Much Loved : si loin du Marrakech de carte postale

Applaudi à Cannes et censuré au Maroc, le film Much Loved du réalisateur Nabil Ayouch dénonce avec talent les conditions de vie épouvantables des prostituées marocaines. Sans jamais tomber dans le misérabilisme.

much-loved-cannes-film-festival-4Much Loved – titre original en arabe Zin li fik, littéralement “la beauté qui est en toi” – a été plébiscité en mai dernier à Cannes, à la Quinzaine des réalisateurs, mais il a fait scandale au Maroc, avant même de pouvoir y être diffusé. Il a valu au cinéaste la plus violente polémique de sa carrière et une censure pour « outrage grave aux valeurs morales et à la femme marocaine ». Nabil Ayouch et son actrice principale ont reçu des menaces de mort.

Qui se cache derrière les putes au grand cœur ?

Elles sont quatre princesses à vendre, dans les nuits de Marrakech. Noha, Randa, Soukaina, Hlima : tornades brunes à la langue bien pendue, tourbillons de strass aux sourires enjôleurs mais aux colères torrides et aux jurons cinglants. Elles appellent une chatte une chatte et n’y vont pas par le dos de la cuiller avec leur énergie farouche lorsqu’en rentrant d’une nuit de boulot, elles font leur débriefing, entre rire et larmes.

Quatre putains inséparables et qui partagent un appart. seules contre tous, en butte aux honnêtes gens, aux bigots, à la famille qui prend l’argent « sale » des passes en se pinçant le nez. Sans compter les flics corrompus, et bien sûr les clients, tartuffes, prédateurs et frustrés imprévisibles, parfois violents… Une vie de paria, heurtée, marginale : on a déjà vu ça. Et le film, programmé dans de nombreuses salles en France, fait curieusement écho à la très belle exposition qui vient d’être inaugurée au Musée d‘Orsay : « Splendeurs et misère, images de la prostitution en France ». Mais la particularité de cette  chronique – souvent poignante et crue mais jamais voyeuriste – c’est qu’elle touche au cœur le monde arabe et la met en question : une société machiste qui provoque et réprime la pulsion, exacerbe et condamne le désir. Les prostituées, ces fiancées clandestines qui « se marient vingt fois par jour », doivent, ici plus qu’ailleurs, éponger les manques et payer le prix fort du mépris et de l’hypocrisie.

Le réalisateur Nabil Ayouch dénonce, à travers un film-pamphlet, les conditions de vies infernales de ces jeunes fille ou femmes en fleurs, déjà fanées par le travail du sexe. Mais au delà d’une peinture sans concession d’un petit « milieu » on sent poindre une dénonciation de la précarité de la condition féminine, une contestation plus générale de la société marocaine : c’est probablement la raison pour laquelle ce film a tant dérangé les autorités marocaines qui l’on carrément interdit de diffusion dans tout le royaume. Le film a également été décrié sur les réseaux sociaux, suscitant une importante polémique dans le pays.

Assurément pas une pub pour le Maroc…

Le film se situe à Marrakech, de nos jours : on y reconnaît les ruelles de la cité impériale et même la célèbre place Jemaa Elfna, mais sous un jour inhabituel (ou plutôt sous une nuit, les belles de nuits sont essentiellement filmées lors de leurs pérégrinations nocturnes et le film baigne dans une ambiance crépusculaire). La ville parcourue en voiture par nos 4 putains au grand cœur (au volant leur chauffeur, ami et homme à tout faire Said, le seul et unique rôle masculin de ce film très féministe) n’a décidément rien à voir avec celle des images touristiques aseptisées dont nous inondent les agences de voyage. A moins qu’il ne s’agisse d’une forme spécifique de tourisme sexuel : la chair fraîche est trimballées de soirées privées pour saoudiens friqués en boite de nuits glauques pour européens sur le retour : mais au petit matin les chairs sont flétries, humiliées (« il m’a retourné l’utérus ») voire battues (l’une des comparses atterrit à l’hôpital).

Et pourtant le film ne sombre jamais dans le misérabilisme, porté par des comédiennes qui ont le feu sacré (bien davantage que le feu au c…) : énergiques et indépendantes, elles sont victimes de l’hypocrisie d’une société patriarcale et violente mais bien consciente que leur sort n’est pas inéluctable et qu’il va falloir ruer dans les brancarts….

Le réalisateur marocain Nabil Ayouch scrute son pays, ses violences et ses inégalités avec une acuité quasi documentaire. Il nous immerge dans le quotidien tragi-cocasse de ses héroïnes, magnifiquement interprétées par des non-comédiennes (à une exception près) dont on  on partage le quotidien pour le meilleur et pour le pire…

Un certain panache et jamais de misérabilisme ...

