La France au risque d’un décrochage stratégique en Afrique

Ces trois dernières années ont vu la dégradation de l’image de la France en Afrique. Si le phénomène est incontestable, il n’est ni uniforme ni généralisé. Résumé sous la formule médiatique de « sentiment anti-français en Afrique », il est aujourd’hui très commenté, mais mal caractérisé. Au risque de passer à côté des véritables enjeux.

Une chronique de Pierre d’Herbès parue sur le site  de la revue « Confits » (https://www.revueconflits.com/la-france-au-risque-du-decrochage-reputationnel-et-strategique-en-afrique/) que nous reproduisons avec l’aimable autorisation des éditeurs de l’article 

Ces évènements anti-français, et les narratifs qui les accompagnent bénéficient d’un large écho auprès d’un public urbain, jeune, très connecté

Le « sentiment anti-français », phénomène que l’on peut qualifier d’inédit dans ses modalités et son caractère panafricain, trouve son point d’émergence dans la bande sahélo-saharienne. La sous-région marquée par une instabilité croissante depuis 2011 et l’empreinte militaire française depuis 2013. Dès lors, la décennie voit l’augmentation de manifestations anti-françaises en Centrafrique (2013), au Sénégal (2015) et au Mali (2017). Auparavant, la décennie 2000 avait aussi donné lieu à des manifestations anti-françaises très violentes dans une Côte d’Ivoire en pleine guerre civile (2004).

À partir de 2019, le phénomène s’accélère. Il correspond à la détérioration du climat sécuritaire dans le Sahel, en particulier au Mali et au Burkina Faso. La période qui s’étire de 2020 à 2023 voit l’amplification des manifestations anti-françaises dans le G5 Sahel (Mauritanie, Tchad, Mali, Niger, Burkina Faso), ainsi que la multiplication de narratifs, et de fausses informations, pointant l’action de Paris dans la région. Cette situation débouche, en 2022 au Mali, et en 2023 au Burkina Faso, sur le départ des forces françaises qui y étaient stationnées.

Les narratifs anti-français dans le Sahel finissent par déborder et se répandre dans le reste de l’Afrique francophone : Gabon, Congo-Brazzaville, RDC, Côte d’Ivoire, etc. Ils bénéficient de l’écho donné par des influenceurs anti-français très actifs tels que Kemi Seba ou Nathalie Yamb. Il n’en demeure pas moins que le phénomène se développe à des degrés variés et mal quantifiés. Raison pour laquelle l’analyse se concentrera en priorité sur le Sahel, où les modalités du sentiment anti-français sont les plus saillantes et les mieux documentées.

Un phénomène urbain digital

Le « sentiment anti-français » fait autant appel à un inconscient collectif tiré de la colonisation et de la période post-coloniale appelée « Françafrique » qu’à l’actualité géopolitique sous-régionale. Le phénomène s’incarne et se développe dans le cadre d’un contexte socio politique précis.

Les premières manifestations qui éclatent progressivement dans le G5 Sahel ne rassemblent que quelques dizaines d’activistes militants[1], parfois payés[2]. Elles profitent néanmoins de la digitalisation croissante des grandes aires urbaines du continent. Très relayées via les réseaux sociaux et dans la presse locale, elles gagnent graduellement en intensité. Cependant, même au plus fort des tensions franco-maliennes, en 2021 et 2022, elles n’excèdent que rarement les quelques centaines de participants. En comparaison, les manifestations du M5, au printemps 2020, majoritairement tournées contre le président Keita, rassemblent plusieurs dizaines de milliers de participants.

La délivrance des visas sape la politique africaine de Macron 

Ces rassemblements peuvent atteindre des intensités variées. De simples des slogans (« France Dégage ») jusqu’à des attaques de bâtiments officiels français, comme l’ambassade de France à Ouagadougou en septembre 2022. Rarement, l’armée française est confrontée : blocages du convoi de ravitaillement de l’opération Barkhane à Kaye (Burkina Faso) puis à Téri (Niger), à la fin de l’année 2021.

