L’impossible replâtrage du régime algérien

Durant l’été dernier, Gaïd Salah, exhibant tous les attributs d’un dictateur militaire, trônait effectivement à la tête de l’Etat, tandis que presque tout « le gang » de Bouteflika, était soit en prison, soit sur le point d’y entrer. Un article signé Jeremy Keenan

Le Président Tebboune, choisi par le géénral Gaïd Salah, ne dispose d’à peu près aucune marge de manoeuvre réelle face à l’institution militaire

Sous la pression croissante du hirak, Bouteflika démissionna le 2 avril et il fut remplacé par le chef d’Etat par interim Abdelkader Bensalah, qui devait reporter l’élection du 18 avril au 4 juillet. Deux jours plus tard, Gaïd Salah ordonnait le limogeage immédiat du général Tartag, qui avait comploté contre lui avec Saïd Bouteflika et Mediène. A la fin du mois, une brochette d’oligarques et d’anciens ministres de Bouteflika étaient arrêtés sur les ordres de Gaïd Salah pour corruption. Début mai, Saïd Bouteflika, Mediène et Tartag furent arrêtés, poursuivis pour avoir sapé l’autorité de l’armée et pour conspiration contre l’autorité de l’Etat. Ils furent rejoints à la prison El Harrach, une semaine plus tard, par les anciens Premiers ministres Abdelmalek Sellal et Ahmed Ouyahia et une dizaine d’anciens ministres de Bouteflika, qui purgent actuellement de long peines de prison ou ont fui le pays.

A l’été, Gaïd Salah, exhibant désormais tous les attributs d’un dictateur militaire, trônait effectivement à la tête de l’Etat, tandis que presque tout « le gang » de Bouteflika, comme Gaïd Salah les appelait désormais, était soit en prison, soit sur le point d’y entrer. Même si les élections du 4 juillet ont dû être reportées à cause de la marée d’opposition émanant du hirak, Gaïd Salah ne pouvait plus être délogé. Vers la moitié de l’été, il fut clair qu’il n’avait aucune intention de soutenir le hirak et qu’il insistait pour que les élections présidentielles se tiennent le 12 décembre, que le hirak soit d’accord ou pas.

Par une coïncidence extraordinaire, le premier jour d’emprisonnement de Mediène fut le début d’une chaîne d’événements rapide qui devait conduire à la mort de Gaïd Salah.

Tandis que les condamnations de Saïd Bouteflika, Mediène et Tartag à quinze ans de prison, le 24 septembre 2019, six ans et huit mois après l’attaque d’ In Amenas et quatre ans après le limogeage de Mediène, peuvent apparaître comme la sanction du pouvoir de Gaïd Salah à son zénith, cela ne dura pas très longtemps. Par une coïncidence extraordinaire, le premier jour d’emprisonnement de Mediène fut le premier d’une chaîne d’événements rapide qui devait conduire à la mort de Gaïd Salah.

Nommé ministre de la Justice en août, Belkacem Zegmati commença à enquêter sur les affaires de Bahaeddine Tliba. Tliba avait répliqué en faisant valoir son immunité parlementaire mais le 25 septembre, Zegmati ordonna la levée de son immunité et lui ordonna de comparaître pour répondre à des questions sur des soupçons de corruption. A ce moment-là, certains émirent l’hypothèse que Gaïd Salah avait, peut-être, abandonné Tliba. Cependant, on sut après coup que le général Bouazza Ouassini (désormais emprisonné), le protégé de Gaïd Salah, qui avait été rapidement propulsé à la tête du Directorat de la Sécurité intérieure (DSI) et du contre-espionnage, avait l’oreille de Zegmati et complotait contre Gaïd Salah, dans le but final, semble-t-il, d’être nommé à sa place.

