Tunis, des palabres enfin couronnées de succès

Mehdi Jomâa, désigné par le dialogue national, le 14 décembre dernier, pour mener l’exécutif, s’active dans les coulisses pour constituer son équipe.

Les assassinats politiques des leaders de gauche, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, l’émergence de l’extrémisme religieux accompagné d’actes terroristes, une crise économique sans précédent et des tensions sociales dans la Tunisie des oubliés à l’intérieur ont installé un climat délétère en Tunisie. Si bien que plus personne ne se risque à évoquer le pays comme l’initiateur du printemps arabe. A tel point que les chancelleries étrangères s’inquiètent et que les grands bailleurs de fonds internationaux ont suspendu le versement des prêts consentis, en attendant des signaux positifs. La note souveraine du pays n’est elle pas au plus bas? Ce contexte signe l’échec cuisant du gouvernement Laarayedh, poussé vers la sortie par le mécontentement de la rue et l’opinion internationale.

L’ambassadeur américain, Jacob Walles, avait signifié depuis l’automne dernier, à Rached Ghannouchi, président du parti islamiste d’Ennahda au pouvoir depuis les élections de 2011, que s’il ne voulait pas finir comme en Egypte, il lui fallait bouger » ce que confirme un diplomate français qui reconnaît qu’« il y a eu une certaine pression sur les islamistes ». L’unique issue pour la Tunisie est de mettre fin à la phase de transition en promulguant la loi fondamentale fondatrice de la deuxième république tunisienne. Avec l’initiative du dialogue national et la pression étrangère, la cadence s’accélère; alors que la Tunisie suit avec intérêt les débats autour de la lecture article par article de la constitution en vue de son adoption définitive, prévue pour le 14 janvier, date anniversaire de la chute de Ben Ali en 2011, et compte les points marqués par la majorité et l’opposition, une partie tout aussi importante se joue sur la scène du gouvernement.

Le 14 décembre dernier, à la surprise générale, Mehdi Jomâa, ministre de l’industrie et inconnu du grand public, a été désigné, par le dialogue national, pour mener l’exécutif ; son nom n’avait pourtant jamais été évoqué parmi les candidats potentiels à la primature. Certains comme Iyadh Ben Achour avaient déclinés la charge, d’autres comme Ahmed Mestiri avaient été déboutés par l’opposition tandis que les détracteurs de Jelloul Ayed rappelaient sa gestion approximative de la filiale britannique de la banque marocaine BCME et que l’ancien bâtonnier Chawki Tabib était rattrapé par son passé islamiste alors qu’il se présentait comme opposant à Ennahda. Aussi Mehdi Jomâa apparaît comme l’homme providentiel à même de sortir le pays de l’ornière et susceptible de convenir à aux partis majeurs. « C’est un indépendant » affirment les uns tandis que d’autres observateurs rappellent qu’il avait été approché pour gérer le portefeuille de l’industrie par Ridha Saidi, Ministre de l’économie et proche de Noureddine Bhiri, homme clé d’Ennahda et très controversé ancien ministre de la justice du gouvernement Jébali. Cet homme de l’ombre est connu également pour avoir été l’intermédiaire entre Rached Ghannouchi et Ben Ali dans la période précédant la révolution.

Du côté des patrons on ne tarit pas d’éloges sur le nouveau chef du gouvernement. La Centrale patronale de l’Utica, via sa présidente, Wided Bouchamaoui, passe pour avoir proposé sa candidature comme chef de l’exécutif. Certains observateurs décèlent dans cette nomination l’influence de l’aile conservatrice du patronat issue du Sahel et de Sfax.

Mehdi Jomâa, qui sait que les spéculations vont bon train,  s’active en coulisses pour constituer son équipe. « Il travaille seul et subit beaucoup de pressions »  assurent ceux qui l’ont approchés tandis que Houcine Abassi, secrétaire général de l’Union Générale Tunisienne du Travail, puissante centrale syndicale à l’initiative du dialogue national, rappelle que la feuille de route sur laquelle s’étaient accordés tous les partis devaient être respectée scrupuleusement. En l’occurrence le gouvernement formé par Jomâa doit être constitué d’indépendants.

Mais entre les vœux pieux des uns et la volonté politique de l’ancienne troïka au pouvoir, il est difficile à cet ingénieur, ancien patron de la division aéronautique et défense de Hutchinson, filiale du français Total, se soustraire aux interventions d’autant qu’en tant qu’ex ministre de l’Industrie, il connaît personnellement tous les membres du gouvernement sortant et les principaux chefs de partis. Les enjeux pour ce père de cinq enfants ne sont pas nombreux mais cruciaux ; il doit rétablir la sécurité et un climat de confiance afin de pouvoir organiser des élections législatives et présidentielles dans les meilleures conditions et mettre fin à une phase de transition qui a éreinté le pays tant au niveau économique que social. « Son mandat sera court et il n’aura pas le temps de mettre en oeuvre des réformes, ce n’est d’ailleurs pas l’objectif » assure un dirigeant d’Al Joumhoury tandis que Jomâa n’hésite pas à prendre des avis tous azimuts sans s’être  pour autant entouré d’un groupe de conseillers. S’il a confié qu’il envisageait de conserver quatre ministres de l’actuel gouvernement Laarayedh, dont Nidhal Ouerfali, Secrétaire d’Etat à l’énergie, Mohamed Selmane, ministre de l’équipement, il avoue aussi qu’il subit des pressions pour maintenir Lotfi Ben Jeddou à son poste de ministre de l’Intérieur.

Ce portefeuille est une des clés du système sécuritaire tunisien ainsi que pour l’organisation des élections. En coulisse certains ont proposé à Mehdi Jomâa de contourner le problème  en créant un secrétariat d’Etat à la sécurité et en laissant à Ben Jeddou, un rôle politique avec la gestion des relations avec les institutions et l’administration. Dans tous les cas, Mehdi Jomâa sait qu’il est attendu sur la composition de son équipe aussi bien par l’opposition que par la scène internationale. Les pressions mises par les Etats-Unis et l’Europe via l’Allemagne, ont permis de mettre fin aux dissensions entre partis lors du dialogue national et d’aboutir au choix de cet originaire de Bakalta (Sahel) qui, à 51 ans, a le profil idoine pour représenter une Tunisie post révolutionnaire, jeune, soucieuse de développement et d’équité sociale mais aussi conservatrice. La conjoncture régionale a aussi favorisé ce choix ; les islamistes d’Ennahda, proches des Frères Musulmans, ont été contraints avec la claque prise par ces derniers en Egypte et la déconfiture de l’AKP en Turquie, d’opérer un recul sur leurs positions idéologiques et lâcher du lest, entre autres, sur la question de l’islam dans la constitution.

Désormais les échéances pour la Tunisie sont plus clairement définies; une constitution et un gouvernement permettront au pays de sortir d’une crise due à trop d’attentisme et de tergiversations politiques. Cependant la prudence demeure de mise ; si Mehdi Jomâa n’a que la réussite comme alternative, depuis trois semaines qu’il a été désigné, il n’a pas été chargé officiellement par le chef de l’Etat de la formation d’un nouveau gouvernement et son futur prédécesseur, Ali Laarayedh n’a pas encore démissionné. Si la Tunisie veut bien aller plus vite et accepter même d’être poussée, Mehdi Jomâa ne pourra être opérationnel que lorsque la constitution sera promulguée ; les islamistes tiennent à enter dans l’histoire en y apposant leur signature aux côtés de celle de Mustapha Ben Jaafar, président de l’ANC et Moncef Marzouki, président de la république.

PAR MOHNA MAHJOUB