Contre-enquête sur la mission ethnographique de Dakar à Djibouti en 1931

La mission Dakar Djibouti a été rendue célèbre par le récit qu’en donne l’écrivain Michel Leiris dans « L’Afrique fantôme ». Elle fait l’objet aujourd’hui d’un très beau film documentaire de Marc Petitjean et d’une contre-enquête de Daouda Keïta, directeur du musée national du Mali, menée en collaboration avec le musée du quai Branly, pour créer les conditions d’un débat apaisé qui puisse mener à la restitution de certains biens culturels.

Mission Dakar-Djibouti, 1931. Photo: Marcel Griaule.
Le film Dakar Djibouti 1931. Le butin du Musée de l’Homme est une contre-enquête de jeunes ethnographes, dirigés par Marcel Griaule et partis en 1931 pour un périple de 21 mois à travers 16 pays d’Afrique. La mission est célèbre dans l’histoire de l’ethnographie car elle a été médiatisée par le récit de Michel Leiris, qui participait à l’aventure, et le matériel scientifique ramené par cette équipe transdisciplinaire… 

 

Les membres de la Mission Dakar-Djibouti en mai 1931, au Musée d’ethnographie du Trocadéro. De gauche à droite : André Schaeffner, Jean Mouchet, Georges Henri Rivière, Michel Leiris, le prince Oukhtomsky, Marcel Griaule, Éric Lutten, Jean Moufle, Gaston-Louis Roux, Marcel Larget. Il manque sur la photo la seule femme de l’expédition, la linguiste Deborah Lifchitz. Photo : coll. particulière.

La mission débute le 31 mai 1931, l’année de l’exposition coloniale internationale à Paris visitée par huit millions de Français curieux de ces peuples « autochtones » que l’on exhibe, comme des animaux de foire. Pendant ce temps, Joséphine Baker électrise Paris, les fêtards dansent au Bal nègre, et à Bruxelles, Tintin part pour le Congo.[1]

Tintin au Congo (initialement intitulé Les Aventures de Tintin, reporter du « Petit Vingtième », au Congo) est le deuxième album de la série de bande dessinée Les Aventures de Tintin, créée par le dessinateur Hergé. L’histoire est publiée en noir et blanc, de juin 1930 jusqu’en juin 1931, dans les pages du Petit Vingtième. Il paraît en album en 1931. En 1946, dans le cadre de la colorisation des Aventures de Tintin, Hergé s’adjoint les services d’Edgar P. Jacobs.

Au fur et à mesure de leur périple, les ethnologues envoient des dizaines de caisses d’objets divers en France qui intègrent les collections du Musée d’ethnographie du Trocadéro, futur Musée de l’Homme. Aujourd’hui les différentes collections et archives de la Missions Dakar-Djibouti sont conservées principalement au musée du quai Branly et au Muséum d’Histoire naturelle. C’est l’une des collections africanistes les plus importantes de l’époque coloniale, par la quantité et par la documentation rassemblée.

La mission Dakar-Djibouti fait suite à la « Croisière noire » mise sur pied par André Citroën afin de faire la réclame de sa marque automobile et ouvrir une ligne régulière motorisée qui traverse le continent du Nord au Sud et poursuit jusqu’à Madagascar, entre le 28 octobre 1924 et le 26 juin 1925.[2] Politiquement, la Croisière noire établit une liaison entre des territoires sous juridictions distinctes. Cette traversée du Sahara relie les deux parties de l’empire colonial français : la République offre désormais l’image d’un empire cohérent, à même de concurrencer les Britanniques, et démontre sa supériorité technique.

La Croisière noire a fait l’objet d’un film éponyme de Léon Poirier qui rencontra un succès énorme après sa présentation à l’Opéra de Paris le 2 mars 1926 (La Croisière noire, France, 70 minutes, 35 mm., muet).

Autochenille Citroën de la Croisière noire (1924-1925). Lieu de conservation : Musées et domaine nationaux de Compiègne.

Lorsqu’il revient de son séjour en Éthiopie (Mission Abyssinie, 25 septembre 1928 – 5 août 1929), Marcel Griaule conçoit son projet avec ce modèle en tête. Malheureusement, la mission Dakar-Djibouti est très improvisée, et le jour du départ, Griaule embarque sans opérateur film. Les kilomètres de pellicule tournés présentent dès l’origine de grands défauts techniques, et aujourd’hui, il ne subsiste qu’un seul rush. Les documents audio conservés sont également de très mauvaise qualité.

