Le contre tenor Serge Kakudji porte un « Coup Fatal » à l’Opéra

Dans son spectacle « Coup Fatal »,  le contre ténor congolais Serge Kakudji colore les grands opéras classiques de sonorités congolaises. ENTRETIEN avec Sonia Ziouche de Mondafrique

Dans cet ovni scénique et musical qu’a composé Serge Kakudji, le paysage européen se trouve aspiré par les échos de la ville de Kinshasa, réchauffée par la joie de vivre d’un Congo où l’on découvre des chaises en plastiques bleues et des douilles qui brillent, mais ne pleurent pas.

L’orchestre congolais composé d’un xylophone, de percussions, de likembes (piano à pouces portatif) et d’un balafone, est dirigé par une guitare électrique maniée avec brio par le chef d’orchestre Rodriguez Vangama. Une guitare acoustique a du s’égarer dans ce tumulte symphonique. Les voix modelées de Russell Tshiebua et Bule Mpanya qui accompagnent l’ami Kakudji agissent comme par magie. Les visages sont tout sourire pendant la danse ou le chant, pleins d’allégresse et tempérés par l’ironie. « L’exubérance » est revendiquée par la compagnie belge « Les Ballets C de la B » à laquelle appartiennent ces musiciens.

Puis parfois la voix du contre-tenor de 26 ans, Serge Kakudji, vient rappeler les morceaux de références. Elle dénote et ajoute une pointe claire à ce cocktail – pur fantaisie de mixologie. Sur scène pendant que certains musiciens se moquent de cette voix lyrique, le chanteur continue face au public à raconter ses histoires – sans se refuser le droit de danser.

Aujourd’hui c’est avec ce jeune chanteur lyrique originaire de République démocratique du Congo – qui s’est mis à l’opéra à  six ans devant sa télévision et qui par la suite a commencé une carrière de contre-ténor au côté du chorégraphe Fausin Linyekula et de la soprano américaine Laura Claycomb – que nous allons nous entretenir au sujet de ce « Coup Fatal ». Mais aussi à propos de ses futurs projets qui espèrent donner à l’Afrique une impulsion artistique différente, en commençant par son cher pays, le Congo.

Sonia Ziouche

Prochaines représentations de « Coup Fatal » en Ile- de- France :
29/03/2016 Théâtre de l’Agora Evry
31/03/2016 L’Avant-Seine, Théâtre de Colombes
02/04/2016 Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines 

« Le présent, on le vit à fond car c’est ce qui nous reste ». Serge Kakudji

Mondafrique. Quel est votre rôle dans l’élaboration de la pièce « Coup Fatal » ?

Serge Kakudji. Au départ je voulais faire un concert baroque à Kinshasa, sauf qu’il n’y a pas d’orchestre baroque dans mon pays. Bien sûr, il existe l’orchestre symphonique de Kimbanguiste, mais il n’est pas comparable à une formation classique. Les musiciens sont des autodidactes qui ont un autre travail la journée et se retrouvent le soir pour l’amour de l’art. On s’est demandé alors avec Paul Kersten – les yeux et les oreilles du théatre le KVC en Afrique – si on ne pouvait pas mélanger des instruments baroques et des instruments traditionnels congolais, tel le linkembe, sachant qu’il y aurait certains sons d’instruments baroques qu’on ne retrouverait pas.

Aussi avec ce projet, le metteur en scène Alain Platel et moi avons essayé de revenir à mes racines, le Congo. Les congolais ne croient pas au futur, on essaie de vivre le présent à fond parce que c’est tout ce qu’il nous reste. C’est pour ça qu’au Congo-Kinshasa la fête est 24h sur 24h – mais on oublie pas les morts.

© Chris Van der Burght

© Chris Van der Burght

C’est pourquoi nous avons incorporé le travail du sculpteur Freddy Tsimba dans le décor de la pièce. Ses rideaux en douilles de munitions représentent les morts, et ces morts là nous donnent plus de vie. Il y a des gens qui meurent pour le Congo, on ne peut pas les oublier, on les représente donc avec ces cartouches. Avec elles, on touche la mort, elles donnent quelque chose de lumineux, leur aspect est comme l’or; elles nous disent que « la mort est magnifique et douce». Cette brillance de la mort nous donne envie de vivre.

C’est aussi l’une des raisons pour laquelle les sappeurs sont mis en exergue dans le spectacle. Ces personnes arborent les codes de la société des « ambianceurs » et des élégants. L’importance qu’ils donnent au physique, à la séduction par leur tenue est représentative de la pulsion de vie qui émane du pays. Dans « Coup Fatal », ce qu’on montre c’est cette joie de vivre, d’être là, d’être vivant !

Mondafrique. On sent une réelle volonté de mélanger la musique baroque et la musique congolaise

Au départ le but de ce spectacle n’était pas seulement musical mais aussi humain. J’avais expliqué à Alain Platel mon parcours : le regard que je portais sur les gens, la solitude que je ressentais et qui me poussait à être très appliqué, à donner le meilleur.

