Algérie, la prise en otage d’Issad Rebrab

Le patron de l’armée, Gaïd Salah, en faisant arrêter le 22 avril le PDG du premier groupe privé algérien, Issad Rebrab, lance à la fois un avertissement aux réseaux du général Toufik et un message à la France.

En faisant incarcérer, malgré son âge avancé, la figure légendaire du patronat privé algérien, Issad Rebrab, le chef d’état major, Gaïd Salah ne peut pas ignorer qu’une telle mesure est particulièrement impopulaire. Premier contributeur du budget algérien après la Sonatrach, la grande société nationale gazière, l’industriel bénéficie d’une très bonne image en Kabylie d’où il est originaire.

Au delà, la popularité d’Issad Rebrab est telle qu’il n’hésitait pas à participer aux premiers rassemblement populaires, sans être associé par les manifestants aux élites discréditées du régime corrompu d’Abdelaziz Bouteflika.

Une proximité de Rebrab avec le DRS

Certes, Issad Rebrab qui a longtemps bénéficié des faveurs de l’ancien DRS (services algériens) du général Toufik, n’est pas un enfant de choeur, mais ce millionnaire kabyle entreprenant et chaleureux a construit un vrai empire industriel. Après tout, une accumulation du capital en Algérie comme en France favorisée par l’Etat a permis que se construisent de grands groupes privés. Mais contrairement aux oligarques de l’ère Bouteflika, dont il a toujours tenu à se dissocier, Issad Rebrab, une des premières fortunes d’Afrique, s’est investi dans des des activités industrielles créatrices de 18000 emplois.

L’interpellation qui a suscité des protestations populaires pourrait contribuer à embraser encore un peu plus la mobilisation actuelle du peuple algérien et creuser l’écart entre le pouvoir militaire, le seul aujourd’hui à incarner ce qui reste de l’Etat, et la majorité des citoyens. Pourquoi, dans ces conditions, avoir pris un tel risque? Quel faux pas a pu pousser l’armée algérienne à mettre en prison une des rares figures populaires parmi « les décideurs » algériens?

Le candidat Macron à Alger

Pour comprendre l’interpellation d’Issad Rebrab, il faut ausculter les relations entre Paris et Alger. Les bonnes relations de l’Elysée avec Issad Rebrab sont de notoriété public. Alors en campagne pour les dernières élections présidentielles, Emanuel Macron s’accordait une rapide échappée vers Alger en février 2017, où il dénonçait les crimes contre l’humanité de la colonisation. Le candidat français passait alors une soirée avec Issad Rebrab, qui était pourtant ostracisé par le président Bouteflika et ses proches.

C’est l’époque où le candidat Macron connaissait quelques problèmes de trésorerie pour le financement de sa campagne électorale. Issad Rebrab et le patron des patrons Ali Haddad (incarcéré lui aussi), proche lui de la Présidence algérienne, auraient-ils mis la main à la poche pour l’aider? Le doute existe aujourd’hui à Alger, mais sans aucune preuve. Certains rappellent que François Mitterrand avait bien été aidé par l’Algérie avant les élections de Mai 1981. Un an plus tard, es « remerciements » du président français avaient pris la forme d’un formidable renchérissement du gaz importé par la France.

Depuis l’élection d’Emmanuel Macron, l’industriel kabyle dispose en tout cas d’un rond de serviettes à l’Elysée. C’est lui qui en diversifiant ses investissements vers la France, a sauvé de la faillite, avec les milliers d’emplois qui vont avec, le fabricant de portes et fenêtres Oxxo et le groupe électroménager Brandt. En novembre 2018, Emmanuel Macron était présent lors de l’annonce de l’implantation d’une usine de Rebrab de fabrication de matériel de traitement de l’eau à Charleville-Mézières, dans les Ardennes.

Un message vers Paris

Or c’est justement cette proximité avec la France qui pourrait expliquer l’acharnement de Gaïd Salah contre Issad rebrab. Lequel Gaïd a de mauvaises relations avec le pouvoir français qui a tenté, jusqu’à plus soif, de protéger l’ancien président Boutteflika. Les liens du chef d’Etat Major avec la Russie, à qui il commande l’essentiel des douze milliards de dollars de commandes militaires annuelles, suffisent en effet à le discréditer aux yeux d’une diplomatie française qui a fait de Poutine l’ennemi public numéro un. En s’en prenant à Rebrab, l’armée algérienne envoie un discret message aux autorités françaises qu’on peut résumer ainsi: « Vous n’êtes plus les maitres chez vous en Algérie comme sous Bouteflika. Cessez de vous opposer à la transition que nous, militaires algériens, organisons eu nom de l’intérêt national ».

A bon entendeur, salut !

Cet avertissement au pouvoir français se double d’un autre aux réseaux que le général Toufik, le patron tout puissant du système algérien pendant un quart de siècle, qu’il tente d’organiser dans l’ombre depuis son éviction en 2015 de la direction de l’ex DRS (renseignements algériens).

Celui qui fut le maitre de l’Algérie entre 1990 et 2015 a une revanche à prendre sur un Gaïd Salah qui a contribué à l’éliminer, voici quatre ans, du paysage politique. Or Issad Rebrab reste un des maillons essentiels du système Toufik dont il a profité pendant si longtemps et qu’il subventionne encore grâce à son immense fortune.

L’arrestation de l’industriel kabyle sonne donc comme un avertissement de Gaïd Salah au général Toufik. « Si vous poursuivez une guerre souterraine pour reprendre le contrôle de l’institution militaire, vous risquez vous aussi de finir en prison ».

Un savant jeu d’échecs

Les délits retenus contre Issad Rebrab, du genre fausse facturation ou exportation illégale de capitaux, restent mineurs. ,A l’aune de tels griefs, il la plupart des dirigeants algériens devraient être emprisonnés. « L’objectif de Gaïd Salah n’est pas de voir Rebrab condamné pour des années, explique un ancien ministre algérien, mais de construire, grâce à cette prise d’otages, un rapport de forces politique en sa faveur ».

Les arrestations à répétition des oligarques algériens sont autant de pièces du jeu d’échecs sophistiqué que les patrons de l’armée mettent en place pour asseoir leur mainmise sur la transition actuelle. Pour le meilleur ou pour le pire.

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Nicolas Beau
Ancien du Monde, de Libération et du Canard Enchainé, Nicolas Beau a été directeur de la rédaction de Bakchich. Il est professeur associé à l'Institut Maghreb (Paris 8) et l'auteur de plusieurs livres: "Les beurgeois de la République" (Le Seuil) "La maison Pasqua"(Plon), "BHL, une imposture française" (Les Arènes), "Le vilain petit Qatar" (Fayard avec Jacques Marie Bourget), "La régente de Carthage" (La Découverte, avec Catherine Graciet) et "Notre ami Ben Ali" (La Découverte, avec Jean Pierre Tuquoi)