Carnet de route : l’Algérie vue du sud (deuxième étape)

Ghania Mouffok est partie sur les routes du sud-est, d’El Oued à Ouargla. Deuxième épisode: « Un mickey peut en cacher un autre »

C’était au printemps 2015, et c’était la première fois de ma vie que je venais de ce côté-ci de cet immense territoire qu’est le grand sud algérien, posé d’est en ouest entre le Mali, le Niger, la Libye, la Mauritanie et le Maroc, et il ne faut surtout pas l’oublier, le Sahara Occidental, plus familière du Touât et du Hoggar que jadis, j’avais parcouru le désert jusqu’à la frontière du Mali, jusqu’à Arlit. Et, j’étais curieuse de découvrir la ville dite aux Mille coupoles, sur les traces d’Isabelle Eberhardt, personnage romanesque qui, avant de périr emportée par les eaux à Aïn Sefra, amoureuse des hommes et de la terre du sud, décrivait son enchantement : « (…) Sans un toit gris, sans une cheminée fumeuse (…) telle une ville enchantée des siècles envolés de l’islam primitif, comme une perle laiteuse, enchâssée dans cet écrin de satin vaguement nacré qu’était le désert… »  « Ha Ha ! m’a refroidie un fonctionnaire hilare, « La ville aux milles coupoles est devenue la ville aux milles paraboles ! » Avant d’ajouter, impuissant et pragmatique : « Il faut du temps pour faire des coupoles à l’ancienne et maintenant tout va si vite, et en plus, avec les coupoles, on ne peut pas construire en hauteur. »

Construire en hauteur à la même allure que s’accroit la population qui a doublé en moins de 20 ans : 647 548 habitants en 2008. Faites de gypse, plâtre naturel, et de rose des sables en guise de dôme, que l’on cueillaient dans le désert, les coupoles avaient, posées sur les toits, une double fonction: imperméabilité à la pluie et maintien de la fraîcheur en été. Pour la fraîcheur, les climatiseurs font désormais l’affaire et le papier aluminium protègera de la pluie…

Mon arrivée à El Oued coïncide avec la fête de la « Ville aux mille coupoles. » Incapable de sauvegarder ce patrimoine architectural, l’administration encourage l’illusion et conseille à ses administrés de parsemer leurs nouvelles habitations, de béton et de parpaing, de fausses coupoles, et pour donner l’exemple, ne lésine pas à son tour pour décorer la ville de cette nouvelle architecture. Une architecture de  l’inutile et de l’absurde, une indescriptible laideur. Posées au centre de carrefours inutiles, des sculptures de coupoles massives en béton ne semblent avoir comme seule utilité que de servir de décor à de jeunes garçons en goguette pour une photo souvenir qui finira sur leur page Facebook. Escaliers monumentaux, impossibles à gravir et ne menant nulle part ; édifices publics avec portes colossales en arcades ouvrant sur la promesse du futur, débauche de béton, gaspillage d’argent public pendant que tout autour les services publics approximatifs sont à l’image de trottoirs défoncés à force d’être défaits et refaits à la même vitesse que la mairie change de maire et l’administration de wali. Une administration qui semble avoir bien du mal à synchroniser ses actions sur le terrain en refaisant d’abord les trottoirs avant de se souvenir qu’il aurait peut-être été préférable d’installer d’abord les nouvelles canalisations nécessaires à l’extension de la ville ainsi transformée en éternel chantier.

J’avoue que cette laideur me perturbera tout au long de mon voyage : comment des régions célèbres et célébrées dans le monde entier pour leur art de bâtir, leur invention des oasis, leurs maisons de terre à la fois belles et totalement adaptées à ce climat aride, capable cependant de crues spectaculaires, comment un tel savoir-faire a t-il pu donner naissance à une telle insulte à l’urbanisme et à l’architecture ? En quittant El Oued en milieu de matinée, j’aurais comme un début de réponse alors que je m’apprêtais à aborder l’autoroute, destination Ouargla. L’autoroute était bloquée par le début des festivités à la gloire des fausses mille coupoles par des camions antiques défilant de manière poussive, drapés de tapis de pacotille imitant les tapis nomades ou de Beni Izguen, couleurs criardes et fausse laine sous le regard de l’administration, wali, maires, gendarmerie nationale, le triptyque habituel de ce que l’on appelle les « autorités locales », installées confortablement sous des auvents les protégeant du soleil et leur donnant comme des airs de seigneurs sur leurs terres, pendant qu’à leurs pieds une armée de gamins déguisés en Mickey et en Mimi, étouffant, j’imagine, sous la mousse synthétique, ouvraient la marche en fanfare, entre camions de pompiers et de voitures de police.