L’effet Ouagadougou

Le président français Emmanuel Macron après son discours aux étudiants de l’université de Ouagadougou au Burkina Faso le 28 novembre 2017. Photo: Philippe Wojazer/Reuters.

Nous avons évoqué dans Mondafrique les effets du discours de 2017 d’Emmanuel Macron sur la restitution des œuvres d’art, tant en Occident que sur le continent africain.[3] Elle a eu des répercussions également sur le documentaire de Marc Petitjean présenté jeudi prochain. Quand il conçoit ce projet en 2000, il commence par négocier avec Arte pour monter la production, mais très vite Arte abandonne le projet au motif que cela n’intéressera personne. Il range un peu déçu son scénario, et attend.

Dix-neuf ans plus tard, sa productrice, Delphine Morel, reprend contact avec Arte. Le discours du président Emmanuel Macron a porté ses fruits : le projet est immédiatement accepté, et le tournage commence dès la fin de l’année. De la même façon, au Mali, la réaction fut immédiate, je devrais même écrire, épidermique. Le premier mouvement fut de réclamer l’entièreté des collections conservées en France et mentionnée dans le rapport de Felwine Sarr et de Bénédicte Savoy remis au Président français en novembre 2018. Le Musée national organise les 26, 27, et 28 décembre 2018 à Bamako un atelier pour préciser la position du Mali par rapport à cette question des restitutions.

La contre-enquête

Intervention de Daouda Keïta en présence de Gaëlle Beaujean dans le cadre du projet de recherche collaboratif « Dakar-Djibouti : contre-enquête ». Paris, musée du quai Branly, dimanche 3 juillet 2022. Photo : musée du quai Branly, Julien Brachhammer.

C’est dans ce contexte qu’est confié au directeur du musée national, Daouda Keïta, le soin de mener une contre-enquête sur les collections maliennes conservées en France, et plus particulièrement au musée du quai Branly. Daouda Keïta séjourne à Paris, de la mi-mai à la mi-juillet, pour étudier ces collections dans un projet collaboratif avec Gaëlle Beaujean, la Responsable de collections Afrique au musée du quai Branly. Le dimanche 3 juillet dernier, Daouda Keïta présentait son travail de recherche au musée. Plus de 6000 objets du Mali sont conservés dans le musée parisien, dont près de 80 % sont arrivés pendant la période coloniale. Vu la brièveté de sa mission de contre-enquête en France, Daouda Keïta décide de se concentrer sur les objets maliens rapportés dans le cadre de la mission Dakar-Djibouti, soit à peu près 1600 objets. Son but est de mieux comprendre l’origine de la collection, les conditions de la collecte en Afrique, pour créer les conditions d’un débat apaisé qui puisse mener au retour de certains biens culturels.[4]

Les Archives

Mission Dakar-Djibouti, 1931-1933. Fiche sur le tissage.

Daouda Keïta étudie dans un premier temps les archives. Sa surprise est grande quand il constate la masse d’archives conservée à Paris, dont il n’a jamais entendu parler au Mali. Comme le rappelle Marc Petitjean dans son documentaire, l’objet collecté n’était pas un but en soi mais une pièce à conviction pour Marcel Griaule. Ce qui importe c’est ce qu’il permet d’apprendre, l’objet est entouré d’une « gaine de vie », c’est un prétexte pour enquêter et découvrir l’autre. La collecte d’une poterie, par exemple, donne lieu à des enquêtes sur la femme puisant de l’eau, sur le bavardage autour du puits, la cuisine, les boissons, le portage, les légendes comme la cruche miraculeuse. Tout cela est consigné par Michel Leiris dans le registre de collecte d’objets, dans l’agenda, dans les carnets de terrain qui complètent l’agenda, dans les fiches de travail manuscrites (conservées à l’Université Paris Nanterre dans la bibliothèque Éric de Dampierre).

Pour rappeler l’exemple des restitutions faites au Groenland par le Danemark, évoqué dans un article précédent de Mondafrique,[5] les objets n’ont pas le don d’ubiquité, mais il est important que les archives soient partagées entre les pays, et qu’une copie soit déposée dans le pays d’origine. Pour les chercheurs et étudiants maliens (ou d’autres origines) qui désirent travailler sur ce patrimoine, il est fondamental qu’ils puissent avoir accès à ces archives, physiquement ou de façon dématérialisée. Il faut saluer ici le musée du quai Branly pour le travail de numérisation entrepris depuis de nombreuses années sur les objets et l’iconographie de la mission Dakar-Djibouti.[6] Certaines mauvaises langues avancent que ce travail de numérisation a été exécuté par le musée du quai Branly au départ pour se prémunir des demandes de restitution. Mais qu’importe, aujourd’hui ce patrimoine numérique est une pierre qui permet de bâtir ce nouvel édifice commun qui doit voir le jour.

