Les passions tristes du peuple algérien

De nombreuses critiques ont accueilli la publication des précédentes chroniques d’Ahmed Boubeker (« Libérez l’Algérie ! » « Cette Algérie qui est un peu mon pays »). Deux témoignages de l’empathie d’un fils d’immigré à l’égard de la jeunesse révoltée d’un pays qui reste un peu le sien. Une chronique d’Ahmed Boubeker

J’ai écrit « un peu », j’aurais pu dire « beaucoup », car après tout, nonobstant le fait que je reste du point de vue du droit un binational, je suis d’une génération qui a choisi de garder tardivement sa carte de résidence (et d’en payer les frais !) au nom de la fidélité à l’Algérie d’une nostalgie parentale dont nous avons héritée. Il ne s’agit en aucun cas de me justifier ni de répondre aux insultes, noms d’oiseaux et autres quolibets. Tout le monde connait le proverbe arabe (« Les chiens aboient, la caravane passe ») et la lâcheté de certains petits boutefeux du Web. J’avais d’ailleurs décidé de garder le silence, mais j’ai changé d’avis après avoir reçu d’autres courriers de la part d’amis d’origine algérienne. En particulier celui de Nacira, universitaire et engagée comme moi de longue date dans les luttes de l’immigration : « Les quelques commentaires auxquels j’ai eu accès ne sont pas tendres, et restent sur cette position que j’ai bien connue quand je suis partie vivre à Alger en 1983: tu n’as rien à dire puisque tu n’es pas d’ici ! C’est curieux que cela dure encore alors que tant d’Algériens-nes ont l’expérience de l’étranger tout en restant attaché-e-s au pays. Et ma collègue sociologue d’ajouter ces quelques mots qui m’ont convaincu d’apporter réponse à mes détracteurs : « À l’évidence personne n’a intérêt à perpétuer cette façon de voir puisqu’elle a aussi contribué à diviser les Algériens ou ceux-celles qui s’en sentent proches et ainsi faire le lit de l’apathie qui a frappé ce pays pendant si longtemps. »

Bien sûr je ne vais pas répondre à tous les commentaires. Je m’excuse d’ailleurs auprès de ceux et celles qui ont apprécié mes textes, mais il s’agit surtout de revenir ici sur quelques acrimonies et malentendus publics qui sont loin de ne concerner que ma petite personne. Bien au contraire, ces accusations participent de quelques passions tristes – minoritaires, fort heureusement ! – d’un peuple jaloux de son indépendance que le pouvoir a « recolonisé » de l’intérieur : l’eternel soupçon des sans grade contre les élites ; l’obsession du complot – français en particulier – ; la confusion entre patriotisme et détestation des autres ; la jalousie ou le mépris à l’égard des faux frères immigrés ; la rancune imprescriptible contre les harkis et autres « larbins de l’étranger » ; la mise sur la sellette des opportunistes – agioteurs d’opinion, révolutionnaires de la vingt-cinquième heure, donneurs de leçons, gratteurs de misère…- contre la communauté ; les abus du nationalisme mémoriel – sous monopole d’Etat – confinant au culte des martyrs au détriment d’une citoyenneté réelle. Si j’évoque ces passions tristes auxquelles je n’échappe pas entièrement  – eh oui, j’ai moi aussi un habitus algérien – c’est précisément parce que je crois qu’elles participent des dangers qui menacent l’avenir de l’Hirak en cours. Des dangers qui, sous la houlette d’une dictature qui ne fait plus illusion, entretiennent la division et le repli sur lui-même du peuple algérien. Des dangers dont je retrouve les graines de discorde dans les verbatim de mes détracteurs que je livre ici en quelques réquisitoires. Avec mes réponses et celles des internautes algériens qui ont su élever le débat.  

