Egypte : « Sissi dégage ! »

Depuis le vendredi 20 septembre, les Égyptiens manifestent dans une quinzaine de villes pour demander le départ du maréchal Sissi, au pouvoir depuis 2013.

Une chronique de Rabha Attaf

Au Caire, à Alexandrie, Al-Gharbiya, Kafr El-Cheikh, Mansoura, Mahalla El-Kubre, Suez, Damiette, et jusque Assouan, la colère s’est propagée aux cris de « Sissi dégage ! », les manifestants demandent la démission du président et la chute du régime. Défiant l’interdiction de manifester en vigueur depuis le coup d’Etat militaire de juillet 2013 qui destitua feu le président islamiste Mohamed Morsi, les jeunes contestataires tentent de braver, nuit après nuit, les forces de police qui n’hésitent pas à tirer à balles réelles en plus des gaz lacrymogènes. La mythique place Tahrir a vite été bouclée et une centaine de manifestants furent arrêtés au Caire, selon la Coordination égyptienne pour les Droits et les Liberté. Cette ONG locale de défense des droits humains a aussitôt diffusé un numéro d’alerte sur les réseaux sociaux en prévention des disparitions forcées.

Le détonateur de cette fronde contestataire est une série de vidéos virales, postées depuis mi-septembre sur les réseaux sociaux par Mohamed Ali, ex-acteur de séries B devenu entrepreneur de BTP sous traitant pour le ministère de la Défense… et finalement floué. Depuis l’Espagne, où il s’est réfugié avec sa famille, ce jeune affairiste a mis en ligne sur sa chaîne Youtube, tel un feuilleton à rebondissements, « Les secrets de Mohamed Ali ». Il y accuse le maréchal Al-Sissi de gaspiller l’argent public dans son futur palais et l’armée d’engloutir des milliards de livres égyptiennes dans des projets immobiliers, dont un hôtel de luxe dans une banlieue du Caire. 

Sa société, Amalk Contractors, a effectivement effectué des travaux sur le chantier de la somptueuse résidence présidentielle en construction dans la nouvelle capitale pharaonique (https://mondafrique.com/lune-de-miel-entre-legypte-et-israel/), mais n’a pas été payée. Soit une ardoise de 25 millions de livres égyptiennes (1,4 millions d’euros) qui lui est resté en travers de la gorge ! Sa vengeance n’a pas de limites ! Épisode après épisode, il raconte la vie fastueuse d’Al-Sissi et de son clan, récit illustré par des extraits des tirades du président dans lesquels celui-ci demande aux Égyptiens de se serrer la ceinture, « pour l’édification d’une grande Égypte» !

« La marche du million », le 27 septembre

Est-ce le hasard du calendrier ? Le jour même où Al-Sissi s’envolait pour New-York afin d’assister à l’Assemblée des Nations-Unis où il doit prononcer un discours le 25 septembre, Mohamed Ali appelait pour la première fois les Égyptiens à manifester leur colères dans les rues après le match de foot entre les deux grandes équipes de la capitale. Lanceur d’alerte pour les uns, marionnette pour les autres, celui qui se prend désormais pour un leader a mis en ligne une nouvelle vidéo dans laquelle il demande aux Égyptiens de participer à une « marche du million » vendredi 27 septembre, sur toutes les grandes places du pays. « J’étais aussi surpris que vous de voir le nombre de personnes dans les rues (…) cette révolution du peuple. (…) Nous devons nous unir (…) et nous organiser pour descendre sur les grandes places. Nous avons jusqu’à vendredi pour y arriver », a-t-il lancé avant de demander aux autorités de libérer les personnes arrêtées vendredi dernier.

Pour l’heure, cette attaque en règle inédite contre le maréchal Al-Sissi et son entourage d’affairistes en galons laisse les Égyptiens dans l’expectative. La spéculation va bon train : les révélations de Mohamed Ali sur les conflits entre généraux pour capter des parts dans les projets lucratifs et les entreprises « privatisées » par l’armée auraient provoqué une colère noire chez les officiers écartés des affaires. L’opposition au régime militaire s’est, quant à elle, engouffrée dans la brèche. De son exil au Liban, le populaire Ayman Nour, président du parti social-libéral « Demain la révolution », a appelé à la mise en place d’une transition démocratique avec la tenue d’élections dans les plus brefs délais. De son lit à l’hôpital militaire de Maadi, Samy Annan, général à la retraite condamné à 10 ans de prison en janvier 2018 pour avoir déposé sa candidature à la présidentielle sans la permission de ses pairs du Conseil Suprême des Forces Armées, a diffusé sur les réseaux sociaux un « appel aux forces vives de l’armée », exhortant « les fils des forces armées à protéger la volonté du peuple. »

La sécurité nationale, encore et toujours

Le président ne s’est pas exprimé depuis le début des manifestations. Au moment de la diffusion des premières vidéos, Al-Sissi s’était contenté d’en faire une réfutation lors de la 8éme Conférence Nationale de la Jeunesse… organisée à la hâte, selon certaines sources, pour lui donner l’occasion de répondre publiquement à son détracteur. « Ce sont des mensonges et ils ont pour but de briser la volonté des Égyptiens et de leur faire perdre tout espoir et toute confiance en eux-mêmes (…) J’ai construit des palais et je continuerai à le faire. Mais pas pour moi ! Pas pour moi, pour la construction de l’Etat, pour l’Egypte ! (…) Chaque vielle femme dans sa maison est en train de prier pour moi et me croit. », déclama-t-il en prenant à témoin l’assistance triée sur le volet, lors d’un atelier intitulé « L’influence des médias sur le démantèlement de l’État à travers la propagation de mensonges. » Une réponse du loup à la bergère ponctuée du trémolo paternel de mise, sans oublier la rhétorique habituelle concernant « la menace pour la sécurité nationale» et les sacrifices nécessaires à la «construction d’un État» !

Mais dans les coulisses, la colère du petit pharaon se déchaîna sur le général-major Abbas Kamel, patron du Service du Renseignement Général (GIS, attaché à la présidence), qui la répercuta sur l’ambassadeur d’Égypte en Espagne, ainsi que sur le patron de la Sûreté nationale, accusé d’avoir laissé s’échapper le sulfureux Mohamed Ali. Bref, le torchon brûle de nouveau entre des deux services de renseignement concurrents, tous deux impliqués dans l’assassinat de Giulio Regeni, jeune doctorant italien dont le corps a été retrouvé salement torturé le 3 février 2016, dans un fossé bordant l’autoroute qui relie Le Caire à Alexandrie…

Les Égyptiens sont désormais suspendus au prochain épisode de ce feuilleton rocambolesque qui se joue aussi dans la rue. La marmite s’est mise à bouillir en Égypte depuis un bon moment, même si la société civile fait face à une répression d’une ampleur sans précédent. Reste à savoir si cette étincelle mettra le feu à la plaine

Rabha Attaf, grand-reporter, spécialiste du Maghreb et du Moyen-Orient

Auteure de « Place Tahrir, une révolution inachevée », éditions Workshop 19