Les autorités maliennes bloquent l’enquête sur la mort du journaliste Birama Touré

Huit ans après la disparition du journaliste malien Birama Touré, enlevé le 29 janvier 2016 et mort dans les locaux de la sécurité d’Etat à Bamako, son ancien directeur de publication, Adama Drame, réclame toujours justice. L’enquête a connu de grandes avancées tout au long de ces huit années mais elle est désormais au point mort. Adama Dramé, qui dirige le journal d’investigation Le Sphinx, a répondu aux questions de Mondafrique en France, où il est désormais réfugié politique.

Adama Drame, directeur de publication du Sphinx, pour lequel travaillait le journaliste

Mondafrique : que sait-on aujourd’hui des derniers instants de Birama Touré ?

Adama Drame :  il a été torturé. Celui dans les bras duquel Birama est décédé a dit qu’il avait été torturé. Il saignait de la bouche et, excusez moi, de par derrière. Il criait; il disait qu’il va mourir. Il est mort dans ses bras, de suite de tortures avec l’électricité, avec tout ce que vous pouvez penser d’ignoble et d’infra-humain. Aujourd’hui, c’est établi. Après sa mort, le corps de Birama a été roulé dans un sac de jute et transporté à bord du pick-up blanc que Karim Keïta avait offert au colonel cheikh Oumar N’Diaye puis jeté dans un puits à Sebenikouro. Beaucoup de bâtiments ont été construits dans cette zone. On n’a pas pu retrouver le corps. On sait quand même qu’il a été enterré dans un ancien puits situé sur un champ qui appartient à la famille Haidara.

Mondafrique : sait-on pourquoi Birama Touré a été enlevé ?

A.D. : il avait dit qu’il enquêtait au nom du Sphinx. Le jeudi 28 février 2016, un jour de bouclage du journal, Birama est venu avec quelqu’un à la rédaction et a demandé à me parler. Cette personne qui l’accompagnait était l’adjudant Aboubacar Koné, dit Abacha, de la Sécurité d’Etat. Ceux qui étaient présents ce jour-là l’ont formellement identifié quand on a publié sa photo dans la presse. Moi, je n’étais pas là. J’étais parti à Dakar deux jours plus tôt au chevet de ma soeur malade.

Par la suite, on a découvert que Birama travaillait depuis six mois dans un autre journal appartenant à son homonyme Birama Fall, lui même décédé depuis lors. C’est lui qui l’aurait envoyé chez Karim Keita, le fils du Président Ibrahim Boubacar Keita, pour enquêter sur une affaire de moeurs. Karim Keita était soupçonné d’avoir fait un enfant à la femme d’un de ses amis, qu’il a plus tard épousée. Un jour, Karim était assis avec le colonel cheikh Oumarou N’diaye dans un bar du quartier Blabla. Le téléphone de Karim sonnait et ce dernier ne décrochait pas. Le colonel N’Diaye lui aurait dit «Mais décroche !» et Karim lui aurait répondu : «C’est un journalist qui m’emmerde.» Il lui aurait  expliqué la situation et le colonel lui aurait dit : «Laisse-moi faire. On va lui taper un peu dans les testicules.»

Par la suite, le juge Sidi Abdoul Maïga a découvert que Birama enquêtait sur l’affaire Paramount, une affaire d’achat de blindés surfacturés dans laquelle Karim Keïta est soupçonné d’avoir joué un rôle en tant que président de la commission Défense de l’Assemblée et fils du Président très impliqué dans les affaires d’armement.

Birama Touré

 

Mondafrique : comment l’enquête a-t-elle progressé ?

A.D. : au début, c’était l’affaire Ministère public contre X. Maintenant, c’est devenu Ministère public contre Karim Kéita, Moussa Diawara et autres. Le premier juge était le juge Cissé, qui a été nommé président du tribunal de Kayes. Un deuxième juge lui a succédé puis le juge Oumar Diara, qui a convoqué Karim Keita. Ensuite, le procureur Idrissa Hamidou Touré et le juge d’instruction Sidi Abdoul Maiga ont abattu un travail extraordinaire. Ils ont pu entrer en contact avec beaucoup de témoins dont nous ignorions l’existence. Ils ont retrouvé l’homme dans les bras de qui Birama est décédé dans la cellule 4 de la Sécurité d’Etat. Leurs  investigations ont abouti d’abord à l’arrestation du général Moussa Diawara, qui était directeur de la sécurité d’Etat au moment de l’enlèvement de Birama. Ils sont aussi à l’origine du mandat d’arrêt international lancé contre Karim Keita, qui n’a malheureusement pas été exécuté puisque Karim Keita s’est installé en Côte d’Ivoire après le coup d’Etat.

Avec la chute d’Ibrahim Boubacar Keita et l’arrivée au pouvoir du nouveau régime, nous avons nourri beaucoup d’espoir, moi, la famille de Birama et la presse malienne. Mais malheureusement, au fur et à mesure que le juge Maïga continuait à demander à écouter certaines personnes soupçonnées d’être impliquées, tout d’un coup, on n’a rien compris, les avocats de la défense ont saisi la chambre d’accusation qui a retiré le dossier au tribunal de la commune 4 pour l’envoyer au tribunal de la commune 6.

Mondafrique : qui le juge Maïga voulait-il entendre?

A.D. : le statut général des militaires dispose que toute poursuite pénale à l’encontre d’un militaire en activité nécessite sa mise à disposition préalable à l’autorité judiciaire par le ministre de la Défense, seul à pouvoir l’ordonner. Le ministre Sadio Camara a accepté que Moussa Diawara soit mis à la disposition de la justice et ce dernier a été écouté, confronté et mis sous mandat de dépôt depuis trois ans. Mais c’est le seul.