Image mille fois vue à l’intérieur du pays, mais toujours pour moi aussi insupportable, plus tard les autorités locales iront ensemble avec leurs clientèles partager le méchoui dans un hôtel, entre un « hors-d’œuvre riche » et un plateau de fruits où trônera la banane et les pommes importés pendant que les enfants s’en iront avec un sandwich au fromage et une bouteille d’eau minérale. Fausses coupoles, faux tapis, fausses fêtes populaires et vrais Mickeys. A-t-on idée, je vous le demande, de célébrer son histoire en déguisant des descendants de tribus berbères, le plus vieux peuple de la région, qui ont signé sur la roche des fresques bouleversantes datant des premiers hommes, ou encore descendants de tribus nomades dont certaines viennent du Yémen et parle encore un arabe aussi pur que celui d’El-Mutanabbi, chaque coin d’ombre raconte ici une histoire, une halte, un mélange, une geste, depuis les anciens esclaves qui chantent encore Bled essoud, le pays des Noirs, noir, blanc, touareg, avec un peu d’estime de sa propre histoire, combien de déguisements pourrions-nous inventer sans rendre ridicule nos enfants, sans humilier ceux qui les regarde, impuissants, défiler. Je me suis dit alors, un régime aussi aliéné, aussi méprisant de l’histoire de ses administrés, un mépris insondable dont il n’a sans doute même pas conscience, mépris de sa propre culture, ne peut créer que de la laideur, une laideur d’une violence inouïe sur les âmes dépossédées, livrées à la haine de soi.

Les gens du sud ont perdu les coupoles mais ont gagné les paraboles, l’information, la vitesse mettant à mal la patience légendaire de ces peuples qui pendant des siècles ont combattu inlassablement le sable, le vent, l’univers hostile du désert, inventant les ghatts, classés par l’Unesco patrimoine de l’humanité, au titre de système ingénieux. Il en a fallu du génie et de la patience pour creuser dans le sable  ces énormes entonnoirs et y planter des palmiers directement au dessus de la nappe pendant qu’aux alentours étaient plantés des carottes et des oignons, de la menthe et de la coriandre dans d’ingénieux savoirs  puisant l’eau dans le souci de l’avenir et de la grâce.

Mais cette beauté avait un prix, on la devait aux serfs du désert, les Harratine auxquels revenaient tous les travaux pénibles et infinis, lutter contre le vent et chasser le sable, creuser les puits, les entretenir, parler avec la nature et la maîtriser. Aujourd’hui, les descendants de ces travailleurs du moyen-âge saharien vont à l’école pendant que la caste des propriétaires se disputent l’héritage, le partage de ces terres en d’inextricables problèmes d’indivision, pendant que la remontée des eaux qu’entraine le développement non maîtrisé de ces nouvelles villes de béton achève le travail de destruction des vieilles palmeraies.

Quelle ironie de l’histoire, entre perte de savoir-faire et remontée des eaux en plein désert, les vieilles palmeraies se meurent, noyées par les eaux. Les ingénieurs du désert ont perdu la maîtrise de leur environnement structuré par ce trésor caché sous le sable que sont les nappes d’eau, entre ce que l’on prend à la terre et ce qu’on lui rend. Des vieilles villes millénaires ravagées, d’El Oued à Ouargla, dont la découverte me ravage l’estomac comme à la Casbah d’Alger , rarement pays aura marqué une telle indifférence à ses pierres, un tel abandon des traces de son histoire à la recherche désespérée du présent. Faute de passé, il ne nous reste alors qu’à célébrer l’univers des marchandises et des affaires, et pour l’âme, il ne reste que les mosquées que financent généreusement toutes les culpabilités, histoire de se racheter une bonne conscience. Les coupoles, à quoi ça sert ? Pas le temps, fast-food à tous les coins de rue, pizzerias, téléphonie et banques étrangères se disputent la ville. Le béton, c’est de l’argent.

Le texte est de Ghania Mouffok

Les photos sont Yacine H.