Ces évènements anti-français, et les narratifs qui les accompagnent bénéficient d’un large écho auprès d’un public urbain, jeune, très connecté et touché par un fort taux de chômage[3]. Une typologie que l’on retrouve dans toutes les agglomérations et capitales de la région. Ils constituent une masse critique, très perméable à la désinformation. Comme le rappel Raphaël Chauvency, officier supérieur et professeur à l’École de Guerre économique : « Ces immenses cohortes de jeunes gens connectés sont suffisamment éduqués pour nourrir des ambitions. Seulement, le marché du travail local ne leur permet pas de les assouvir et ils n’ont pas de compétences suffisantes pour rivaliser avec succès dans l’arène mondiale. Ils sont en vérité inemployables. Cela nourrit des frustrations intenses qui les poussent à se retourner contre le bouc émissaire le plus évident : l’ancienne puissance coloniale ». Une frustration par ailleurs renforcée par les discours anti-immigration en Europe, et la politique de restriction des visas[4].

Sont-ils pour autant représentatifs ? C’est un débat qui existe, même localement[5]. Cela dit, on note, même chez les profils les moins hostiles à la France, une rancœur vis-à-vis de la politique africaine de Paris : en tout cas de la perception qu’ils en ont.

A contrario, moins connectées et contraintes à des conditions de vie plus rustiques, les zones rurales sont en majorité étrangères aux narratifs anti-français. Elles seraient même relativement bien disposées à l’égard de Paris. « En brousse, le sentiment anti-français est nettement moins développé. Au contraire, l’aide apportée par les humanitaires est crédité à la France » confirme Gil Baudeou humanitaire au sein de LACLEF, une association aidant à la scolarisation des enfants au Burkina Faso. Un paramètre important, car la majorité des populations du Sahel sont encore rurales.

Il n’en demeure pas moins que le phénomène n’est pas à prendre à la légère, surtout s’il poursuit son extension vers le reste de l’Afrique francophone. Notamment dans les pays côtiers, globalement plus dynamiques économiquement et notamment plus urbanisés : comme le Sénégal, le Gabon, la Côte d’Ivoire, le Bénin, etc.

La France, paravent à la mal-gouvernance

En première ligne dans le Sahel et le golfe de Guinée, la France est une cible idéale. L’opération Barkhane est perçue par une partie des populations du G5 Sahel comme une force d’occupation inefficace et néocoloniale. Quand elle n’est pas accusée de collaborer avec les groupes armés djihadistes. Globalement, l’armée française est vue, même en France, comme l’un des principaux terreaux du « sentiment anti-français ».

Qu’en est-il réellement ? Un gros plan sur le Mali permet de constater que le « sentiment anti-français » est surtout présent dans le sud : une région quasi vide de soldats français. A contrario au nord, déployée autour de Gao, Tombouctou et Kidal, Barkhane est bien perçue et synonyme de sécurité et développement [6]. En 2021, Le « Malimètre », baromètre créé par la fondation allemande Friedrich-Ebert-Stiftung, avait mis en évidence cet état de fait. Une donnée confirmée par un autre humanitaire, dont la fondation est active dans tout le Sahel : « Plus vous remontiez au nord et plus la présence française semblait acceptée ».

Selon le colonel Charles Michel, dans son livre le « Chat sur la Dune », l’opération Barkhane est victime de sa réputation de puissance : « Barkhane peut tout ; Barkhane voit tout ; Barkhane sait tout ». Une perception erronée qui se télescope avec la réalité du terrain où les groupes armés continuent d’évoluer, voire de progresser. De fait, le mandat de Barkhane ne consistait qu’à contenir la menace des groupes armés. Le temps que l’armée malienne (FAMA) et l’État soient en mesure de reprendre pied dans la moitié nord du pays. Ce qui n’a jamais été fait par manque de moyens, de volonté politique et à cause de la persistance des antagonismes ethniques au cœur de la crise malienne. Du point de vue des autorités maliennes, l’armée française facilitait surtout la sauvegarde d’un statu quo [7].

La dégradation des relations entre la France et le Mali, après les deux coups d’états, en 2020 et 2021, d’une junte militaire réputée proche de Moscou, transforme Paris en coupable idéal pour faire paravent à l’indigence des FAMA et de l’État malien. D’urbain, le discours anti-français devient institutionnel. Depuis le départ de la France en 2022, et l’arrivée de mercenaires de Wagner, la situation se dégrade encore. Si bien que c’est la Minusma qui est aujourd’hui ciblée.

