La catastrophe humanitaire de Gaza

Un fallacieux débat sur la qualification de la situation nutritionnelle à Gaza retarde encore l’adoption des décisions politiques qui pourraient aboutir à un arrêt effectif des hostilités, constatent nos confrères du site « The Conversation ».. Fallacieux, car il suscite des discussions sur la définition même de la famine, alors que la définition donnée par l’Integrated Food Security Phase Classification (IPC), outil développé en 2004 par le Programme alimentaire mondial (PAM), l’UNICEF, la FAO et diverses ONG (dont ACF, CARE et Oxfam) vaut référence internationale.

Responsable du diplôme «Santé — Solidarité — Précarité» à la Faculté de médecine de Grenoble, Université Grenoble Alpes (UGA)

En tout état de cause, la question n’est pas de savoir si existe une famine – et selon quelle définition –, mais si sont en place les mécanismes qui « fabriquent » une dramatique pénurie alimentaire. Or cela ne fait aucun doute quand on lit les rapports des organisations internationales ou quand on observe les scènes désespérées de personnes se précipitant, dans le chaos et la violence, au-devant des points de distribution de vivres encore opérants.

Rappelons que les quatre piliers de la sécurité alimentaire sont :

  • la disponibilité des denrées alimentaires (le fait que les aliments soient présents sur le territoire) ;

  • l’accès de la population à ces denrées (le fait que les gens puissent effectivement recevoir et consommer ces aliments) ;

  • la bonne utilisation de ces aliments (liée aux bonnes pratiques de préparation et de diversité du régime alimentaire) ;

  • la stabilité de ces trois piliers dans le temps. Aujourd’hui, à Gaza, aucun de ces principes n’est respecté.

La disponibilité des denrées alimentaires est réduite

La production locale de nourriture, les importations commerciales, les stocks et les aides extérieures sont tous réduits ou anéantis. Le système alimentaire et les chaînes de valeur de l’agriculture se sont effondrés ou survivent de façon marginale grâce au marché informel. Une grande partie des terres et infrastructures agricoles, y compris les vergers, les serres et les champs cultivés, ont subi d’importantes destructions. Les hostilités ont également provoqué le déplacement de populations loin des terres agricoles. Environ 70 % du bétail et des autres animaux auraient été perdus depuis le 7 octobre 2024.

D’autres restrictions imposées aux Gazaouis affectent les moyens de subsistance et l’accès à la nourriture, comme l’interdiction de facto de se déplacer à moins d’un kilomètre de la clôture frontalière, ce qui exclut l’accès à une grande partie des terres agricoles. L’activité de pêche est largement interrompue en raison des dommages subis par les bateaux, du manque de carburant et des conditions de sécurité. Plus de 300 granges, 100 entrepôts agricoles, 119 abris pour animaux, 200 fermes ont été détruits.

La coupure totale d’électricité qui a commencé le 11 octobre 2023 se poursuit. Un peu d’électricité est encore produite à l’intérieur de Gaza par des générateurs et des panneaux solaires. Les hostilités continuent d’empêcher la livraison de carburant à la centrale électrique de Gaza, qui ne fonctionne toujours pas, et bloquent la distribution transfrontalière d’électricité.

Cette situation a de graves répercussions sur tous les aspects de la vie quotidienne, notamment la transformation et le stockage des denrées alimentaires, le pompage et la distribution de l’eau potable, le traitement des eaux usées et le fonctionnement des télécommunications et des systèmes financiers.

D’après les données de l’UNRWA, le nombre maximum de camions entrant quotidiennement par les points de passage de Kerem Shalom et de Rafah était de 500 par jour avant l’escalade de la violence ; environ 70 % de ces camions transportaient alors de la nourriture ou un mélange de produits alimentaires et non alimentaires. Entre janvier et septembre 2023, une moyenne quotidienne de 150 camions de nourriture est entrée dans Gaza. Entre le 8 octobre 2023 et le 9 mars 2024, ce nombre est tombé à une moyenne de 65 camions par jour et la disponibilité des denrées alimentaires a considérablement diminué.

L’entrée des camions humanitaires et commerciaux dans Gaza est presque intégralement limitée aux gouvernorats du sud, principalement à Rafah. Le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU (OCHA) estime que moins de 5 % de tous les camions alimentaires ont atteint le nord de Gaza au cours des quatre dernières semaines, tandis que 45 % sont restés à Rafah et qu’environ 50 % ont atteint les gouvernorats centraux de Deir al-Balah et Khan Younis.