Marcel Griaule développait ses photographies le soir, après avoir terminé ses enquêtes ethnolographiques. Mission Dakar-Djibouti, 1931-1033. Paris, musée du quai Branly.

Une autre source d’information extraordinaire est le matériel photographique. Nous avons mentionné plus haut que, malheureusement, le matériel cinématographique ne peut plus être exploité aujourd’hui, à l’exception d’un rush. Il s’agit de la fameuse cérémonie du zar tournée en Éthiopie.[7] Le visionnage du film de Marc Petitjean permet de découvrir un extrait de cette cérémonie (à la 52e minute). Le matériel photographique est lui parfaitement conservé et remarquable, nous reviendrons sur celui-ci dans l’entretien que nous avons eu avec le réalisateur.

Ces photographies souvent prises par Marcel Griaule documentent le contexte de « prélèvement » des objets. Dans le cas du sanctuaire de Kéméni, Daouda Keïta à partir de l’analyse d’une photographie a pu téléphoner depuis Paris au village de Kéméni, afin de s’entretenir avec le petit-fils du « propriétaire » d’un objet qui lui a transmis des bribes d’information sur celui-ci. Les images parlent, et continuent à parler, et faire parler.

Daouda Keïta en train de consulter L’Afrique fantôme de Michel Leiris dans la muséothèque du musée. Photo : musée du quai Branly, Julien Brachhammer.

Le récit de Leiris dans L’Afrique Fantôme est évidemment une source précieuse pour la contre-enquête, ainsi que la base de données du musée du quai Branly. Tous ces éléments ont contribué à composer une nouvelle base de données, sous la forme d’un tableau, consacrée à la mission Dakar-Djibouti. Ce tableau est établi avec Gaëlle Beaujean et permet de préciser, plus finement que dans les documents précédents, la provenance, le mode d’acquisition, les témoins, la localité, le village. Ce document de travail est un document complexe mais il forme le noyau de la réflexion future pour l’établissement de la liste qui sera dressée des objets qui seront réclamés prochainement par le Mali.

Cette étude détaillée a permis de modifier la perception que l’on pouvait avoir de certains artefacts conservés à Paris. Gaëlle Beaujean relate, par exemple, qu’un balafon a été collecté par Griaule. Dans un premier temps, on peut s’offusquer qu’il a été « enlevé » à son griot qui n’a normalement pas le droit de se séparer de son balafon. En réalité, les archives indiquent que ce balafon a été confectionné par un artisan pour la mission Dakar-Djibouti, celui-ci n’a donc jamais appartenu à un griot.

La contre-enquête au contact des objets

Dorincini en sarakollé (pied de lit), Région du Kayes, village Diboli, culture Soninké, avant 1931. Terre séchée au soleil, pressée à la main, mélangée à des poils de mouton; 14,5 x 13 x 13,2 cm, 2106 g. Mission Dakar-Djibouti ; Précédente collection : Musée de l’Homme (Afrique). Paris, musée du quai Branly, numéro d’inventaire : 71.1931.74.220.

Après les archives, Daouda Keïta et Gaëlle Beaujean ont travaillé dans les réserves du musée afin de croiser les regards. Chaque fois qu’ils travaillaient sur une aire géographique particulière pour laquelle il y avait un spécialiste au musée du quai Branly, les deux spécialistes le faisaient venir pour échanger avec lui. L’expérience du terrain de ces spécialistes a été très utile pour compléter les informations contenues dans les archives et ce que l’on pouvait comprendre de l’observation de l’objet. Dans les réserves, Daouda Keïta était en mesure de confronter les données connues dans la base de données du musée avec les objets pour valider les informations qui permettront de porter un jugement sur sa possible demande de restitution. Bien qu’il n’y ait pas eu beaucoup de spécimens ramenés du pays Dogon par la Mission, Daouda Keïta a également étudié l’herbier, conservé au Muséum d’histoire naturelle.

La lecture attentive

Le boli volé dans le sanctuaire kono en septembre 1931, filmé par Marc Petitjean au musée du quai Branly en 2020.