 Le réquisitoire contre la nostalgie immigrée 

Platon voulait débarrasser sa cité idéale de tous les poètes qui n’entretiennent que le mensonge et l’illusion. Yebdri l’internaute, lui ce sont « Messieurs les nostalgiques » qu’il veut « rayer des cœurs et des registres ». Dans son Algérie « Terre des hommes et de chouhadas, il n’y aura point de place pour les nostalgiques et ceux qui nous aiment de loin ou par correspondance : ils seront bannis et à jamais ! » Et pour être encore plus clair, il ajoute : « Aux romantiques et aux nostalgiques, nous dirons : chut ! L’Algérie est en train d’écrire une page glorieuse de son histoire. Ne pas déranger, please ! » Il a l’humour anglais ce brave Yebdri, mais la République de Platon n’est pas de bonne augure : n’a-t-il pas été vendu comme esclave après avoir joué le conseiller du tyran de Syracuse à comparé duquel Bouteflika reste un enfant de cœur ? Karima quant à elle écrit qu’elle « n’en a rien à faire des états d’âme des uns et des autres, surtout de ceux qui vivent ailleurs » et qui, précise-t-elle, « n’en ont rien à faire de l’Algérie ». On peut la comprendre Karima : après tout les Algériens d’Algérie ont fort à faire avec leurs propres drames existentiels, pourquoi se soucier des petites misères des émigrés ? Peut-être parce qu’elles sont liées à des blessures de l’histoire qui les concernent aussi. Peut-être encore parce que les âmes du peuple algérien errent aussi dans la diaspora, et que ce sont précisément leurs épreuves – trajectoires du malheur,  nuits de l’identité, expérience des limites, souffrances partagées – qui font le patrimoine d’une nation à travers ses lignes de fuite. En tout cas Karima, vous ne pouvez pas dire qu’ils n’en ont rien à faire de l’Algérie, les émigrés. Ils la portent en eux jusqu’au cimetière !

Sans doute cette Algérie des exilés reste-t-elle pleine de « croyances anciennes » comme le reproche Ghimouze à  mon « écrit suranné » : je devrais donc m’en libérer pour comprendre qu’ « il n’y a qu’un seul drapeau ». J’ai dit et je répète que je n’aime pas les étendards nationaux. Algérien. Français. Ou étasunien. Trop de sacrifices en leur nom, bien après le moment de grandeur des révolutions que ces couleurs ont portées. Eh oui Ghimouze, à la différence de vous je rêve encore du bled de l’utopie, cette terre des hommes libres. Savez vous que l’Algérie du début des sixties était la Mecque du Tiers-Monde, la capitale de la révolution mondiale ?  Cela dit, j’entends maintenant Lyna qui me traite de sale rêveur : « Vas dormir, tu es out ! Notre Algérie n’est pas celle que tu connais : elle est sortie de notre subconscient. » Et Ali de reprendre comme en écho : « Je ne vois pas pourquoi nous raconter votre vie. Votre nostalgie, vos doutes, vos rêves partager les entre vous ! Les Algériens d’ici s’activent, ils ne rêvent pas ». Mais une autre voix s’élève pour prendre la défense du pays de l’utopie : celle de Djamila « Ali, les Algérien s’activent et …rêvent, car avec les rêves, tout est possible ! » Ah chère Djamila, si tous et toutes nous pouvions te ressembler, Baudelaire lui-même serait Algérien lorsqu’il récite :

« Certes, je sortirai, quant à moi, satisfait
D’un monde où l’action n’est pas la sœur du rêve ;
Puissé-je user du glaive et périr par le glaive »

Le réquisitoire au nom de la patrie qu’il faut aimer ou quitter

De nombreux commentaires me font le même reproche, comme celui de Med : « Ou bien l’Algérie est ton pays ou bien elle ne l’est pas ». Ou celui de Farid : « Entre un peu et mon pays tout court, il faut choisir…c’est trop tard et sans rancune, on est assez nombreux comme ça ! » Excusez donc du peu, chers autochtones, mais nous autres « z’migris », nous n’avons pas choisi de vivre « le cul entre deux chaises » ad vitam aeternam. Ne pas oublier que c’est la colonisation qui a produit le déracinement et transformé tous les Algériens en émigrés potentiels. Ne pas oublier non plus que même après l’indépendance, « l’émigré-immigré » est resté au front comme un « colonisé nouvelle manière, un colonisé d’au-delà de la colonisation »[1], continuant à « suer du burnous » – du bleu de travail serait plus juste : la France avait besoin de bras pour se moderniser et l’Algérie des devises rapatriées.


