Liban, le Hezbollah, un État dans un non État (volet 2)

31 May 2019, Lebanon, Beirut: Pro-Iranian Hezbollah fighter take part in a parade to mark the annual al-Quds Day (Jerusalem Day) on the last Friday of the Muslim holy month of Ramadan. Photo: Marwan Naamani/dpa (Photo by Marwan Naamani/picture alliance via Getty Images)

On dit souvent que le  Hezbollah est un « Etat dans l’Etat ». Mais la formule n’est pas entièrement satisfaisante pour décrire la place hybride occupée par le « Parti de Dieu » sur l’échiquier politique libanais. Le mouvement chiite parvient à  incarner une force protestataire, notamment par rapport aux Israéliens (voir le volet 1 de notre enquête),  tout en étant devenu le principal parrain du système de corruption généralisé. 

Le Hezbollah serait le groupe armé non seulement le plus puissant du Liban mais aussi le plus nombreux en termes d’effectifs

« Nous disposons de 100 000 combattants ! » Le 18 octobre dernier, le chef du Hezbollah libanais Hassan Nasrallah s’est montré menaçant lors d’un discours. Cette affirmation, difficilement vérifiable, a été prononcée dans un contexte très tendu : quelques jours auparavant, les plus violentes scènes de combats de rue depuis la fin de la guerre civile s’étaient déroulés dans Beyrouth. Elles avaient opposés milices chrétiennes et soldats du « Parti de Dieu ». Si l’assertion du patron de l’organisation politico-militaire chiite est exacte, cela ferait du Hezbollah le groupe armé non seulement le plus puissant du Liban mais aussi le plus nombreux en termes d’effectifs : l’armée libanaise n’est forte que de 80 000 hommes. De quoi s’alarmer. 

Dedans et dehors

D’abord, le Hezbollah n’est pas un acteur étatique à proprement parler : il jouit certes d’un pouvoir à l’intérieur de l’Etat – il est allié au président Michel Aoun, occupe des postes ministériels et de nombreux sièges au Parlement  -, mais il est aussi un acteur « non étatique ». Autrement dit, il est à la fois dedans ET dehors. 

Devenu au fil des années l’organisation politique la plus influente du Liban, le Hezbollah joue ainsi sur les deux tableaux : il engrange à la fois les avantages d’avoir acquis une légitimité au sein du système tout en continuant à ne pas être redevable de ses actions vis à vis de l’état. Le Parti de Hassan Nasrallah est un « acteur hybride », comme disent les experts. Cette dualité, c’est sans doute ce qui définit et convient le mieux à cette organisation chiite fondée en 1982 avec le double parrainage de ses mentors iraniens et syriens.

Voici comment la chercheuse Lina Khatib, directrice du programme Afrique du nord et Proche-orient de l’Institut « Chatham House » résume le « paradoxe Hezbollah » : Selon elle, l’analyse faite dès sa création par le Parti de Dieu à propos de la stratégie politique à adopter est à double détente : « le Hezbollah a conclu que l’accès au pouvoir au Liban ne peut pas être obtenu par la force mais plutôt en concluant des pactes avec l’élite et en profitant des faiblesses du système et de ses infrastructures. Mais le Hezbollah n’a pas non plus désiré d’acquérir du pouvoir en devenant un membre ordinaire de l’élite de la classe politique. Afin de conserver le pouvoir tout en ne perdant pas son caractère d’organisation d’exception, il a fallu au Parti chevaucher la ligne de démarcation qui sépare l’Etat du Non Etat. Il lui a fallu devenir un acteur hybride ».

Le retrait des troupes israéliennes du sud Liban a assuré au Hezbollah une crédibilité nationale, y compris chez certains de ses adversaires. Même chose en 2006, lors de la guerre Israël-Hezbollah, où les populations chrétiennes accueillirent dans la montagne des réfugiés chiites chassés du sud Liban et de Beyrouth sud par la guerre avec l’Etat juif.

La crise économique, l’allié le plus sur du mouvement chiite 

Le contexte actuel du chaos libanais, compte tenu de l’« hybridité » du Hezbollah, a peut-être encore renforcé l’étendue du pouvoir de l’organisation politico-militaire chiite et le caractère dominant de sa position politique. La situation de déshérence socio-économique permettrait-elle ainsi d’affubler le Hezbollah d’un nouveau qualificatif, comme l’écrit Stéphanie T. Williams sur le site de l’Institut de recherche Brookings, basé à Washington? : pour elle, le parti de Dieu serait plutôt « un État dans un non Etat au vu de la pure incapacité du gouvernement à offrir les services les plus essentiels à une population plongée dans la plus grave crise économique depuis un siècle »…

Le Hezbollah est partout. Il actionne les leviers qu’il utilise pour asseoir et étendre son pouvoir à différents niveaux et dans différentes sphères du politique et du social. Les exemples abondent. Politiquement, d’abord : l’alliance dite du « 8 mars » conclue en 2005 avec le Courant patriotique libre (CPL) du futur président maronite Michel Aoun, a constitué un tournant majeur ; au sein des différents gouvernements, les ministres du Hezbollah poussent leurs pions pour avantager la communauté chiite libanaise : en 2011, le ministre de l’agriculture Hussein al-Haj Hassan fut accusé par ses adversaires d’attribuer des aides d’infrastructure pour les agriculteurs chiites au détriment des membres d’autres confessions religieuses.

Le Parti chasse sur d’autres territoires : il fait de l’« entrisme » dans l’administration. Il s’efforce, entre autres, de former des cadres se présentant aux concours des fonctionnaires et fait pression, par le biais de ses parlementaires et de ses ministres, de faire baisser le seuil des notes minimales pour réussir le concours quand un candidat chiite échoue. Des témoins ont aussi rapporté que des responsables administratifs, membres du Hezbollah, ont fait fuiter à l’avance des questions aux candidats…

Le terrain économique n’est pas oublié : le Hezbollah profite – il n’est certes pas le seul-, des mécanismes permettant à des partis politiques libanais de bénéficier d’importations exemptées de droits de douane. Il est également actif dans le commerce pharmaceutique, licite ou illicite. 

Le Hezbollah, le principal « parrain » du système

Bref, le Hezbollah est aujourd’hui plus que jamais une hydre qui a réussi à étendre ses tentacules dans toutes les strates de la réalité libanaise. Il est désormais, accusait récemment le quotidien L’Orient-Le-Jour, le « principal parrain du système ». Après avoir, et avec succès, réalisé une véritable « OPA sur l’État libanais ».

De quoi s’inquiéter pour le futur des équilibres politico confessionnels du Pays du cèdre alors que le pays s’enfonce dans la pauvreté et que le contexte régional est en pleine ébullition.

 

Liban, Hassan Nasrallah ou la « victoire de Dieu » (Volet 1)

Article précédentConseil de l’Europe, le foulard de la discorde
Article suivantLa Corne de l’Afrique, un volcan politique
Nicolas Beau
Ancien du Monde, de Libération et du Canard Enchainé, Nicolas Beau a été directeur de la rédaction de Bakchich. Il est professeur associé à l'Institut Maghreb (Paris 8) et l'auteur de plusieurs livres: "Les beurgeois de la République" (Le Seuil) "La maison Pasqua"(Plon), "BHL, une imposture française" (Les Arènes), "Le vilain petit Qatar" (Fayard avec Jacques Marie Bourget), "La régente de Carthage" (La Découverte, avec Catherine Graciet) et "Notre ami Ben Ali" (La Découverte, avec Jean Pierre Tuquoi)