Ethiopie, le « Grand Barrage » de la Renaissance … et de la discorde

La prochaine mise en eau du plus grand barrage hydroélectrique d’Afrique, aux conséquences quasi vitales pour l’Ethiopie et l’Égypte, constitue un casus belli qu’examine le conseil de sécurité de l’ONU ce lundi 29 juin. 

La construction du « Grand barrage de la Renaissance », connu sous la dénomination  » Grand Ethiopian Renaissance Dam  » (GERD) a été décidée en 2011, en pleine révolution égyptienne, par Meles Zenawi, alors premier ministre éthiopien. Depuis, la réalisation de ce projet a dressé l’Ethiopie et l’Egypte l’un contre l’autre.

Un barrage hors normes et conflictuel

Sa construction pharaonique a commencé en 2013, pendant la présidence islamiste troublée de l’Egyptien Mohamed Morsi. Nul doute, que le nouveau Raïs, Abdel Fattah al-Sissi n’aurait probablement jamais toléré une telle construction pouvant compromettre l’avenir de son pays.

Le GERD est aux dimensions hors normes. D’une hauteur de 175 mètres sur une longueur de 1800 mètres, il a nécessité le transfert de plus de 20 000 habitants. Le lac-réservoir aura une superficie de 1 600 km2 pour une retenue d’eau de 79 000 millions de m3. Les seize turbines produiront 6 400 mégawatts. La mise en eau devrait durer pendant cinq à sept ans, selon les Ethiopiens et entre douze à vingt ans, selon les demandes égyptiennes. Là se situe le conflit actuel. Il en va du débit du Nil en aval du GERD et du montant global de la charge de la dette éthiopienne.

La fierté d’un peuple

Le GERD est à l’Ethiopie ce que fut jadis le barrage d’Assouan pour l’Égypte. Il est vital. Aujourd’hui terminé, il attend sa problématique mise en eau, qui pourrait commencer dans quelques jours. Étant donné ses implications politiques, écologiques et économiques avec les pays en aval, notamment l’Égypte, les habituelles institutions financières comme la Banque mondiale et la Banque africaine de développement ainsi que les grandes puissances avaient renoncé à participer à son financement. La quasi totalité de son coût, estimé à environ 4,8 milliards de us dollars, a donc été supporté par les impôts et l’emprunt des citoyens éthiopiens. Le GERD est entré, en quelque sorte, dans le patrimoine de chaque Éthiopien et il constitue un emblème de l’unité nationale.

Dans ces conditions, la position de l’État éthiopien ne peut qu’être nationaliste et peu accommodante avec les positions de l’Egypte et du Soudan qui souhaitent une mise en eau progressive sur une vingtaine d’années, afin d’atténuer une diminution drastique, en aval, du débit du Nil. De leur côté, l »Egypte et le Soudan se doivent aussi d’être inflexibles à l’égard de leur peuple.

Le Nil nourissier de l’Egypte

Construit sur le Nil bleu qui apporte près de 60 % des eaux du Nil, après la jonction avec le Nil blanc, la mise en eau du GERD risque de réduire considérablement les besoins en eau de l’Egypte.  Le Nil n’apporte-t-il pas plus de 90 % des ressources hydriques du pays. Outre l’irrigation totalement dépendante du Nil, les besoins en électricité d’une population en forte croissance, le développement d’une industrie forte consommatrice en eau, le fonctionnement régulier des barrages notamment celui d’Assouan font que le Raïs est sans autre solution que d’être inflexible sur une mise en eau très progressive et sous contrôle.  L’Egypte rappelle que le GERD a été construit en dehors de toute concertation sous-régionale et sans l’aval des experts qui n’ont pas été consultés sur les impacts socio-économiques interétatiques. 
La position égyptienne s’appuie également sur des Traités de 1929 révisés en 1959 qui donnaient la part belle à l’Égypte pour la maîtrise du Nil de ses sources à son embouchure. L’Ethiopie était la grande oubliée de ces accords qui rappelaient l’influence britannique déterminante dans cette région. 

Deux géants africains face à face

L’Ethiopie (108 000 000 habitants) et l’Égypte (104 000 000 habitants) sont, après le Nigeria, les deux  Etats les plus peuplés d’Afrique. La croissance démographique y est aussi parmi les plus élevées. En revanche, les Forces armées égyptiennes sont bien plus nombreuses et mieux équipées que les Forces de défense nationales éthiopiennes. L’Armée égyptienne est l’une des plus importantes et les mieux aguerries, à la fois, du monde arabe, du Proche-Orient et du Bassin méditerranéenne. Avec la crise libyenne et le soutien au Maréchal Khalifa Haftar, les Forces armées égyptiennes ont retrouvé des accents martiaux. Afin d’essayer de mettre au second plan ses échecs internes et de mobiliser l’union nationale, le Raïs s’est engagé dans une dangereuse escalade dans la crise libyenne et aujourd’hui dans la question de l’utilisation des eaux du Nil. Les pourparlers avec la partie éthiopienne sont actuellement dans l’impasse. A quelques jours de la mise en  eau du GERD, cela est inquiétant. On voit mal le premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, pourtant prix Nobel de la paix et Sahle-Work Zewde, la très francophile présidente, au passé au service de la paix aux Nations Unies, abandonner en rase campagne les engagements donnés au peuple éthiopien. La situation est devenue conflictuelle et inflammable.

Un conflit qui peut dégénérer 

L’ Union africaine n’a pas su prévenir ce conflit et se trouve en porte-à-faux vis-à-vis de l’Égypte qui vient d »exercer sa présidence et l’Ethiopie qui accueille son siège. L’actuel président sud-africain de l’Union africaine, Cyril Ramaphosa, ne bénéficie pas d’une conjoncture favorable pour sa médiation qui piétine. Les grandes puissances ont suffisamment de sujets de préoccupation, voire de discorde, pour s’impliquer dans la recherche d’une sortie de crise.

Quant à l’ONU, elle a été officiellement saisie par l’Egypte. Une réunion du Conseil de sécurité de l’ONU est programmée ce lundi 29 juin 2020. Une conciliation sur la durée de la mise en eau ne devrait quand même pas être impossible. Le remplissage du lac- réservoir ne mettra pas fin à la situation conflictuelle car les prélèvements en eau du Nil bleu se feront au détriment des immenses besoins hydriques du Soudan et de l’Égypte.

A plus d’un titre, on peut saluer la sagesse du Sénégal, du Mali, de la Mauritanie et de la Guinée  qui ont créé, en 1972,  l’Organisation de mise en valeur du fleuve Sénégal (OMVS). Cette coopération régionale exemplaire a permis une exploitation raisonnée du fleuve, notamment avec les grands barrages de Manantali et de Diama. Une telle organisation intergouvernementale pour le Nil aurait été la bienvenue.