Le 31 mai 2022, une réunion a été consacrée aux journées du 6 et 7 septembre 1931 et au vol du boli. L’épisode est fameux et relaté par Michel Leiris dans L’Afrique fantôme (voir les textes en annexe). Le vol est décrit comme un « prélévement » dans un sanctuaire d’initiation masculine, dans l’agenda de Marcel Griaule.

L’ensemble des objets « prélevés » lors de ces deux journées avait été sorti des réserves, ainsi que les photographies prises par l’équipe de la mission :

  • Un masque à Kéméni
  • Un masque à Diabougou
  • Une tunique recouverte de plumes de vautour
  • 2 flûtes
  • Le Boli quadrupède
  • Un masque
  • Une calebasse recouverte d’une épaisse patine sacrificielle.

Lors de la rencontre du 3 juillet, il a été décidé de respecter la position de Daouda Keïta et de ne pas montrer l’intérieur du Boli. Peut-être serait-il cohérent de retirer les images des scans 3D qui se trouvent aujourd’hui sur le site du musée ? Pourquoi vouloir aller voir l’intérieur d’un objet dont la présence à Paris fait déjà polémique ? Vol, viol ? Le boli paraît posé sur une table d’opération, attendant d’être scanné en 3D. Notre facination pour la technologie nous aveugle. Je ne peux expliquer pourquoi, mais ces images sur le site internet de l’intérieur du boli sont choquantes.

 

« Lecture attentive » du 31 mai 2022 en muséothèque du musée, autour du boli (couché), des masques, accessoires et tunique du Kono des sanctuaires de Kéméni et de Dyabougou , et de quelques photographies de la mission Dakar-Djibouti. Photo : musée du quai Branly, Julien Brachhammer.

Le débat a duré trois heures. Des personnes d’horizons divers étaient présentes. Des conservateurs du musée, restaurateurs, l’anthropologue Eric Jolly du CNRS, qui avait édité en 2015 avec Marianne Lemaire le monumental Cahier Dakar Djibouti (1408 p.), permettant d’avoir accès à soixante-dix-sept textes produits par les participants de la mission (études ethnographiques ou ethnomusicologiques, notes linguistiques, communiqués de presse, rapports, récits de voyage, instructions méthodologiques, questionnaires, conférences radiophoniques…).[9] L’anthropologue et cinéaste Jean-Paul Colleyn (professeur émérite à l’EHESS), Marie Fane, de l’association Alter natives, regroupant des jeunes des communautés maliennes, la curatrice Eva Barois de Caevel qui a initié en France ce mode de réunion autour des objets avec différents spécialistes, pratique qui nous vient des pays anglo-saxons. À vrai dire, cela fait bien longtemps que dans plusieurs disciplines, les spécialistes ont appris à confronter des points de vue parallèles. La formule « lecture attentive » (close reading) est élégante, mais la pratique est ancienne.

Le Mali et les demandes de restitution

Au départ, nous dit Douada Keïta, il y a eu un moment d’euphorie, puis nous avons exprimé des idées très arrêtées sur cette question des restitutions. Le premier mouvement a été de demander que l’on nous rende tout. Mais, petit à petit, nous avons changé d’avis, et préféré adopter une position de partenariat. Il faut que nous continuions à travailler ensemble, et redynamiser notre collaboration, car nous avons toujours besoin les uns des autres. La relation franco malienne est une histoire qui nous appartient et que nous avons besoin d’améliorer. Nous pensons aujourd’hui qu’il faut intensifier les contacts entre le musée du quai Branly et le musée de Bamako. Nous avons énoncé des recommandations : mise en place d’une commission ; information de la communauté malienne sur la question des restitutions. Nous devons faire preuve de pédagogie pour expliquer que tout ne doit pas venir d’un coup, et plus fondamentalement que tout ne doit pas revenir. Nous avons aussi besoin que certains objets représentent le Mali à l’étranger, dans la conception de l’objet-ambassadeur.

Pour évaluer la capacité du Mali à recevoir les objets demandés, il demeure un gros travail d’inventaire à établir. Demeure aussi la question importante des objets transfrontaliers qui ont séjourné dans plusieurs pays. Il faut pouvoir donner latitude aux États de discuter entre eux, car certains objets appartiennent à des communautés qui ne connaissent pas la notion de frontière. Il faut prendre en compte les communautés qui communiquent entre elles sans prendre en compte le découpage des frontières imposé par la colonisation. Il est donc important pour Daouda Keïta qu’une collaboration active avec le musée du quai Branly soit maintenue, pour travailler ensemble sur ces questions.