Le 20 février 2024, le PAM a décidé de suspendre ses livraisons d’aide alimentaire au nord de Gaza en raison du chaos et de la violence. Le 5 mars, un convoi alimentaire de 14 camions, le premier du PAM envoyé vers le nord depuis la suspension des livraisons le 20 février, s’est vu refuser l’accès après trois heures d’attente au poste de contrôle de Wadi Gaza, puis a été pillé sur le chemin du retour.

L’accès à la nourriture est dégradé

Même quand de la nourriture a pu parvenir quelque part à Gaza, cela ne signifie pas que la population a la possibilité de se la procurer.

L’inflation est très élevée. De septembre à décembre 2023, elle a été estimée, tous produits confondus, à 48 %, atteignant des records pour certains produits : + 100 % pour l’huile ; + 300 % pour les œufs ; + 750 % pour la farine de blé.

Les marchés informels dominent désormais les transactions de produits alimentaires et non alimentaires dans Gaza, car les marchés formels se sont effondrés à la suite de l’épuisement des stocks et des dommages subis par les principaux lieux d’activité. Les ventes et les achats se font principalement dans la rue, avec des activités de troc potentielles.

La population, et plus particulièrement les groupes vulnérables, est de plus en plus confrontée à des risques pour accéder aux marchés en raison des opérations militaires et des bombardements, mais aussi de l’absence d’ordre social. Transporter et distribuer de la nourriture dans la rue est risqué, en particulier dans le nord de la bande de Gaza et dans le gouvernorat de Gaza, où les gens sortent en groupe pour acheter de la nourriture et/ou portent des couteaux pour se protéger.

Comme évoqué plus haut, les deux autres grands piliers de la sécurité alimentaire sont la bonne utilisabilité des aliments et la stabilité des approvisionnements. Or l’utilisation de la nourriture obtenue par la population est entravée. Quand on parle d’utilisation, on parle de toutes les conditions requises pour concrètement pouvoir tirer bénéfice de la nourriture obtenue : disposer de combustible pour la cuisson, d’une eau saine pour les préparations culinaires et la boisson, d’ustensiles pour le stockage et la cuisson, et d’un état de santé permettant la préparation et la bonne assimilation des nutriments. Tous ces facteurs sont aujourd’hui altérés.

Quant à la stabilité des approvisionnements, elle est inexistante. La livraison et la distribution des denrées sont désordonnées et chaotiques, comme le traduisent les violences et scènes de pillage sur les lieux de distribution, ou les noyades en mer lors de tentatives désespérées pour récupérer des denrées parachutées par avion.

Un contexte propice à la diffusion de pathologies

Les pathologies liées à la promiscuité, à la mauvaise qualité de l’eau, au manque d’hygiène corporelle et à la dégradation de l’environnement sont en forte augmentation.

Pour y faire face, la population déplacée ne peut compter que sur un système de santé local détruit et sur des acteurs humanitaires internationaux dont la présence est aujourd’hui dérisoire, du fait de la dangerosité du terrain et/ou des multiples entraves établies par les autorités israéliennes. Une pénurie d’acteurs internationaux que la mort toute récente de 7 membres de l’ONG « World Central Kitchen » va amplifier.

Avant l’escalade des hostilités, la majorité de l’approvisionnement en eau dans la bande de Gaza provenait de sources souterraines et le reste (environ 20 %) d’usines de dessalement et d’oléoducs transfrontaliers. Le pompage excessif des eaux souterraines en Palestine a entraîné une grave pollution et salinisation de l’eau, en particulier dans la bande de Gaza. Plus de 97 % de l’eau pompée dans l’aquifère côtier ne répond pas aux normes de qualité de l’eau fixées par l’OMS.

La plupart des systèmes de traitement des eaux usées ont été suspendus et ne fonctionnent plus depuis novembre 2023, en raison des dommages subis, du manque d’approvisionnement en carburant/électricité et du manque d’entretien. Selon une étude menée en février 2024, l’accès à l’eau pour la boisson, le bain et le nettoyage est estimé à 1,5 litre par personne et par jour, alors que la quantité minimale d’eau nécessaire à la survie est de 15 litres selon les normes internationales.

En ce qui concerne la gestion des déchets solides, qui était déjà une question cruciale avant l’escalade, la dernière mise à jour de l’UNRWA du 16 janvier indique que cette gestion se poursuit dans les gouvernorats de Rafah et de Khan Younis et partiellement dans le gouvernorat de Deir al-Balah, où environ 45 chargements de camions d’ordures ont été transférés vers des sites temporaires. En février 2024, dans le gouvernorat de Rafah, 80 % des sites d’accueil de déplacés qui ont été évalués lors d’une enquête du cluster Wash avaient des latrines non fonctionnelles. Seuls 15 % des sites disposaient d’installations pour le lavage des mains à proximité des latrines. 24 % des sites évalués offraient un accès sûr et privé aux latrines et 51 % disposaient d’installations séparées pour les hommes et les femmes. Là où les regroupements de populations sont les plus denses, on note la présence de matières fécales humaines autour des lieux de stationnement dans près de 80 % des cas.