Pour le pire on imagine : et les scènes glauques, dure, violentes ne sont pas d’une grande originalité.

Pour le meilleur, oui, et c’est l’atout du film car il réserve de beaux moments d’humour, de tendresse voire de gaieté, notamment dans les scènes « d’intérieur » qui peignent avec une grande subtilité l’amitié entre les héroïnes et leur formidable solidarité. Ni victimes, ni salopes :  les co-locataires constituent une drôle de fratrie d’amazones. Une des comédiennes – Loubna Abidar, la seule professionnelle –  explique d’où vient ce ton juste et précieux : « J’ai aimé le sujet du film et le rôle que j’ai joué parce qu’ils parlent d’une réalité que je connais. J’ai toujours vu ces filles. On a grandi dans le même quartier, pour ainsi dire ensemble. Je voyais comment elles s’habillaient, comment étaient leurs vies. Les connaissant de si près, j’ai voulu participer à ce projet. Et je me suis lancée ».  Une autre renchérit : « Pour moi, le tableau n’est pas noir, il est réaliste ! Il y a beaucoup de rôles positifs. Les filles vivent certes des choses extrêmement douloureuses, mais ce n’est pas pour autant que ça n’en fait pas des personnages pleins de vie. Leur humanité transparaît dans des moments pleins de drôlerie et de sensibilité. Ces filles sont capables d’amitié, capables de s’aimer entre elles. Ça, c’est extrêmement positif. »

Une fin ouverte…

Ces femmes qui ont conquis leur indépendance, leur petit espace – elles sont quand même maîtresses de leur entreprise – n’ont pas de souteneurs, de maquereaux, elles s’autogèrent, ou du moins tentent de le faire. Et lorsqu’elles décident de partir, rien ne les retient ! D’ailleurs malgré sa dureté le film est porteur d’espoir puisque les 4 filles ont le courage de quitter la ville pour s’enfuir à Agadir, où elles échouent sur la plage et que la dernière scène, joliment ouverte, peut laisser entendre qu’elles vont enrayer le cercle infernal…

La dernière scène du film est très prometteuse à cet égard : là, sur la plage, elles se retrouvent face à un choix, quand Soukaina demande à Noha : “Cette soirée du 28, est-ce qu’on est obligées d’y aller ?”, et que Noha ne répond pas. On peut être optimiste et imaginer qu’elle n’iront pas. Ou bien pessimiste et supposer qu’elles finiront par se faire rattraper par leur destin. Le film, qui est simplement réaliste, ne tranche pas et c’est sa qualité !

Le réalisateur revendique cet enracinement dans le réel : en amont du tournage, il relate avoir rencontré entre 200 et 300 prostituées. « Beaucoup d’entre elles m’on dit : “On aimerait parler comme on le fait avec toi, on aimerait être écoutées, parler à des psys, mais on n’a ni l’occasion ni la possibilité de le faire.” Avec ce film, j’aimerais ouvrir un débat qui permette de poser les bonnes questions sur la place de la femme dans la société, dans le monde arabe, au-delà de la prostitution. ».

C’est assurément cet « au delà de la prostitution » qui a dû gêner les censeurs car toute femme marocaine peut d’une façon ou d’une autre se sentir concernée par ces portraits touchants… et troublants. Car le film met l’accent sur un vrai problème de société en parlant de ces femmes prostituées que l’on juge et condamne alors qu’elles sont une source de revenus pour énormément de familles.

Le tabou sera-t-il levé ?

Le réalisateur n’a pas perdu espoir et compte bien réunir les soutient nécessaire à la levée de l’interdiction : « Je n’ai pas été notifié par écrit de cette interdiction, qui a été communiquée par voie de presse. J’espère que les choses vont se calmer rapidement et que je pourrai présenter mon film à la commission de censure afin qu’elle rende un avis sur la base d’une vraie vision. C’est la procédure normale. Cela me permettra de défendre mon film. Il faut qu’il y ait un dialogue. »

On l’espère…

A voir ou à revoir dans le même registre le beau film Israélien « Mon trésor » (sorti en 2004) et réalisé par Keren Yedaya (une femme) avec Ronit Elkabetz : une mère et sa fille de 17 ans, partagent un petit appartement à Tel-Aviv. La mère se prostitue pour assurer le quotidien, la fille tente de lui  faire quitter la rue…mais en vain. C’est elle qui finira par y descendre.