Du Biafra et du Liban aux attentats de novembre 2015 à Paris, Patrick Aeberhard raconte son itinéraire de médecin et de militant au sein du premier mouvement humanitaire français Médecins sans frontières, puis avec Médecins du Monde.
Une chronique de Christian Labrande
« Le silence et le laisser-faire tuent les lointains d’abord et les proches ensuite. A force de regarder creuser la tombe des autres, on ouvre la sienne ». André Glucksmann
Dans les fracas du monde , les mémoires de Patrick Aeberhard, cardiologue et co-fondateur de « Médecins sans frontières » est un passionnant voyage, mené au pas de charge, à travers quelques uns des principaux conflits de ces cinquante dernières années : du Biafra au Rwanda, en passant par le Liban, l’Afghanistan, le Kosovo…
Ces aventures renvoient à des sauvetages acrobatiques, à des ponts aériens ou encore à de constructions d’’hôpitaux de fortune. Des actions le plus souvent menées dans des conditions matérielles précaires avec , comme boussole, le droit d’ingérence et, comme soutien , la réflexion de quelques-uns des grands intellectuels du temps : Michel Foucault, Jean-Paul Sartre, Raymond Aron…
A l’origine, la guerre du Biafra
Qu’est ce qui pousse, en 1968, un petit groupe de jeunes médecins à s’immerger dans un conflit lointain et aux causes multiples et complexes où se mêlent intérêts politique (défense de la centre Afrique mise sur pied par Jacques Foccart) intérêts économiques ( la région où se déroule la révolte de la minorité Ibo est la plus riche du Nigéria en matières premières ) ? Comme le souligne Patrick Aeberhard, il y a d’une part la volonté d’épouser une cause juste et aussi de fuir un système oppressant « On n’a pas idée de la chappe de plomb qui pesait, juste avant 68 sur la prospère et satisfaite société français et particulièrement sur la jeunesse (…) nous étions traités comme de la piétaille par d’insupportables mandarins (…) qui nous exploitaient sans vergogne ».
Un jour dans une salle de garde Aeberhard et son ami Arnaud Marty-Lavauzelle (qui sera, dans le années 1980 une des chevilles ouvrières de « AIDES », l’association en faveur des malades du Sida) voient une affiche de la Croix-Rouge française appelant les volontaires à rejoindre l’équipe médicale du Biafra. Quelques jours plus tard ils sont embarqués dans un avion du Comité international de la Croix-Rouge chargés à ras bord de vivres et de médicaments. Un vol de nuit pour échapper aux tirs de la DCA nigérienne.
Le récit de ces premiers jours d’immersion en pleine précarité d’une médecine de guerre est poignant : opérations à la chaîne de victimes , combattants et civils, dans des conditions de danger de tous les instants :« épuisés nous tenons par l’indignation car les morts , les blessés ne sont pas que des militaires, ce sont aussi des femmes et des enfants . Ils incarnent pour nous une évidence : la cause des Biafrais est juste , il faut le clamer le plus fort possible à la face du monde ».
Après des mois à pratiquer cette médecine d’extrême urgence Patrick Aeberhard rendre à Paris. Le drame biafrais a fait sentir à beaucoup de jeunes médecins le nécessité d’une structure permanente d’intervention humanitaire. Un souci qui rejoint celui d’un autre médecin qui va s’identifier bientôt à ce combat , Bernard Kouchner. C’est la création en décembre 1971 de Médecin sans frontières . Une structure qui veut prendre ses distances avec la traditionnelle neutralité ambiguë du CICCR , particulièrement durant la seconde guerre mondiale.
Pas de bonnes ou de mauvaises victimes.
A peine MSF créée, c’est au Liban, alors en pleine guerre civile , qu’est plongée le jeune organisation. L’équipe de MSF y rejoint un jeune médecin précédemment rencontré au Biaffra, Mario Duran qui opère à Beyrouth depuis des mois des centaines de blessés que lui amènent les milices de toute obédience. Avec ce crédo sans cesse répété : « il n’y a pas de bonne ou de mauvaises victimes. Il y a des victimes ».
Avec l’aide de Bernard Kouchner, un hôpital est monté, sous les bombes, en plein quartier « palestino progressiste » mais non loin du siège du siège des milices chrétiennes de Bachir Gemayel et donc, ennemies jurées des palestiniens. Donc une médecine des dangers de tout instant. Car selon le mot d’esprit des libanais (qui ne manquent effectivement pas d’esprit…) « au Liban le seul moyen d’être en sécurité c’est de faire partie d’une milice armée ».
Forte de ses succès à Beyrouth, MSF crée des dispensaires dans le sud Liban. Mais Beyrouth redevient le théâtre de l’horreur avec le massacre en septembre 1982 des camps de réfugiés palestiniens de Chabra et Chatila par les milices chrétiennes et Aeberhard est aussi témoin de l’horreur de ce drame vécu en direct.
D’autres missions amènent notre « french doctor », ainsi qu’on désignait familièrement ces pionniers de l’humanitaire, en Afghanistan où il raconte notamment sa rencontre avec la personnalité impressionnante du commandant Massoud : « je me trouve face à un dirigeant habité de réelles valeurs démocratiques (…) il va droit au but : il nous brosse un tableau terrifiant de la montée en puissance des islamistes radicaux et réclame tout de go l’aide officielle de la France pour les combattre ». On sait la suite, les talibans aidés par le Pakistan reconquièrent progressivement le pays. Jusqu’à l’assassinat de Massoud le 9 septembre 2001 sur ordre de Ben Laden. Soit deux jours avant le 11 septembre , date d’entrée dans l’ère du terrorisme international.