Comprenant que le piège se refermait sur lui, Tliba prit la fuite pour la Tunisie fin septembre, tout en mandatant Saïd Bensedira, depuis Londres, comme porte-parole. A partir de la Tunisie, Tliba prit la mer pour Malte, fit l’acquisition d’un passeport Schengen et se débrouilla pour se rendre en Irlande. Il comptait dès lors, grâce aux bons offices de Bensedira, demander l’asile politique au Royaume Uni, soutenant qu’il était persécuté en Algérie à cause de son opposition aux régimes Bouteflika et Gaïd Salah. Peu après, Bensedira menaça de publier des rapports établis par Tliba détaillant les crimes commis par la famille Gaïd Salah.  Bensedira fit savoir que Tliba était prêt à témoigner sur la participation des fils de Gaïd Salah dans la mort mystérieuse, en novembre 2014, de Mohamed Mounib Sendid, le wali (préfet) d’Annaba, et dans beaucoup d’autres crimes. Bensedira rendit aussi publique une vidéo menaçant de révélations explosives à partir des documents en possession de Tliba.

Tliba devait être stoppé. Les services secrets algériens réussirent à le piéger et le faire revenir de Malte en Tunisie, où il fut enlevé et ramené en Algérie sous bonne garde.

Une telle publication pouvait gravement porter atteinte à l’Algérie et à son armée. Tliba devait être stoppé. Les services secrets algériens réussirent à le piéger et le faire revenir de Malte en Tunisie, où il fut enlevé et ramené en Algérie sous bonne garde à la prison El Harrach.

Pour Gaïd Salah, le jeu était terminé. Le choc du départ de Tliba et des menaces de Bensedira, qui atteignirent Gaïd Salah pendant qu’il se trouvait à Oran, étaient de trop. On dit qu’il tomba malade puis fut hospitalisé. Selon le ministère de la Défense, il souffrait d’hypertension. Certains évoquèrent un accident vasculaire cérébral. Des généraux proches de Gaïd Salah, y compris Bouazza Ouassini dans son double jeu, Saïd Chengriha, qui devait remplacer Gaïd Salah en tant que chef d’état-major de l’armée et Abdelhamid Ghriss, secrétaire général du ministère de la Défense, étaient conscients des dégâts que les révélations de Tliba pouvaient causer à l’armée et à l’Algérie. Ils comprirent que Gaïd Salah devait quitter ses fonctions et ils commencèrent à préparer son retrait.

Gaïd Salah mourut le 23 décembre, officiellement d’une crise cardiaque, onze jours après l’élection présidentielle qu’il avait convoquée. Parmi les cinq candidats approuvés par le régime, Gaïd Salah avait jeté son dévolu sur Abdelmajid Tebboune. Mais Tebboune n’était pas le choix de Ouassini. Il était un ami de Gaïd Salah et, en tant qu’ancien Premier ministre, bien trop conscient du fonctionnement du régime pour être facilement manipulé par Ouassini. Pour cette raison, Ouassini préférait que l’élection soit truquée en faveur d’Azzedine Mihoubi, sans charisme ni expérience et supposément homosexuel. Un accord aurait été conclu entre Azzedine Mihoubi et Ouassini en faveur du départ de Gaïd Salah et de son remplacement par Ouassini. Le complot faillit réussir. A midi, les premiers résultats plaçaient Mihoubi loin devant les autres candidats. Toutefois, quand Gaïd Salah eut vent du complot d’Ouassini, il intervint immédiatement et ordonna que Tebboune soit déclaré vainqueur et Ouassini placé en résidence surveillée. Bien que la participation officielle ait été annoncée à 39,3%., elle se situait plutôt, selon les rapports des observateurs et les témoignages recueillis dans le pays, autour de 8%. Les Algériens avaient boycotté l’élection, comme ils avaient promis de le faire depuis le début. Tebboune fut, quoi qu’il en soit, investi en force en tant que dernier Président en date, illégitime et fantoche, de l’Algérie.

Abdelmajid Tebboune, le dernier Président en date de l’Algérie

Les huit mois depuis l’investiture de Tebboune ont connu des développements significatifs, notamment l’apparition de la pandémie de COVID-19 et, comme on pouvait s’y attendre, une restructuration quasi complète des services de renseignement. Les hommes nommés par Gaïd Salah ont été remplacés par beaucoup de « professionnels » ayant travaillé avec Mediène, qui avaient été chassés par Gaïd Salah. Peut-être symboliquement, tandis que Bouazza Ouassini reste incarcéré en attendant le début d’un nouveau procès, le général Hassan devrait être libéré prochainement. Mediène lui-même, bien qu’officiellement toujours emprisonné, serait désormais en un lieu « beaucoup plus confortable » et en contact avec plusieurs de ses anciens officiers supérieurs qui conseillent désormais la Présidence Tebboune et occupent les positions les plus élevées dans les services de renseignement. Tandis qu’In Amenas conduisit à la « de-mediènisation » du système, les huit mois de la Présidence de Tebboune ont vu sa « re-mediènisation ».