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Mais je ne veux pas jouer les rentiers de la misère des « damnés de l’usine » et faire semblant de ne pas comprendre qu’on me reproche de ne pas aimer mon pays d’origine. Ainsi du commentaire de Malika: « Ne pas aimer le drapeau algérien, c’est tout simplement ne pas aimer son peuple ! » Ou de celui de Rachid : « L’Algérie tu l’aimes ou tu la fermes !» Comment libérer l’Algérie des vieux démons du FLN avec des arguments aussi tranchés ? D’autant qu’ils font écho au cri de ralliement des conservateurs étasunien pendant la guerre du Vietnam (América, leave it or love it) qui ont notamment inspiré le slogan nationaliste de la dictature militaire brésilienne (Brésil, ame-o ou deixe-o) et plus récemment les cocoricos des Le Pen-Sarkozy (La France, tu l’aimes ou tu la quittes). Je n’aime pas n’importe quelle Algérie, en effet. En tout cas pas celle de Bouteflika et autres généralissimes. Mais j’aime l’Algérie de mes parents, de mes amis[2] et compatriotes héritiers de l’immigration. Suis-je pour autant un nostalgique de l’Algérie Française comme l’écrit Lyna (« Un Hirak sans drapeau, il faut le faire : il est tellement Algérie française qu’il l’a fait ! ») ? Là je plaide coupable, mais attention, mon Algérie qui reste un peu française n’a rien de commun avec celle de la quatrième République ! Mieux encore : elle se bat contre les dénis de mémoire d’une rive à l’autre de la grande bleue et revendique l’héritage d’une certaine algériennité dans la France postcoloniale. Et n’en déplaise à tous les fanatiques de l’identité, elle ne menace pas plus les institutions de la République française « une et indivisible » que le patriotisme algérien. Encore s’agit-il ne pas confondre patriotisme et nationalisme, comme le rappelle le commentaire de Mohamed : « Frères Algériens, vous êtes très intelligents, mais il faut beaucoup lire. Le nationalisme est une doctrine chauvine et raciste (…) une doctrine de guerre, destinée aux hommes de troupe dans les casernes. » Et Mohamed de faire la leçon à Lyna qui s’imagine que les Algériens sont « nationalistes de naissance » : « Lyna, j’ai voulu simplement insister sur la différence entre le nationalisme et le patriotisme. Le nationalisme était nécessaire à nos parents pour récupérer la nation perdue. Après notre indépendance, nos dirigeants autoproclamés ont utilisé l’élan de la guerre d’indépendance et ils ont laissé les mêmes mots guerriers dans le but (…) que le peuple voit dans ses dirigeants des sauveurs, des moujahids, alors que la plupart sont des salauds notoires.» Et on ne saurait mieux conclure que le sage Mohamed : « Arrêtons de vivre par et pour la France. Aimer son pays c’est bon, respecter les autres c’est mieux ! »

Le réquisitoire contre les faux Algériens et tous les suppôts de la division nationale

« Article qui appelle à la division du peuple algérien. Je n’aime pas ! », dixit Samir. Plaidons le malentendu. Si effectivement j’insiste dans mes textes sur la diversité des Algériens, c’est pour mieux asseoir les bases d’une citoyenneté réelle, d’un vivre ensemble dans le respect des différences, au-delà du garde à vous face au drapeau au nom de la mémoire des martyrs. Le pouvoir militaro-affairiste a imposé cette religion civile tout en provoquant les replis régionalistes : diviser pour mieux régner, c’est bien connu ! Attention, si on conteste les autorités intronisées par la grande révolution, demain ce ne sont pas simplement les berbéristes ou les barbus qui marqueront leur différence : « Voilà pourquoi il faut être vigilant, selon Mah l’internaute, les harkis, les zouaves, les pieds noirs revendiqueront un jour leur retour avec fanfares et remettront une fois de plus l’Algérie en danger ».

Mais ces différences qui font la richesse d’une nation, il faut savoir les dépasser dans la lutte collective, et c’est tout l’enjeu du mouvement populaire du 22 février 2019 pour affirmer un leadership et sa représentativité face aux caciques de la nomenklatura. Le problème c’est que le peuple échaudé par des années de mensonges se méfie de tous ceux qui prétendent parler en son nom. De ses élites intellectuelles. Des opportunistes. Et surtout des « mauvais Algériens » qui n’auraient plus voix au chapitre. Les échanges à ce propos sont édifiants :

  • Samia : « l’Algérie certes appartient à tous les Algériens. Mais les Algériens qui ont préféré rester malgré les aléas, qui ont préféré revenir malgré les difficultés, ont le mérite de n’avoir pas abandonné le bateau ».
  • Arezki : « Samia vous avez raison. Les bons Algériens sont ceux qui n’ont pas fuit pendant la décennie noire et qui sont restés pour faire marcher l’Algérie. Mais accordons les circonstances atténuantes à ceux qui sont partis et acceptons leur manifestation d’intérêt à ce qui est en train de se produire…. »
  • Flora. « Mais monsieur, certains ont quitté l’Algérie car menacés de mort. Ne l’oubliez pas ! Ce n’est pas de plein gré qu’ils ont tout quitté pour accepter une immense solitude loin de leur famille… »
  • Samia. « Flora, ce sont des cas particuliers. Et ils n’avaient pas de choix, d’ailleurs, certains sont revenus. Je parle de l’Algérien lambda qui a choisi de plein gré. Je ne comprends pas certaines philosophies, comme le cas sujet à discussion. »

Le « cas philosophique » en question, c’est le mien. Et j’en prends pour mon grade. Français nostalgique, Algérien honteux, apatride, harki, et même Russe (sans doute à cause du goût russe pour la nostalgie) Ainsi du réquisitoire de Malika : « C’est un fils de harki. Il n’aime pas le drapeau parce que son père a du combattre avec l’ennemi contre son peuple. Vous n’êtes pas des nôtres ! Kabyle, tu parles, moi je suis Kabyle mais surtout Algérienne ». Il se trouve que je ne suis pas fils de harki, mais je n’en tire aucune gloriole chère Malika, car il faut être bien archaïque dans sa culture pour croire comme vous à l’héritage de la souillure. Et parmi ces gens dont vous parlez avec tant de mépris, nombreux ont été des compagnons de luttes de l’immigration.