Au Burkina Faso, le développement du « sentiment anti-français » est plus tardif. Les narratifs et les fake news qui y sont distillés contre l’armée française – comme le convoi de Kaya accusé de ravitailler les djihadistes – sont les mêmes que dans les autres pays du Sahel. Seulement Paris ne dispose sur place que de quelques centaines d’opérateurs des forces spéciales (Opération Sabre). Les forces de Barkhane n’opéraient dans la région que ponctuellement, et à la demande de l’armée burkinabé. Pourquoi une telle distorsion ? Selon Gil Baudeou, le passif de l’armée française dans le pays joue en partie : « L’exfiltration de Blaise Compaoré en 2014 par des militaires français (…) ou l’intervention armée lors des attentats de 2016 ont créé un ressenti dans la population ». En outre, la visite d’Emmanuel Macron en 2017, et le Sommet de Pau en 2020, vu comme une convocation, ont été vécus comme des humiliations. Il n’en demeure pas moins que ce ressentiment populaire a été amplifié et utilisé à des fins politiques. Ainsi l’expulsion de l’opération Sabre, en février 2023, est probablement une manœuvre du capitaine putschiste Ibrahim Traoré, afin de consolider son assise populaire urbaine.

Malgré la détérioration de la situation dans le pays, parfois jusque dans la ville de Kaya, à 100 kilomètres de Ougadougou, la population reste confiante dans ses forces de défense et de sécurité [8]. Une situation permise par l’indigence de la presse locale, une communication gouvernementale autocomplaisante et une relative sécurité des grandes villes, hors de portée des groupes armés. Comme au Mali, la réponse reste uniquement sécuritaire. Les ferments de crise ethnosociaux, comme les conflits fonciers au nord du pays, ne sont pas assumés. Au contraire, « le sentiment anti-peuls et anti-touaregs est lui bien réel et de plus en plus fort » rappelle Gil Baudeou.

A contrario, les relations politiques et militaires de Paris restent bonnes avec les gouvernements nigériens, mauritaniens ou tchadiens malgré la propagation du « sentiment anti-français ». Ces trois pays ont en commun de disposer de forces militaires fiables et opérationnelles et ont su maitriser la menace des groupes armés djihadistes sur leurs territoires respectifs. Le cas du Niger est d’autant plus intéressant que, contrairement au Mali et au Burkina Faso, le pays a su prendre en compte tôt les conditions ethno-sociales de la sortie de crise.

Responsabilités françaises

Comme on l’a vu, le sentiment anti-français est attisé par des causes sociales et politiques échappant au contrôle de la France. Était-ce une fatalité ? Il est probable que non et de fait, Paris, initialement confiante, a commis plusieurs erreurs en négligeant plusieurs variables propres au continent.

Trop confiante dans sa connaissance fine des particularités culturelles du continent, Paris a négligé de travailler sur les aspects psychosociaux et les biais cognitifs des populations africaines [9]. Une erreur que n’ont pas commise les Russes. On évoque régulièrement les fermes à trolls de Moscou qui ont participé à démultiplier et rendre viraux les narratifs anti-français. Or ce n’est qu’une facette opérationnelle. Comme le rappelle Raphaël Chauvency : « les opérateurs russes en guerre de l’information (…) sont parvenus à retourner les masses africaines contre la France en utilisant des leviers narratifs simples basés sur la psychologie sociale, avec l’efficacité que l’on sait ». Ce type de contenu a envahi le web africain, à l’image des dessins animés anti-France [10]. Leur activité ne s’est pas limitée aux réseaux sociaux. Leurs opérations d’influence se sont aussi articulées avec un écosystème dense de presse locale et internationale (Russia Today, Sputnik), maximisant les effets dans l’opinion publique [11].

Dénoncer l’influence russe est insuffisant. Déjà parce qu’elle n’est pas le seul compétiteur stratégique de la France sur le continent. Dans cette optique, on mentionne souvent la Turquie et la Chine. Mais on oublie la politique d’influence anti-française discrète, mais très insidieuse déployée par les États-Unis et la Grande-Bretagne. Il s’agit d’angles morts dans l’analyse des risques qui pèsent sur les intérêts français en Afrique.