Ce projet répondait donc à plusieurs de mes questionnements et de mes inquiétudes.
Après avoir commencé mes études à Namur en Belgique, en rentrant au Congo j’ai fait quelques concerts baroques et le public me disait que c’était de la très bonne musique mais me demandait d’où ça venait.Cette pièce a su répondre à ma volonté de trouver un pont entre les deux mondes musicaux. J’avais fait un premier essai en écrivant une pièce d’opéra en langue swahili. Ça avait bien marché mais je n’ai pas pu faire tourner cette pièce d’avantage.

© Chris Van der Burght

© Chris Van der Burght

Par la suite, j’ai voulu raconter ma vie, pas seulement artistique, mais aussi humaine.

Je crois que ça s’entend dans le choix des morceaux et dans la narration de la pièce, qui ne suit pas la chronologie d’un opéra classique, l’histoire est assez décousue, elle est plus à taille humaine, un miroir de ma vie. Je voulais me raccrocher au sentiment que j’avais eu après mes premières études baroques et mon retour au Congo : l’approche avec ma famille et mes amis était différente, ils se disaient que je n’étais plus des leurs. Je sentais que j’avais perdu quelque chose de très important dans ma vie, comme Orphée perdait Eurydice (Que faro senza Eurydice – Gluck) .

Par ailleurs, la musique baroque et la musique congolaise ont un point commun qui est la polyphonie. Ce point de rencontre est essentiel, car il a permis un jeu d’improvisations qu’on a pu garder dans la pièce, qu’on a intégré comme une partition.

Mondafrique. « Coup Fatal » est-elle une œuvre politique congolaise ?

Non, le but n’est pas que politique, la vie n’est pas que politique. Et la politique n’est pas que congolaise. Nous avons voulu faire un état des lieux universel, les douilles (du décor) parlent de tous les conflits. Les douilles sont en Syrie, quand on voit les récents évènements à Paris, elles sont à Paris, ces douilles sont en Irak. Elles circulent dans le monde, ce sont des douilles universelles. C’est pour ça qu’il y a ce symbolisme dans le spectacle, on ne va pas au fond dans les représentations. On provoque un peu, il y a beaucoup d’informations. De ce fait, vous voyez plusieurs formations de part et d’autre de la scène qui sont liées par une même musique.

D’autre part, on parle aussi de toutes les actualités. L’accentuation des différences que l’on voit avec la montée de l’extrême droite, par exemple, nous inspirent autant. Mais qui vote ?! Je ne juge personne, je critique juste la réalité. On voit ici l’hypocrisie des humains – parce qu’on sait que quand on ne vote pas c’est le pire qui va monter, c’est notre façon de cautionner le pire. De ce fait, la pièce parle un peu de tout.

Par ailleurs, quand on a joué la pièce après les attentats (un mois après les attentats du 13 novembre) de Paris, beaucoup de gens nous ont demandé si on avait fait le lien avec les évènements de novembre – c’est ce qu’ils avaient ressenti. C’est une pièce qui est d’actualité. On est sensible à ce qui se passe dans le monde, on essaie juste d’exprimer cela différemment, car nous sommes des artistes de la vie. Du coup le public était avec nous, il était touché. Paris avait besoin d’énergie à ce moment là, Paris avait besoin d’être poussé. Paris a été touchée mais Paris n’a pas été anéanti, Paris n’a pas été abattu. Paris reste vivante.

Mondafrique. L’humour , la dérision sont très présents dans le spectacle

La scène est universelle, on ne va pas venir nous en chasser parce qu’on est congolais. On dit que le mal c’est les noirs, les arabes, les je sais pas quoi… Nous, on s’en moque en tant qu’artiste, parce que pour nous, pour moi, la scène c’est la vie ! On essaie d’offrir un regard différent, de donner un peu plus de joie, un peu plus de bonheur, peu importe la race, la couleur. Nous ne sommes pas des politiciens qui pouvons nous battre sur ces sujets, nous sommes des gens de scène qui restons éveillés par ce qui se passe dans le monde ! On m’a souvent demandé si j’étais satisfait du projet « Coup Fatal » car, souvent, quand je sors de scène, les gens me disent merci, au lieu de me dire bravo ! Et la dernière fois à Paris une personne m’a approché en larmes en me disant qu’elle pensait avoir passé la meilleure journée de sa vie et là je me suis dit que j’avais atteint mon objectif. Mais il ne s’arrête pas à un spectacle, j’ai d’autres intentions, je dois encore faire plus, faire mieux pour que cet objectif soit atteint lors de la prochaine représentation. J’essaye de continuer dans la recherche afin d’atteindre l’orgasme artistique. C’est le travail du quotidien ! Le travail le plus difficile mais aussi le plus magnifique !

Mondafrique. Vous sembliez vous-même très ému à la fin de la représentation à Chaillot ?

C’est dans ma nature, je suis très sensible, et j’essaie à chaque fois de sentir le public, d’entendre ses sons, une voix, un gémissement.

Et puis en ce moment, je suis en chaise roulante suite à une agression que j’ai subi à la sortie d’un concert à Palerme. Il s’agissait d’un acte raciste, les deux hommes m’ont frappé parce que j’étais noir. C’est pourquoi je m’efforce de chanter la vie et quand je sens les gens touchés, je le suis également. Quand le public est heureux, je me dis que j’ai eu raison de résister, qu’il fallait que je sois là !