 

 

Les indicateurs de santé disponibles traduisent les effets de cette promiscuité et de ce manque d’hygiène. Dans les gouvernorats de Khan Younis et de Deir al-Balah, au cours des deux premières semaines de mars plus de 97 % des enfants de moins de cinq ans ont eu une ou plusieurs maladies, 56 % ont souffert d’infections respiratoires aiguës, 70,5 % ont eu la diarrhée et 82,3 % ont eu de la fièvre. À Rafah, les chiffres sont très proches. Ces données construisent une équation particulièrement dangereuse : « moins d’apports de nourriture, plus de pertes ». Les enfants sont exposés à un risque majeur de déshydratation aiguë pouvant entraîner leur mort.

Selon l’OCHA, 1,9 million de personnes déplacées sont exposées à un risque élevé de maladies transmissibles en raison de la surpopulation des sites de déplacés et du manque d’accès à des installations d’eau, d’assainissement et d’hygiène adéquates. À Gaza, des cas d’hépatite A ont été confirmés en janvier 2024 et l’OMS a averti que les conditions de vie inhumaines permettront à l’hépatite A de continuer à se propager.

Un système de santé en lambeaux

Le système de santé, ultime ligne de défense des populations civiles en dénutrition grave ou malades, est aujourd’hui inopérant, du fait de la destruction des structures de soins, de la fuite ou de la mort des professionnels, et de l’interruption des chaînes d’approvisionnement en médicaments et consommables utiles aux équipes soignantes encore en mesure d’agir sur place. Ce qui reste de ce système de santé doit en outre se consacrer à soigner les blessés, qui se comptent en dizaines de milliers. Rappelons que, au 14 mars 2024, les hostilités auraient fait près de 105 000 victimes dans la bande de Gaza, soit près de 5 % de la population totale. Cela comprend plus de 73 000 blessés, dont un quart sont des enfants, et plus de 31 000 morts dont un tiers sont des enfants.

Selon le dernier rapport de situation de l’UNICEF, les hôpitaux continuent de subir de graves perturbations dans la fourniture de soins de santé. 155 établissements de santé ont été endommagés et 32 hôpitaux et 53 centres de santé ne fonctionnent pas en raison des hostilités ou de la pénurie de médicaments essentiels.

Les structures de santé sont également confrontées à des pénuries de personnel médical, notamment de chirurgiens spécialisés, de neurochirurgiens et de personnel de soins intensifs, ainsi qu’à un manque de fournitures médicales, et ont un besoin urgent de carburant, de nourriture et d’eau potable. À Deir al-Balah et Khan Younis, selon l’OCHA, depuis janvier 2024, trois hôpitaux – Al Aqsa, Nasser et Gaza European – risquent d’être fermés en raison de l’émission d’ordres d’évacuation dans les zones adjacentes et de la poursuite des hostilités à proximité.

À Rafah, cinq hôpitaux fonctionnent encore. Mais l’afflux de personnes déplacées migrant vers Rafah a dépassé le nombre de lits disponibles dans les hôpitaux, entraînant une incapacité à répondre aux besoins de la population ainsi regroupée. Les services de santé primaire sont également très demandés dans les abris informels qui accueillent les personnes déplacées. La poursuite du siège autour de certains hôpitaux affecte considérablement leur capacité de gestion des cas. L’orientation des patients en dehors de Gaza reste un défi, car la liste d’attente continue de s’allonger.

Tous les indicateurs d’analyse internationaux des situations de pénurie alimentaire sont au rouge. Au regard du droit international humanitaire, la faim ne doit pas être utilisée comme arme de guerre. C’est pourtant aujourd’hui le cas dans la bande de Gaza. Face à la situation décrite, le débat sur la notion de famine apparaît dérisoire.

Il faut que cela cesse. C’est ce constat qui a amené la Cour internationale de justice (CIJ) à ordonner à Israël d’empêcher la famine qui « s’installe » à Gaza. Et de l’ordonner encore plus vivement récemment. La CIJ enjoint à l’État hébreu de garantir la fourniture d’eau et de nourriture à la population de l’enclave palestinienne. C’est également l’objet d’une toute récente déclaration officielle de la Commission nationale consultative sur les Droits de l’Homme (CNCDH), dont l’auteur du présent article est membre et contributeur des recommandations finales.