Il n’en demeure pas moins que la dénonciation des rivaux de la France la dédouane d’un inventaire sur l’efficacité de ses moyens d’action. De facto, Paris a du retard dans l’influence et la guerre de l’information que l’on confond encore avec la communication. Certes, l’État français n’est pas resté sans réagir et a mené, et mène encore, des actions, mais trop peu, trop tard et trop timidement. Face aux enjeux, le gouvernement a décidé de l’érection, en novembre 2022, de l’influence au rang de fonction stratégique. De plus, la France dispose d’un écosystème de cabinets privés assez solides dans le domaine. Cela sera-t-il suffisant ? Culturellement, l’influence, cousine du lobbying, est très mal vue en France. Sans compter les difficultés d’une collaboration intégrée entre civils et militaires dans le cadre de la mise en œuvre d’une fonction stratégique.

Sans changement d’approche, la France aura toujours tort quoi qu’elle fasse. Contrairement à l’actuel leitmotiv médiatico-politicien, ce n’est pas la politique française en Afrique qui pose un problème. Mais la perception tronquée qu’en ont les masses africaines. L’exemple du « pillage des ressources » est révélateur. La France est accusée de voler l’or du Mali et du Burkina alors même qu’elle n’y exploite aucune mine… Dans cette optique, l’annonce, à la fin du mois de février, de la diminution des effectifs militaires français en Afrique est une mesure hors sujet et à contre-emploi, en plus d’être un aveu de défaite.

Certaines postures diplomatiques doivent aussi être revues. En 2021, il ne fut pas cohérent de condamner un coup d’État au Mali au nom de la démocratie tout en soutenant simultanément le régime tchadien. Cette maladresse a été interprétée comme un double standard arbitraire en Afrique francophone. De même, la dégradation des relations de la France avec le Royaume du Maroc, depuis l’année dernière, est inquiétante. Car le Royaume chérifien dispose d’une influence culturelle et religieuse étendue en Afrique de l’Ouest. En outre, cette distension diplomatique s’accompagne d’un rapprochement avec l’Algérie, qui a pourtant manifesté son hostilité à la présence de la France dans le Sahel [12].

Enfin, il importe d’arrêter d’annoncer la fin de la « Françafrique » tous les cinq ans. Car le terme ne revêt pas la même perception sur le continent, et qu’il donne corps à de nombreux fantasmes. La visite de Macron au Gabon, dans le cadre de sa tournée africaine, en mars, a très critiquée en amont et en aval dans la presse et les réseaux sociaux locaux, est à ce titre un échec. Elle symbolise la difficulté du gouvernement a trouver les ressources adéquates pour endiguer la perte de terrain de la France sur le continent : signal faible d’un vide stratégique. La situation est urgente, car un dévissage de la France en Afrique serait une catastrophe pour la réputation de puissance de la France dans le reste du monde. 

 

[1] BAUDEOU Gil, Entretien, propos recueillis par Pierre d’Herbès, février 2023

[2] Annelise Chalamon, Synergie Burkina, Entretien, propos recueillis par Pierre d’Herbès, février 2023

[3] LUGAN Bernard, Osons dire la vérité à l’Afrique, Éditions du Rocher, 2015

[4] GUIFFARD Jonathan, Le sentiment anti-français en Afrique de l’Ouest, Institut Montaigne, janvier 2023

[5] Alors, on dit quoi, Sentiment anti-français au Sahel : l’avis de la jeunesse nigérienne, RFI, décembre 2022

[6] MICHEL Charles (Col), Le Chat sur la Dune, Lavauzelle 2022

[7] RICARD Maxime (Dr), La trajectoire politique du Mali sous domination militaire, IRSEM, 2021

[8] Gil Baudeou, op. cit.

[9] CHAUVENCY Raphael, Entretien, Propos recueillis par Pierre d’Herbès, février 2023

[10] TV5 Monde/AFP, En Afrique, des dessins animés anti-France, au service de la propagande russe, février 2023

[11] AUDINET Maxime, Le Lion, l’Ours et les Hyènes, IRSEM, juillet 2021

[12] HERBES (d’) Pierre, Alger, l’outil de Moscou dans le Sahel, Decryption, octobre 2021