Il y a certaines personnes qui ne sont pas heureuses que je sois né noir, alors que d’autres pensent que les émotions n’ont pas de couleurs. Cet évènement me donne plus de force pour continuer.

Mondafrique. Comment s’est passé la collaboration avec Alain Platel, Fabrizio Cassol et Rodriguez Vangama?

J’avais travaillé dans le passé avec Alain Platel. Fabrizio Cassol connait bien la musique malienne et avait déjà produit avec, j’ai donc trouvé nécessaire qu’il fasse partie du projet ; il m’a beaucoup aidé dans la structure musicale. Je connaissais déjà la musique de Rodriguez Vangama, c’est aussi une personne clé de ce projet.

Ces personnes sont incontournables dans la réalisation du projet. Ce sont des têtes qui ont donné aux autres membres la liberté de créer et de proposer certaines choses. Par exemple, nous avons gardé certains solo improvisés lors des répétitions par le guitariste Costa Pinto. Tous les membres du groupes pouvaient et ont proposé des choses.

© Chris Van der Burght

© Chris Van der Burght

Le travail de création était intéressant -certes- même si pas tous les jours faciles parce que nous avons chacun notre caractère, mais c’est cette différence qui crée la force de donner quelque chose de bien, de solide.

Mondafrique. Comment avez-vous formé l’orchestre? 

Nous avons supprimé tous les instruments baroques qui étaient là au départ, comme les flûtes traversières. Les seuls instruments non typiquement congolais que nous avons gardé sont la guitare électrique, la guitare acoustique et la basse. Au Congo, on dit : « avec la foudre dans le regard et la danse dans les jambes ». Tous les congolais dansent ! C’est donc d’autant plus le cas pour les musiciens ! C’est quelque chose qu’on a dans le sang. La musique va de pair avec la danse ! Même lorsque je suis sur scène pour des opéras je propose toujours au metteur en scène des mouvements parce que pour moi un corps sans son, c’est un corps qui est à moitié mort. C’est ma devise ! Normalement dans le spectacle je danse beaucoup, même en chaise roulante j’essaie de bouger mon corps.

Comment qualifieriez-vous le spectacle : vous diriez que c’est plus un ballet, une pièce de théâtre, un concert ?

Ça c’est une question qui est beaucoup posé en France jamais ailleurs ! Parce qu’il y a ce côté là, où on veut tout définir mais je pense qu’il y a des choses qu’on ne peut pas définir, il faut juste le vivre. En France, il existe cette curiosité qui dépasse un peu la curiosité elle-même. On veut toujours donner une explication. Nous sommes universel et la France fait partie de nous. Du coup, je dirais que le spectacle est une vie, car nous avons essayé de mettre des bouts de vie en scène.
C’est pourquoi, on ne peux pas le qualifier, on ne peut pas dire que c’est un ballet, un spectacle de danse ou une comédie musicale.

Quelle a été la réception de « Coup Fatal » au Congo ?

C’était du feu ! Elle a été très bien reçue. Le public comprenait certaines phrases dans une langue locale, donc parfois il nous répondait. Il fallait voir ça, vraiment. C’est une ambiance que moi-même je n’ai jamais eu l’occasion de voir depuis que je fais ce métier.

Quels sont vos projets pour l’année 2016 ?

À partir de fin mars 2016 « Coup Fatal » reprend, on passera par Brest, Rennes et en banlieue parisienne.

Sinon l’histoire continue.
Il y a ma fondation que je compte créer bientôt. C’est une fondation qui a pour but de structurer un peu plus la musique congolaise qui est une musique, comme pas mal de musique africaine, assez orale, l’écrire aussi. Cette fondation aura aussi la vocation d’ouvrir un conservatoire au Congo, car il n’en existe pas dans le pays. Elle comptera une partie production qui proposera des opérettes, des opéras à la congolaise, et qui réunira beaucoup de potentialités pour permettre à des artistes divers de s’y retrouver, d’y participer. Si tout va bien ma fondation verra le jour à l’automne prochain. De plus, les amis de « Coup Fatal », n’ont pas tous la chance de pouvoir jouer en solo, ce serait un moyen de poursuivre l’aventure, de les accompagner. Et pourquoi pas avoir un jour des opéras congolais joués à l’Opéra Garnier et en Europe ?! Et pourquoi pas voir des spectacles européens joués à Lubumbashi ou à Kinshasa ?

Réunir les artistes, créer des rencontres, leur permettre de travailler ensemble, d’unir des idées, cela leur donnerait du crédit à l’étranger. Le Congo ne sera que le début, mais j’espère que la fondation aura une représentativité dans beaucoup d’autres pays africains, avec d’autres sièges. Si tout va bien après le Congo on s’installera en Afrique du Sud, à Cap Town. On espère ainsi encourager plus d’étrangers, en leur donnant l’envie de venir voir ce qui ce fait artistiquement ici, qu’il y ait autre chose que l’attrait des richesses minières….