Malgré la propagande de Tebboune sur sa volonté de dialogue avec ce qu’il appelle le « hirak béni », ses services de renseignement « re-mediènisés », plus brutalement professionnels, ont utilisé le prétexte de la crise du COVID-19 pour accroître la répression, le harcèlement, l’intimidation et l’emprisonnement des activistes du hirak,  des journalistes indépendants et autres opposants réels ou imaginaires du régime.

Alors que la crise politique et économique s’amplifie et que la répression s’intensifie, la question primordiale est : où va désormais l’Algérie ?

Sauf miracle, l’économie se dirige inexorablement vers la banqueroute. Les réserves de change du pays seront épuisées vers la fin 2021.

Le retour du hirak, quand l’Algérie s’ouvrira à nouveau, vraisemblablement en septembre, donnera des indications sur sa stratégie. Il est possible qu’il encourage une désobéissance civile ciblée. Quant au régime, il est confus et sur la défensive. Quelle est, selon lui, la plus grande menace sur son existence : le peuple algérien ou l’économie ? Des deux, la trajectoire de l’économie est sans doute la plus prévisible. Sauf miracle, elle se dirige inexorablement vers la banqueroute.  Les réserves de change du pays seront épuisées vers la fin 2021. Alors, malgré les protestations de souveraineté de Tebboune, un administrateur, que ce soit la Banque Mondiale, le FMI, la Russie, la Chine ou une bonne fée, devra entrer en lice. La banqueroute, quelle que soit la forme qu’elle prendra, sera une bénédiction déguisée pour la plupart des Algériens, en marquant le point final du régime, ainsi privé de toute crédibilité ou légitimité. De ces cendres, une nouvelle Algérie pourra renaître.

In Amenas fait désormais partie de l’histoire; sa couverture, au moins jusqu’à aujourd’hui, a été totale. Tamouret reste un secret bien gardé. Peu, si ce n’est aucun autre événement en Algérie, à l’exception des massacres des années 1990, n’a révélé les contradictions du régime avec autant de sévérité : l’infiltration, la manipulation et l’utilisation des groupes terroristes et la mascarade de la guerre globale contre le terrorisme ; le conflit entre la Présidence, l’armée et les services de renseignement ; la lutte entre les clans; l’absence d’enquête judiciaire dans un pays qui s’enorgueillit de sa Loi Fondamentale et de sa conformité avec les conventions judiciaires internationales, de façon seulement virtuelle apparemment ; et la bavure d’une prise d’otages créée de toutes pièces, aboutissant au meurtre des otages pour masquer sa propre culpabilité.

In Amenas fut le point le plus bas de l’histoire contemporaine de l’Algérie, dont elle n’a pas pu se relever. Et l’on peut se demander si la situation d’aujourd’hui serait différente si In Amenas n’avait pas existé. Les événements politiques extraordinaires de ces sept dernières années – l’ascension et la chute des généraux Gaïd Salah, Bouazza Ouassini, Ait Ouarabi (« Hassan ») et de plusieurs autres qui ne sont pas mentionnés ici –ne peuvent s’expliquer sans In Amenas. Par ailleurs, si les services de renseignement étaient restés sous la coupe de Mediène, il est peu vraisemblable que le pays aurait atteint le niveau de chaos qui a permis l’émergence du hirak, bien que le hirak aurait certainement été déclenché, tôt ou tard, par un autre concours de circonstances. Ceci n’est que spéculation. Toutefois, deux choses n’auraient pas changé : la nature fondamentalement répressive du système de sécurité algérien ainsi que l’économie du pays, deux dynamiques qui ont semé depuis longtemps les graines de leur propre destruction.