Burkina Faso: 550 attaques armées depuis octobre 2015

La prolifération des groupes armés et l’implantation rapide des jihadistes a conduit, en 2019, à une intensification de la violence au Burkina Faso

L’ONG Crisis Group, dans un rapport fort bien documenté, appelle à « sortir de la spirale de violences ». Extraits.

Voici cinq ans, les petits groupes jihadistes, spécialisés dans les enlèvements, étaient bien différents des insurrections armées d’aujourd’hui

En quatre ans, le Burkina Faso a brutalement plongé dans la violence. Depuis la première attaque revendiquée par un groupe jihadiste, à l’Ouest du pays, en octobre 2015, plus de 550 attaques par différents groupes armés, jihadistes ou non, ont été répertoriées contre des civils ou les forces de défense et de sécurité. En dépit des efforts de contre-insurrection de l’Etat burkinabè et de ses partenaires, la situation se détériore : 66 pour cent de ces attaques ont eu lieu en 2019. En octobre 2017, Crisis Group a consacré un premier rapport au mouvement insurrectionnel qui se propageait au Nord du pays, principalement dans la province du Soum, en lien avec la crise malienne. Au cours des deux années suivantes, les régions du Sahel, de l’Est et du Centre-Nord se sont embrasées, et les violences se sont multipliées dans le reste du pays, en particulier les régions du Nord et de la Boucle du Mouhoun.

Des menaces sous estimées

Les autorités burkinabè ont eu tendance à sous-estimer la menace. Elles ont longtemps considéré qu’elle était exclusivement d’origine libyenne, puis malienne, et qu’elle était entretenue par des réseaux proches de l’ancien président Blaise Compaoré, en exil en Côte d’Ivoire depuis 2014. L’ancien pouvoir jouait certes un rôle d’intermédiaire auprès de ces groupes jihadistes, qui le ménageaient en retour. Mais les petits groupes jihadistes de l’époque, spécialisés dans les enlèvements, étaient bien différents des insurrections armées d’aujourd’hui qui s’étendent dans toute la sous-région. Après la décision de Compaoré d’engager le Burkina Faso au sein de la Minusma (Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali), le contingent de Casques bleus burkinabè avait subi une première attaque en août 2014.

Confrontées à une extension géographique sans précédent des violences armées, les autorités commencent tout juste à prendre conscience qu’au-delà de ces facteurs extérieurs, les groupes jihadistes, composés essentiellement de combattants burkinabè, constituent un phénomène endogène. Elles persistent néanmoins à blâmer des mains invisibles, en particulier à l’approche des élections présidentielle et législatives prévues en novembre 2020.

Cette menace est davantage la conséquence que la cause des problèmes que rencontre le Burkina Faso. Ce rapport analyse le rôle joué par la crise multiforme du monde rural burkinabè dans la diffusion des violences armées. Il s’inscrit dans la continuité des rapports de Crisis Group sur le Burkina Faso et le développement des insurrections jihadistes au Sahel central. Il repose sur des entretiens avec des responsables gouvernementaux, des acteurs politiques et de la société civile, des membres des groupes d’autodéfense Koglweogo, des forces de défense et de sécurité, des experts, des diplomates et différents partenaires du pays, réalisés au Burkina Faso entre juillet et octobre 2019.

Un pouvoir fragilisé

Le Burkina Faso traverse une profonde crise de gouvernance, liée au délitement progressif du système politique mis en place par l’ancien président Compaoré (1987-2014). Le soulèvement populaire qui l’a chassé du pouvoir en 2014 a ouvert une séquence de remise en cause des élites et des institutions par une partie de la population, qui n’est pas la première du genre. Perçue comme essentiellement urbaine, cette insurrection a également révélé les fractures internes du monde rural, qui ont grandement favorisé la pénétration des groupes jihadistes. Si ces groupes sont d’abord apparus comme une menace extérieure venue du Mali, ils ont trouvé au Burkina Faso un terreau propice à leur développement. L’insurrection populaire de 2014 a mis fin au pouvoir de Compaoré mais la classe politique et les modes de gouvernance ont peu changé. 

L’insurrection d’octobre 2014 avait également une dimension générationnelle. La jeunesse, à l’avant-garde de cette mobilisation, se veut toujours garante de « l’esprit de l’insurrection », d’autant plus puissant qu’il s’inscrit dans l’héritage sankariste. Même si la jeunesse peine à s’unir, elle n’entend plus être tenue à l’écart de la prise de décision, monopole d’une classe dirigeante en place depuis les années 1990, et maintient sur cette dernière une pression constante.

Le président Compaoré contrôlait les campagnes grâce à un système d’alliances personnalisées permettant d’étouffer les contestations locales et les tensions communautaires sous-jacentes. Différents segments de l’élite locale (élus et membres du Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP), alors au pouvoir, chefs traditionnels, opérateurs économiques) assuraient l’ordre politique en alternant répression et cooptation des mécontents, en lien direct avec les autorités centrales. Ce dispositif, qui s’est certes accompagné d’investissements dans les infrastructures rurales, a entretenu l’illusion d’une cohésion sociale et d’une stabilité des campagnes. L’exclusion en mars 2012 de plusieurs acteurs clé du pouvoir, suspectés de faire de l’ombre au frère cadet du président, a fragilisé ces réseaux et amoindri la capacité de l’Etat à apaiser les tensions dans les périphéries.

Le délitement de l’Etat

L’insurrection de 2014 a considérablement affaibli ce système et accentué le délitement de l’Etat en milieu rural. Dès novembre 2014, la dissolution des conseils municipaux et régionaux et leur remplacement par des délégations spéciales a paralysé les mairies, qui jouaient un rôle clé en matière foncière. L’insurrection a libéré l’expression des frustrations dans les campagnes (71 pour cent de la population du pays vit en zone rurale) à l’égard de l’Etat et de ses représentants locaux. Ces derniers, y compris certaines autorités coutumières et municipales, sont ouvertement accusés d’avoir des comportements prédateurs, parfois d’être complices de la marchandisation des terres. Moins sollicités et moins écoutés, ces acteurs jadis au cœur des mécanismes locaux ou étatiques de régulation de l’accès au foncier et de gestion des différends, voient s’amoindrir leur capacité à résoudre les conflits. L’émergence simultanée de groupes d’autodéfense (Koglweogo) a encore réduit leur influence. Cette fragilisation de la gouvernance des campagnes survient alors que les tensions dégénèrent plus souvent en violences. Le gouvernement ne reconnait pas suffisamment le caractère endogène et profond des problèmes actuels. 

Le gouvernement ne reconnait pas suffisamment le caractère endogène et profond des problèmes actuels, qu’il décrypte plutôt à l’aune de la crise politique ouverte en 2014 – toujours en cours en dépit d’un processus de réconciliation. Depuis 2016, les autorités voient la main de l’ancien parti au pouvoir, le Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP), derrière les troubles qui agitent le pays. Elles accusent les tenants de l’ancien pouvoir de manœuvrer pour saboter leurs efforts et mieux revenir aux affaires.Elles sont d’autant plus inquiètes que le CDP conserve des élus bien implantés dans des régions sensibles du pays, dont l’Ouest. Le gouvernement se focalise donc sur une éventuelle menace politique alors que les insurrections sont avant tout la conséquence d’un monde rural en ébullition. La création en 2015 de l’Observatoire national de prévention et de gestion des conflits communautaires traduit néanmoins une prise de conscience de l’importance de ces tensions, qui s’expriment différemment selon les régions concernées (…)