Dons effectués au Mali suite au discours du président Emmanuel Macron.

Amadou Diabaté, président de la Société des Antiquaires du Mali, a offert deux statues de fécondité, « Gwan dusu » et « Gwan Tigui » au Musée national du Mali, le mardi 16 février 2021 en présence du ministre de la Culture, de l’Artisanat et du Tourisme, Mme Kadiatou Konaré, et de Ali Daou de l’UNESCO. Photo : Musée national du Mali.

La dynamique engendrée par le discours du président Emmanuel Macron en 2017 a eu des conséquences inattendues. Plusieurs personnes ont effectué des dons, tant des personnes morales que privées. Elles ont spontanément décidé de remettre des objets au musée national de Mali. Parmi ces personnes il y a des Français, mais aussi un Malien, président de la Société des Antiquaires du Mali. Amadou Diabaté a offert deux statues de fécondité, « Gwan dusu » et « Gwan Tigui », très importantes pour les forgerons. La cérémonie officielle de remise s’est déroulée, le mardi 16 février 2021, au  Musée national sous la présidence du ministre de la Culture, l’Artisanat et du Tourisme, Mme Kadiatou Konaré, en présence du Directeur général du Musée national, Dr Daouda Keita et du représentant de l’Unesco, Ali Daou. Au mois d’avril 2022, deux statuettes ont été offertes par le Musée de Boston, et, actuellement, Bamako est  en négociation avec le Musée de Neuchâtel.

Les perspectives de développement du projet de contre-enquête

Ce projet « Dakar Djibouti : contre-enquête » ne concerne pas que le Mali. En septembre 2021 a déjà eu lieu à Dakar une réunion avec différents pays traversés par la mission de Griaule.

Quel est le rôle que doivent jouer les jeunes dans ce processus ? Marie Fane, de l’association Alter natives, lors de la présentation du 3 juillet au musée du quai Branly, soulignait l’engagement des jeunes de la diaspora et l’utilité de créer de véritables échanges entre Africains en Europe et en Afrique autour de cette Mission ethnographique afin que l’on puisse confronter des perspectives sans doute différentes.

Le rapport Sarr-Savoy proposait de ritualiser à nouveau certains objets, ce qui est sans doute très compliqué à concevoir au Mali dans un pays de confession musulmane. Pour Daouda Keïta, ces objets sont avant tout des biens culturels qui doivent être abrités dans un musée, et accessibles à tous. Redonner une dimension cultuelle à ces objets rencontre un autre écueil, car il faudrait retrouver des personnes en mesure d’effectuer ces rites sur des objets qui ont pérégriné pendant plus de quatre-vingt-dix ans. Il ne peut être question, selon le directeur du musée de Bamako, d’effectuer des rites au sein du musée qui est un espace laïc. Si la société rituelle est encore active, un boli enlevé a été remplacé. Cela a-t-il du sens de remplacer un boli actuel par un boli ancien ? La resocialisation doit être vraiment examinée au cas par cas, il ne peut y avoir de position de principe. Par ailleurs, il y a beaucoup de sociétés au Mali qui actuellement donnent leurs objets au musée, car plus personne n’est en mesure de pratiquer le culte. Que ce soit en Europe ou en Afrique, ces artefacts deviennent des objets du patrimoine culturel.

Dans la collection du musée du quai Branly il y a un grand nombre d’instruments de musique, Daouda Keïta et Gaëlle Beaujean ont étudié notamment un instrument utilisé dans un village le 14 juillet 1931, à Kita. Lors de cette cérémonie, il y a eu également l’intervention d’un musicien avec un balafon Mandeng, et des masques sont sortis. Les deux conservateurs ont pu reconstituer cet événement.  Il existe également des enregistrements de chansons qui ont été interprétées ce jour-là, mais ces enregistrements sonores sont dans un mauvais état de conservation, on en possède encore quatre. Si l’on pouvait les restaurer, on pourrait travailler avec des griots qui connaissent encore la majorité de ces chansons. Dans le cadre de ce travail de contre-enquête, le traitement du patrimoine immatériel est une des voies à développer.