Mais les émigrés-immigrés ne sont-ils pas un peu traîtres à leur pays eux-aussi ? C’est une vieille histoire de famille dont le linge sale n’a pas encore été suffisamment lavé comme en témoignent les commentaires suivants :

  • Naima « Restez loin, chez vous faux Français et arrêtez vos leçons de moral. L’Algérie d’aujourd’hui vous est complètement étrangère. Chérissez votre France et c’est tout ! »
  • Chavan. « Naima, pas d’accord avec toi. Des millions d’Algériens se sont retrouvés outre-mer chacun pour des raisons qui lui sont propres, et ce n’est pas pour autant qu’on va les déchoir de leurs racines. La diaspora doit être choyée, car elle peut contribuer à l’édification d’une démocratie réelle
  • Naima. « D’accord ou en désaccord, la réalité est têtue. Vous êtes Français ou plutôt faux Français puisque quoi que vous fassiez, vous resterez aux yeux du Français de souche de bougnoules ou des arabes, même si vous voulez, pour certains, vous démarquer en criant d’origine kabyle ! Celui qui a perdu le lien charnel avec sa terre et ses senteurs, doit rester dans son coin, humblement ! »
  • Kadi. « Naima, c’est quoi ce discours d’exclusion, cela me rappelle Jean-Marie Le Pen. Personnellement je souhaite une Algérie de liberté qui appartiendra à tous. Si vraiment vous voulez vivre dans vrai Etat de droit, alors il faudra accepter l’autre avec ses différences (religieuse, raciale, de langue ou d’opinion). Le vivre ensemble c’est ça ! Sinon, alors, vous aimez vivre dans une dictature ? Moi, non ! »
  • Naima. « Kadi, je parlais de ceux qui ont perdu le lien avec leur terre et ses traditions séculaires. Celui qui se prénomme Jean ou Jacques à la place de Rachid ou Karim. Ou celui qui a honte de dire je suis d’origine algérienne. Croyez-moi, celui-ci n’a rien d’Algérien et restera à tout jamais un faux Français aux yeux xénophobes et haineux du Breton, du Corse, de l’Auvergnien (pitié pour l’Auvergnat cher Naima !)»
  • Océane : « Naima, ils sont Français d’origine algérienne et ils le revendiquent. Ils ont leurs raisons, donc reste dans ton coin : la démocratie n’est pas pour toi ! »

Après tant de véhémence, laissons le mot de la fin à la sagesse de Lahcene : « Le sujet de ce débat est mal approprié, en ces moments cruciaux que nous traversons. Et ça ne sert certainement pas cette révolution qui a besoin de toutes et de tous sans exclusive pour ne pas se faire avorter par les réactionnaires tenant le pouvoir. Si certains d’entre nous ont quitté le pays pour vivre ailleurs car il y fait meilleur, cela a toujours été le cas, et l’humain est aussi un pigeon voyageur. Qu’ils aient changé de nom, de look, de langue ou de religion pour passer incognito, cela s’appelle de la légitime défense, car ce qui compte vraiment, c’est ce qu’ils ressentent profondément dans le cœur et qui remonte en surface au moindre gémissement de la terre des ancêtres. La tolérance est louable et c’est l’une des clefs de succès de toute révolution. »

Mais il y a toujours un autre mot de la fin avec les Algériennes, n’est ce pas chère Azyade : « L’Algérien, quel que soit son lieu de vie actuel est un inconditionnel de ce pays, de son éternel langage renouvelé, de son humour et de ses blagues, de sa main ouverte à tous. Ne soyons pas plus sévères envers nous-mêmes! »


[1] Sayad Abdelmalek, Les enfants illégitimes, Editions Raisons d’agir, 2006, p. 29

[2] A un ami qui lui reprochait son absence d’amour du peuple juif, la grande politologue Hannah Arendt répondait : « De ma vie, je n’ai jamais « aimé » aucun peuple, ni aucune collectivité (…) je n’aime en effet que mes amis » Et elle précisait « Eh bien, je n’« aime » pas les Juifs en ce sens-là, et je ne « crois » pas non plus en eux ; je suis l’une des leurs, voilà tout, cela relève de l’évidence, et ne peut prêter à discussion. »