Un autre épisode marquant de l’histoire de MSF (devenu entre temps Médecins du Monde dont Patrick Aeberhard est président ), c’est son intervention au Nicaragua et la question des indiens Miskitos. Après la victoire de la révolution sandiniste, le nouveau pouvoir demande des comptes aux hommes cette ethnie qui ont été entrainés comme supplétifs des Américains dans sa guerre contre les Sandinistes. MSF décide néanmoins de leur porter secours « ils étaient dans un état lamentable, traités comme des renégats. » En somme mutatis mutandis, les harkis du Nicaragua… Aeberhrad raconte : « cela nous a valu , dans les cercles parisiens bien pensants, d’être critiqués (…) pour avoir commis le crime d’avoir porté secours à une tribu « d’extrême droite ». Fidèle à leurs crédo d’il n’y a pas de mauvaise victime les médecins poursuivront leur intervention au chevet de l’ethnie ostracisée.
L’horreur en trop..
Au cours des années 1980 MDM est amené à effectuer plusieurs autres missions au Liban où le contexte a changé avec l’entrée en jeu du Hezbollah et des bombardements de l’aviation de Tsahal. Donc un contexte tout aussi dangereux. Et les moyens d’intervention changent « De nos jours on enlève toujours les humanitaires, mais quand on veut vraiment que leurs interventions cessent, on les décapite comme ce fut le cas pour David Haines (…) en Syrie. » Et Patrick Aeberhard d’écrire encore: » Le but des terroristes est d’ailleurs partiellement atteint , puisque depuis ce drame la plupart des humanitaires ont changé de politique et choisissent dans ls zones à grand risque de travailler avec de petites associations locales plutôt que d’attirer l’attention en œuvrant au sein de grandes organisations trop visibles. (…) La survie est à ce prix, l’efficacité aussi. »
En France MDM mène une action , toujours d’actualité hélas, envers une réelle politique en faveur de la réduction des risques liés à la consommation de drogue. Patrick Aeberhard ne manque d’ailleurs pas une occasion de répéter dans le médias son crédo en faveur d’une légalisation du Cannabis dont le trafic, on le sait, finance le grand banditisme ou le terrorisme islamique.
Les missions humanitaires se poursuivent aux quatre coins du monde : tremblement de terre en Arménie, guerre dans l’ex Yougoslavie mais, une certaine forme de découragement pointe « (…) les années passant , je dois l’avouer, je commence à me poser des questions : j’ai de plus en plus la certitude que notre action humanitaire , courir d’incendie à incendie de catastrophe en catastrophe (…) revient à écoper l’océan à la petite cuillère ».
Deux grandes crises justement vont accroitre ce sentiment de lassitude les massacres de civils en Croatie et surtout, le génocide rwandais. « Il y a un effet d’accumulation , les horreurs en abyme, Biafra, Sabra et Chatila la Yougoslavie et maintenant Goma ; l’esprit de résistance qui m’inspirait depuis le début (…) trébuche sur une dimension quasi inhumaine » Et de poursuivre « Brusquement nous découvrons que les deux blocs avaient au moins le mérite de contenir entre leurs pinces imbéciles les multiples rancœurs nationales , régionales, religieuses ou tribales qui , à notre grande surprises, se manifestent un peu partout. Un mur s’abat et ce n’est pas la liberté qui se répand sur le monde, c’est la somme de toutes les répressions et frustrations qui s’écoule et vient aujourd’hui jusqu’à lécher nos côtes, en Méditerranée ».
Constatant le caractère sans doute dépassé des actuelles ONG notre médecin évoque une piste possible de remplacement : la création sous l’égide des Nations Unies « comme il y a des casques bleus, créer des groupes de casques rouges agissant comme une taskforce internationale ».
Du Biafra à la place de la République
Patrick Aeberhard en était là de ses réflexions. On est le 13 novembre 2015 et il revient de l’enterrement de son ami André Glucksmann. Tous les militants de la première heure du combat humanitaire se sont retrouvés pour honorer la mémoire d’un penseur qui aura dénoncé toute sa vie la barbarie et le totalitarisme.
La cérémonie terminée, Il chemine tristement dans Paris et, tout proche de chez lui, place de la République, entend soudainement le « fracas du monde », mais cette fois ci à sa porte. Il croit tout d’abord à un règlement de compte entre bandes. Puis en voyant les blessés affluer, le militant humanitaire comprend qu’il s’agit d’attentats visant aveuglément des civiles. Comme au temps du Biafra, un hôpital de fortune est mis sur pied dans un café proche. Des serviettes de restaurant servent de garrots.
Pendant une heure d’attente interminable on pare au plus pressé avec des moyens dérisoires, attendant les secours qui tardent car, on ne le sait pas encore ,ils sont mobilisés sur d’autres fronts ouverts par le terrorisme.
Tard dans la nuit Aeberhard rentre chez lui et lui revient à l’esprit cette phrase d’André Glucksmann, justement, dans son dernier livre , Voltaire contre attaque : « Le silence et le laisser-faire tuent les lointains d’abord et les proches ensuite. A force de regarder creuser la tombe des autres, on ouvre la sienne ».
Du Biafra aux attentats de 2015 à Paris, la boucle est bouclée
Patrick Aeberhard . Un médecin dans les fracas du monde.. Calmann Levy. 210 pages. 17, 50 euros.
Merci pour tout ce dévouement auprès de tous ces peuples victimes de cette barbarie toujours inquiétante même dans notre Europe Aujourd’hui.
Mais quand connaîtrons nous la Paix ?
En effet : c’est très bon livre, une histoire passionnante !!!