Bâtir un réseau de musées au Mali

Notre ambition, déclare Daouda Keïta, est de développer un réseau de musées au Mali. Nous avons d’ailleurs reçu un financement de Aliph (Alliance internationale pour la protection du patrimoine dans les zones de conflit)[10] pour former des conservateurs régionaux, locaux, communautaires et privés. Dans le même esprit, avec le Conseil international des musées (ICOM), existe un projet de collaboration entre dix musées du Burkina-Faso et douze musées du Mali pour partager nos expériences, et travailler sur le principe d’un réseau. Si cela fonctionne bien, ce projet sera étendu à la collaboration avec d’autres pays. Il est important que ce type d’initiative aboutisse car Bamako-Ouaga, est beaucoup plus proche que Bamako-Paris. Généralement, les conservateurs africains se rencontrent en France, ils vivent côte à côte, mais ne se voit pas. C’est pourquoi Daouda Keïta a toujours été très demandeur pour concevoir ensemble des expositions.  Si une exposition Madeng était imaginée, elle rassemblerait le Mali, la Gambie, la Guinée, le Sénégal, la Guinée-Bissau. En soi, il n’y a pas de problème, ce qu’il  faut, c’est la volonté.

Un musée qui ne reçoit pas de public est un musée mort. L’ambition de Daouda Keïta c’est que le public vienne au musée. Mais il prend conscience que la politique de médiation doit être améliorée, car il n’y a pas au Mali une culture répandue de visite des musées. Cette culture n’existe pas. La politique d’accueil doit inciter le public à venir. Le discours sur les objets doit être adapté, car on vient visiter quelque chose, si on comprend le récit développé autour des objets. Au Musée national du Mali, Daouda Keïta a opté pour le développement d’activités culturelles qui attirent le public au musée, et quand il est présent on lui propose de visiter les expositions. Une politique d’éducation au patrimoine à l’attention du public scolaire et des étudiants a été développée. C’est un traail de longue haleine qui doit être mené. Il ne faut pas se décourager, et insister sur le public jeune, qui attirera leurs parents.

Au début juillet, le ministre a parlé à l’Assemblée nationale de la mission de Daouda Keïta en France. À son retour, le directeur du musée rendra compte d’abord au ministre, mais aussi à toute une série de personnes car nous sommes au début d’un processus. Son travail consiste à faire en sorte que ce processus ne s’arrête plus, et sensibiliser le plus de personnes au Mali qui ne comprennent pas bien cette idée de la restitution. Les gens pensent que l’on va simplement envoyer les œuvres depuis la France. Il faut que les gens comprennent le processus de partenariat entamé avec la France. Pour Daouda Keîta, le but n’est pas de déplacer les objets de la réserve du musée du quai Branly vers une autre réserve de musée au Mali.

Annexes

Projection ce jeudi du film « Dakar-Djibouti 1931, le butin du Musée de l’homme » (58’)

Projection du film ce jeudi 8 septembre à 20h au cinéma Les 7 Parnassiens en présence du réalisateur Mac Petitjean.
La projection sera suivie d’un verre.

Adresse
Les 7 Parnassiens
98 Bd de Montparnasse
75014 Paris

Réservation
Merci de confirmer votre présence à TS productions : documentaire@tsproductions.net

Daouda Keïta

Daouda Keïta, directeur du musée national du Mali.

Formé en archéologie à Saint-Petersbourg, Daouda Keïta poursuit ses études en France où il présente une thèse sur Le peuplement de la marge orientale du delta inférieur du Niger, au 1er millénaire ap. J-C., en 2011 à l’université de Paris Nanterre. Il effectue des fouilles au Mali et co-fonde les « Banques culturelles ». Ce projet conçu en 1996, se concrétise en 2002, avec des financements de la Banque mondiale. Professeur d’archéologie à l’université de Bamako, il y dirige le département d’histoire de 2016 à 2018. Depuis 2018, il poursuit son enseignement, et devient directeur général du musée national du Mali.

Le vol du Kono le 6 septembre 1931

Voici, pour l’exemple, la description de la journée du 6 septembre dans L’Afrique fantôme en 1934 :

Masque du Kono, Sikasso (région), culture Bamana, avant 1931. Bois, textile, poils, sang coagulé, cuir; 89 x 30 x 24 cm., 13220 g. Mission Dakar-Djibouti ; Précédente collection : Musée de l’Homme (Afrique). Paris, musée du quai Branly (71.1931.74.1066.1).