Vous voyez, c’est quelque chose d’assez ignoble. Je peux comprendre que des assassins fassent tout pour se soustraire à la justice mais quelqu’un qui est honnête, qui veut un Mali nouveau, ne devrait pas les couvrir. Ce n’est pas normal.

Bizarrement, le ministre de la Défense Sadio Camara a accordé la mise à disposition du général Moussa Diawara qui a été confondu et emprisonné malgré son faux alibi. Mais pour tous les autres, ceux qui ont conduit Birama à la Sécurité d’Etat, l’ont interrogé, torturé, assassiné puis enterré, le colonel cheikh Oumarou N’diaye, le colonel Ousmane Camara dit Omani, le capitaine cheikh Tidiane Diarra, l’adjudant Boubacar Koné dit Abacha, qui était le tortionnaire en chef de la sécurité d’Etat, Aguibou Magassa et Seydou Diossa, quand le juge a voulu les entendre, il n’a obtenu aucune réponse à ses demandes de mise à disposition.

Le général Moussa Diawara, ancien responsable de la direction générale de la Sécurité d’Etat, détenu depuis trois ans pour le meurtre de Birama Touré

Mondafrique : comment le dossier a-t-il évolué ensuite ?

A.D. : rapidement, le juge Mohamed Saïdou Séne, qui a hérité du dossier, s’est rendu à l’évidence et a émis à son tour trois demandes de mise à disposition des mêmes personnes, qui sont restées, jusqu’à l’heure où je vous parle, sans réponse.

Mondafrique : comment expliquez-vous ces blocages ?

A.D.:  les six personnes impliquées dont on demande la mise à disposition sont des gendarmes. Quand on regarde l’évolution des choses, on se demande finalement si le général Moussa Diawara n’a pas été victime d’un règlement de compte. Parce qu’il n’y a pas  de raison qu’il soit arrêté pour l’affaire Birama depuis trois ans et qu’on refuse que les autres soient écoutés !
Le président du Comité national de la transition, le colonel Malick Diaye, est un promotionnaire du colonel cheikh Oumar N’Diaye et il semblerait que le ministre de la Défense, le colonel Sadio Camara, ait des liens assez fort avec le colonel Ousmane Camara Oumani, dans le bureau duquel Birama a été interrogé la première fois. Ce sont des copains de promotion ou des parents et, malheureusement, ils sont protégés.  

Ni le ministre de la Justice ni le ministre de la Défense qui doit donner l’autorisation n’ont voulu que le juge les écoute. Et le juge Séne a tellement insisté, malgré les menaces, qu’il a fini par être muté à Kimparana, à plus de 470 km de Bamako, dans un fief djihadiste ! Son seul crime, c’est d’avoir essayé de faire honnêtement son travail.

Mondafrique :  pourtant, vous fondiez beaucoup d’espoir sur le régime militaire ?

A.D. : nous sommes tombé des nues. Les autorités maliennes protègent ces six suspects. Parmi eux, il y en a qui continuent à  travailler à la sécurité d’Etat. Le colonel N’Diaye est au ministère de la Défense. Il a même été promu. Nous ne pouvons pas comprendre que les autorités fassent obstacle à la manifestation de la vérité. Pour un régime qui fait la promotion du Mali nouveau, où la justice règne, il ne suffit pas de mener la lutte contre la corruption. La lutte contre les assassinats doit être menée avec encore plus de vigueur. Pour l’honneur de la justice malienne, pour l’honneur des officiers qui dirigent le Mali, qui veulent apporter la liberté, la souveraineté, combattre l’impunité sous toutes ses formes, qu’ils laissent les juges faire leur travail.

La famille Birama a déposé une demande d’audience auprès des ministres de la Justice et de la Défense depuis sept mois. A l’heure où je vous parle, ces deux demandes d’audience aussi sont elles-aussi restées sans réponse.

Un nouveau juge d’instruction vient d’être nommé. Néma Sagara sera la septième. Je compte sur elle pour qu’elle poursuive le travail extraordinaire de ses collègues.

Karim Keita, commanditaire présumé du meurtre et, à ses côtés, l’actuel chef d’Etat du Mali, le colonel Assimi Goita

Mondafrique : Quelles conséquences a eu la disparition de Birama Touré dans votre propre vie ?

A.D. : Cet événement a eu de très grandes conséquences dans ma vie. Birama a disparu le 29 janvier 2016. J’ai enquêté et mes investigations ont abouti à l’identification de beaucoup de ceux qui étaient impliqués dans sa disparition, avec l’aide de certains confrères de la place, notamment les journaux le Matinal et le Pays. Ce dernier avait retrouvé l’un des co-détenus de Birama. Au bout de deux ans, alors que j’étais prêt à publier le résultat de mes recherches,  le régime a essayé de m’acheter et on m’a fait plusieurs propositions : 50 millions, 350 millions, 500 millions de francs CFA. Comme j’ai refusé, ils ont décidé finalement de me liquider. On a essayé de m’écraser avec un camion et j’en ai réchappé miraculeusement. A ce moment-là, j’ai décidé de m’exiler en France. J’ai bénéficié de la protection de l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides), que je remercie. Et un peu plus tard, j’ai pu faire venir ma famille.  

C’est très dur, l’exil, mais il y a des combats qu’il faut mener jusqu’au bout. Jusqu’à ma mort, je me battrai pour que tous ceux qui sont soupçonnés dans la disparition, la séquestration, la torture et l’assassinat de Birama Touré soient arrêtés et jugés.