte de la société française rebaptisée Morpho. Critiquée pour ses pratiques opaques et même condamnée pour corruption active d’agents étrangers avec le versement de pots-de-vin en marge d’un contrat pour la fabrication, entre 2000 et 2003, de 70 millions cartes d’identité au Nigéria, la réputation de la société est pourtant sérieusement écornée. Au Mali, l’opposition ne tarde pas à tirer la sonnette d’alarme. Dès 2011, elle dénonce un surplus de production de centaines de milliers de cartes d’électeurs à usage frauduleux. Un rapport publié en 2014 par le vérificateur général du Mali, un organe administratif chargé de vérifier la gestion des ressources publiques, pointe également des irrégularités dans les procédures d’attribution et d’exécution du marché. Il critique notamment les erreurs commises par la Direction des finances et du Matériel (DFM), instance chargée à l’époque d’évaluer les besoins en cartes d’électeurs. « La DFM a commandé 8 millions de cartes NINA sans avoir déterminé les besoins avec précision (…) Elle a estimé à 8 millions le nombre d’électeurs dits potentiels au regard des fichiers électoraux existants (sans une analyse affiné par une structure techniquement et légalement compétente. Ainsi, il résulte des travaux que le total des cartes faisant l’objet de commande (…) a dépassé de 895 156 le nombre de citoyens inscrits dans les données du RAVEC et ayant atteint l’âge de voter à la date de l’élection présidentielle tenue en juillet 2013. »

Qu’à cela ne tienne, une fois élu avec une très large avance, IBK dont la famille a longtemps fréquenté celle des Kagnassi nomme le jeune prodige conseiller spécial à la présidence. A Bamako, on murmure que c’est Karim Keïta, le fils du chef de l’Etat et président de la commission de défense à l’Assemblée nationale qui l’a aidé à pousser la porte du Palais de Koulouba. Pour les détracteurs du chef de l’Etat cette nomination n’est ni plus ni moins qu’une récompense. D’abord pour le franc succès remporté par le candidat IBK au scrutin de 2011. Ensuite pour les talents d’homme d’affaires que Sidi Kagnassi a gracieusement mis au profit de la présidence.

Dès septembre 2013, alors qu’il n’a pas encore investi le Palais, le lobbyiste donne des gages au président tout juste élu. Il intervient auprès des banques maliennes pour débloquer les crédits nécessaires à l’achat de fourniture militaires pour l’armée malienne. A l’agonie à l’époque, celle-ci devait remettre son équipement au goût du jour pour faire face à une menace terroriste toujours prégnante. En novembre 2013, le ministère de la défense signe un contrat de 69 milliards de francs CFA (105 millions d’euros) avec la société d’import-export Guo-Star qui sert d’intermédiaire avec les sociétés françaises d’équipement militaire MagForce, Soframa et Acmat qui assurent la livraison. Sur le contrat, Sidi Kagnassi apparait en tant que « directeur général » de Guo-Star SARL.

Réalisée hors budget, cette transaction est cependant rapidement épinglée par le FMI. Celui-ci doute de la nécessité d’avoir recours à un tel intermédiaire qui, de surcroît, s’est vu attribué le contrat de gré à gré. Le Fonds soupçonne alors d’importantes surfacturations avec probables versements de commissions. Cerise sur le gâteau, l’entreprise Guo-Star est parvenue à obtenir un crédit accordé illégalement par la Banque Atlantique contre une garantie de 100 milliards de CFA (76 millions d’euros) versée par l’Etat. Le scandale explose et met en branle le régime d’IBK. Devenu gênant, Sidi Kagnassi est tenu de démissionner et regagne son fief, Abidjan, en octobre 2014.

Bakayoko en force

Là-bas, le couple Ouattara ne l’a pas oublié et il connaît le terrain par coeur. Pour preuve, la victoire haut la main de Morpho-Sagem lors de l’appel d’offre pour l’organisation des présidentielles d’octobre prochain. Dans les coulisses du palais, sa proximité avec Guillaume Soro semble fragilisée par la bataille feutrée opposant l’ex rebelle au ministre de l’intérieur Hamed Bakayoko pour la succession de Ouattara. Nommé tout récemment « grand maitre » de la GLCI, Bakayoko a tout intérêt à ramener ce « frère de lumière » dans son giron. Selon un fin connaisseur du pouvoir ivoirien, la première dame Dominique Ouattara, très proche du ministre de l’intérieur, s’est d’ores et déjà attelée à la tâche. En échange de quoi ?

Reste que malgré ses innombrables frasques, rien ne semble pouvoir inquiéter l’honorable représentant du géant français de la biométrie en Afrique de l’Ouest. Pas plus que les dirigeants de Safran-Morpho ne semblent se soucier que l’un de ses piliers sur le continent noir soit surveillé de très près par le FMI et la Banque mondiale. « On se demande comment une si grande entreprise française peut encore s’appuyer sur un facilitateur aussi plombé » s’interroge un homme d’affaire français basé à Abidjan. A moins que ses intérêts ne croisent, le plus souvent, ceux de la politique française sur le continent.