6 septembre
Travail à Bla avec les forgerons. Vaste groupe de forges, formant atelier commun. À un mur, un vautour cloué. Déjeuner à Bla, puis départ.À Kéméni (24 km de Bla) repérage d’une magnifique case non plus de nya mais de Kono. J’ai déjà vu celle de Mpésoba (je suis même entré la nuit dans la cour) mais celle-ci est bien plus belle avec ses niches remplies de crânes et d’os d’animaux sacrifiés, sous les ornements pointus de terre séchée en style soudanais. Nous brûlons d’envie de voir le Kono. Griaule fait dire qu’il faut le sortir. Le chef du Kono fait répondre que nous pouvons offrir un sacrifice.

Toutes ces démarches prennent un temps très long. L’homme qui va chercher les poulets, lui aussi, n’en finit pas. Il en ramène un petit et un grand qu’il remet à Griaule. Mamadou Vad ne le quitte pas d’un pas, car il semble toujours prêt à nous laisser tomber. Autre nouvelle : le sacrifice ne permettra l’entrée que d’un seul homme, et je dois faire acheter deux autres poulets pour avoir, moi aussi, le droit d’entrer. On m’en apporte deux minuscules, visiblement choisis parmi les plus chétifs. Tout cela continue à traîner ; c’est maintenant autre chose : il ne vient pas de sacrificateur. Nous décidons d’entrer dans la cour : la case du Kono est un petit réduit fermé par quelques planches (dont une à tête humaine) maintenue par un gros bois fourchu dont l’autre extrémité s’appuie à terre. Griaule prend une photo et enlève les planches. Le réduit apparaît : à droite, des formes indéfinissables en une sorte de nougat brun qui n’est autre que du sang coagulé. Au milieu une grande calebasse remplie d’objets hétéroclites, dont plusieurs flûtes en corne, en os, en fer et en cuivre. À gauche, pendu au plafond du milieu d’une foule de calebasses, un paquet innommable, couvert de plumes de différents oiseaux et dans lequel Griaule, qui palpe, sent qu’il y a un masque. Irrités par les tergiversations des gens notre décision est vite prise : Griaule prend deux flûtes et les glisse dans ses bottes, nous remettons les choses en place et nous sortons.

On nous raconte maintenant encore une autre histoire : le chef du Kono a dit que nous devions choisir nous-mêmes notre sacrificateur. Mais, naturellement, lorsque nous voulons faire ce choix, tout le monde se récuse. Nous demandons à nos propres boys s’ils ne peuvent faire eux-mêmes le sacrifice ; ils se récusent aussi, visiblement affolés. Griaule décrète alors, et fait dire au chef de village par Mamadou Vad que, puisqu’on se moque décidément de nous, il faut, en représailles, nous livrer le Kono en échange de 10 francs, sous peine que la police soi-disant cachée dans le camion prenne le chef et les notables du village pour les conduire à San où ils s’expliqueront devant l’administration. Affreux chantage !

En même temps, Griaule envoie Lutten aux voitures pour préparer le départ et nous renvoyer immédiatement Makan avec une grande toile d’emballage pour envelopper le Kono (que ni les femmes, ni les incirconcis ne doivent voir, sous peine de mourir) et deux imperméables, l’un pour Griaule, l’autre pour moi, car il commence à pleuvoir.

Devant la maison du Kono, nous attendons. Le chef de village est écrasé. Le chef du Kono a déclaré que, dans de telles conditions, nous pourrions emporter le fétiche. Mais quelques hommes restés avec nous ont l’air à tels points horrifiés que la vapeur du sacrilège commence à nous monter réellement à la tête et que, d’un bond, nous nous trouvons jetés sur un plan de beaucoup supérieur à nous-mêmes. D’un geste théâtral, j’ai rendu le poulet au chef et maintenant, comme Makan vient de revenir avec sa bâche, Griaule et moi demandons que les hommes aillent chercher le Kono. Tout le monde refusant, nous y allons nous-mêmes, emballons l’objet saint dans la bâche et sortons comme des voleurs, cependant que le chef affolé s’enfuit et, à quelque distance, fait rentrer dans une case sa femme et ses enfants en les frappant à grands coups de bâton. Nous traversons le village, devenu complètement désert et, dans un silence de mort, nous arrivons aux véhicules. Les hommes sont rassemblés à quelque distance. Lorsque nous débouchons sur la place, l’un d’eux part en courant vers les champs et fait filer en toute hâte un groupe de garçons et de filles qui arrivaient à ce moment. Ils disparaissent dans les maïs, plus vite encore que cette fillette aperçue tout à l’heure dans le dédale des ruelles à mur de pisé et qui a fait demi-tour, maintenant sa calebasse sur sa tête et pleurant.

Les 10 francs sont donnés au chef et nous partons en hâte, au milieu de l’ébahissement général et parés d’une auréole de démons ou de salauds particulièrement puissants et osés. À peine arrivés à l’étape (Dyabougou), nous déballons notre butin : c’est un énorme masque à forme vaguement animale, malheureusement détérioré, mais entièrement recouvert d’une croûte de sang coagulé qui lui confère la majesté que le sang confère à toutes choses.

7 septembre
Avant de quitter Dyabougou, visite du village et enlèvement du deuxième kono, que Griaule a repéré en s’introduisant subrepticement dans la case réservée. Cette fois, c’est Lutten et moi qui nous chargeons de l’opération. Mon cœur bat très fort car, depuis le scandale d’hier, je perçois avec plus d’acuité l’énormité de ce que nous commettons. De son couteau de chasse, Lutten détache le masque du costume garni de plumes auquel il est relié, me le passe, pour que je l’enveloppe dans la toile que nous avons apportée et me donne aussi, sur ma demande – car il s’agit d’une des formes bizarres qui hier nous avait si fort intrigués – une sorte de cochon de lait, toujours en nougat brun (c’est-à-dire sang coagulé) qui pèse au moins 15 kilos et que j’emballe avec le masque. (…) Lorsque nous partons, le chef veut rendre à Lutten les 20 francs que nous lui avons donnés. Lutten les lui laisse, naturellement. Mais ça n’en est pas moins moche…

 

Notes

[1] Pour une introduction à la mission, voir le texte d’Éric Jolly, « Mission ethnographique et linguistique Dakar-Djibouti (10 mai 1931-17 février 1933) [Deuxième mission Griaule] » in À la naissance de l’ethnologie française. Les missions ethnographiques en Afrique subsaharienne (1928-1939).

[2] Pour la Croisière noire (1924-1925), voir quelques images dans l’article de Ivan JABLONKA, « Les Croisières de Citroën : publicité et colonialisme dans l’entre-deux-guerres », L’Histoire par image, mars 2016. On peut visionner un extrait du film de Léon Poirier dans cette archive de l’INA.

[3] Sur l’importance du discours du président Emmanuel Macron, voir la série d’articles d’Alexandre Vanautgaerden dans Mondafrique sur la « Restitution des biens culturels à l’Afrique » en juillet et août 2022, et plus particulièrement le quatrième volet.

[4] Le projet du musée du quai Branly « Dakar-Djibouti : contre-enquête » associe de nombreux partenaires, non seulement de chercheurs et conservateurs du musée du quai Branly – Jacques Chirac, du CNRS, de l’Institut national d’Histoire de l’art, du Muséum national d’Histoire naturelle, des universités Lyon 2 et Paris Nanterre mais aussi du musée des civilisations noires de Dakar, du musée national du Mali, du Tchad, du Cameroun et des universités de Djibouti et du Bénin, des détenteurs de savoirs dans les localités d’origine et les communautés de ces pays présentes en France par le biais d’associations et de fédérations. La présentation de Daouda Keïta le dimanche 3 juillet est disponible sur le site Soundcloud.

[5] « Voir le monde avec les yeux des autres », une chronique d’Alexandre Vanautgaerden, Mondafrique, 17 août 2022.

[6] L’ensemble des objets de la collection « Dakar-Djibouti » conservée au musée du quai Branly peut être consulté ici ; les documents iconographiques sont consultables ici.

[7] Le culte du zar, en particulier chez les Amharas, avec sa cérémonie de possession, est le principal des rituels magiques. Les zars, esprits possesseurs, sont d’origine humaine et se manifestent par la possession de leur « cheval ». Le rituel consiste, non pas à chasser l’esprit, mais à l’amadouer. Le culte du Zar n’est pas spécifique à l’Ethiopie (il est également fondé au Soudan, en Somalie, en Egypte) même s’il semble en être originaire. Malgré les événements historiques du XXe siècle (occupation italienne, gouvernement marxiste…), le culte du Zar a survécu. Voir Serge Dewel, « Les cultes de possession en Afrique », Ethiopian studies, 2012, consultable ici.

[9] Voir le sommaire du Cahier Dakar Djibouti.

[10] Voir ici les projets soutenus par Aliph au Mali.