« Guerre froide en Afrique » (4/6), l’OPA soviétique sur la formation des élites

Au-delà des conflits armés qui ont ensanglantés le continent pendant trente ans, les Deux Grands ont tout fait pour gagner la bataille des cœurs et des esprits en investissant dans la formations des élites africaines. Une histoire méconnue qui résonne encore aujourd’hui

Olivier Toscer

Des étudiants africains à Moscou. » Nous ne serons pas affligés, si vous ne devenez pas communistes », assurait Nikita Khrouchtchev

 Février 1960 à Moscou. Nikita Khrouchtchev annonce l’ouverture prochaine de l’Université de l’Amitié des Peuples. L’établissement est destiné à procurer à des étudiants venus de ce que l’on appelle alors le Tiers-Monde, un enseignement supérieur de haut niveau.L’initiative passe alors plutôt inaperçue, même au sein des services de renseignements occidentaux, en regard d’autres affaires majeures de la guerre froide cette année-là comme le sommet avorté de Paris entre Khrouchtchev et Eisenhower (mai), la crise congolaise (juillet à décembre) ou le départ des conseillers soviétiques de Chine (août).

L’Université de l’Amitié lance pourtant un nouveau mode de lutte d’influence idéologique, une autre guerre froide, non-dite celle-là. Une bataille sans armes nucléaires, ni affrontements militaires mais visant pourtant le même objectif : assurer la suprématie de bloc de l’Est dans ces pays que l’on appelle alors « sous-développés » et particulièrement en Afrique

Le pragmatisme avant l’idéologie

L’URSS étudie avec appétit, depuis plusieurs années, le processus de décolonisation en vue d’étendre son influence.La patrie de Lénine a certes déjà envoyé une poignée de conseillers militaires au Ghana, en Guinée et au Congo notamment. Mais elle prend soin de ne pas déclencher un conflit armé. Elle vient ainsi de décliner les appels du pied du Premier ministre congolais Patrice Lumumba pour s’engager militairement dans la guerre civile en cours dans l’ex-colonie belge.

Dans le Tiers-Monde, Moscou préfère le pragmatisme et l’opportunisme à la rigueur idéologique. « Nous ne serons pas affligés, si vous ne devenez pas communistes, assure même Nikita Khrouchtchev dans une adresse aux étudiants, lors de l’inauguration de l’Université de l’Amitié des Peuples. Mais vous resterez toujours des gens honnêtes, si, en acquérant le savoir, vous consacrez votre vie au service fidèle de votre peuple, et non au sac d’argent, à la pièce d’or ».

L’offensive de charme soviétique est instantanément couronnée de succès : avant même son ouverture, l’établissement reçoit près de 2 000 candidatures pour 500 places disponibles. Il faut dire que l’aide concrète apportée à chaque étudiant sélectionné est appréciable: une allocation mensuelle, un logement en foyer universitaire, et surtout un encadrement pédagogique impressionnant – environ 800 enseignants pour 4 000 étudiants. Les étudiants africains sont traités comme des princes : ils reçoivent de 80 à 150 roubles par mois (contre 50 à 70 pour les boursiers soviétiques, et 100 pour le salaire moyen en Russie).

Dès mars 1961, l’Université prendra le nom de Patrice Lumumba, ex-Premier ministre du Congo assassiné dans la guerre civile qui ravage encore l’ancienne colonie belge. Une récupération qui vise à montrer la solidarité de l’URSS avec les peuples libérés du système colonial, à séduire.

« Combien d’entre vous êtes prêts à passer dix ans de vos vies en Afrique? », lance John Kennedy à un auditoire étudiant peu avant son élection

Naissance du « Peace Corps »

Le 14 octobre 1960, à 2 heures du matin, juste après son premier débat télévisé avec Nixon dans le cadre de l’élection présidentielle, à l’Université de Ann Arbor, John F. Kennedy met au défi les 10 000 étudiants restés pour l’accueillir : « Combien d’entre vous êtes prêts à passer dix ans de vos vies en Afrique, en Amérique latine ou en Asie pour les États-Unis et pour la liberté ? ».

Quelque jours plus tard, le futur président des Etats-Unis théorise la notion de Peace Corps lors d’un discours où il s’en prend à l’administration Eisenhower, incapable, selon lui, de mener la guerre froide avec suffisamment de vigueur. Il faut faire mieux en envoyant des Américains à l’étranger, motivés pour défendre la liberté et « triompher des efforts des missionnaires de M. Khrouchtchev ».

le Peace Corps voit le jour le 1er mars 1961

Enfanté par la guerre froide, le Peace Corps voit le jour le 1er mars 1961. Dès la fin de l’année quelque 400 jeunes coopérants sont déjà en poste notamment au Ghana et au Nigeria où ils donnent des cours d’anglais, de mécanique ou de médecine, triment dans les champs ou aident dans les ministères.

Le nombre de ses volontaires atteindra 15 000 en 1966 dont 40 % en Afrique noire. Les corpsmen  se vivent comme les vigies avancées de la société américaine dans les pays du Sud. Ils sont censés aider les jeunes nations bien sûr mais également combattre l’image de « l’Ugly American », la réputation de yankee prétentieux qui colle à la peau des Américains à ce moment-là dans le monde. « Ils sont exactement le calibre d’hommes et de femmes qui devraient être encouragés à poursuivre leur carrière au sein de l’administration fédérale », écrit, avec enthousiasme le président Lyndon Johnson en mai 1964[1].

Si l’objectif solennel confié par le Congrès américain au Peace Corps est bien de «promouvoir la paix et l’amitié dans le monde », la mention par une brochure de l’Académie des sciences de l’URSS de cette « organisation anticommuniste au service du capital monopolistique » montre que les Soviétiques y voient un concurrent sérieux.

Un étudiant sur quatre pro soviétique

Au début de son offensive de charme, l’URSS semble bien placé pour emporter la bataille des cœurs et des esprits. En 1962, selon une étude du sociologue sénégalais Jean-Pierre N’Diaye, réalisée auprès de la jeunesse estudiantine africaine en France, 25 % d’entre eux admirent l’URSS contre seulement 8 % la France et 3 % les Etats-Unis. Mais la susceptibilité des jeunes Etats africains, jaloux de leur souveraineté dans leur propre pays, ralenti la pénétration du bloc communiste sur le territoire africain.

Exemple à l’Institut Polytechnique de Conakry où dès la première année scolaire, deux professeurs soviétiques sont destitués après le premier semestre sur ordrede l’inspecteur général de l’enseignement Louis Béhanzin, à causede leur mauvaise connaissance du français. « Quand les professeurs américains arrivent, explique-t-il aux autorités soviétiques, ils n’ont pas de difficultés avec la langue française. La différence dans la connaissance du français entre les enseignants soviétiques et américains a une importance politique non seulement pour la Guinée mais aussi pour tous les pays africains »[2]

 Les boursiers africains accueillis à l’université Patrice-Lumumba ne sont pas non plus tous très contents de leur vie à Moscou. En décembre 1963, entre 500 et 700 d’entre eux manifestent même sur la Place Rouge contre le racisme qu’ils subissent en URSS, après qu’un de leur camarades ait été retrouvé mort au bord d’une bretelle d’autoroute. Et certains se plaignent, dès leur retour chez eux, de la qualité des diplômes soviétiques toujours sous-évalués par les autorités locales par rapport à ceux de camarades ayant fait leurs études à Paris ou à Londres.

Inquiétudes de Jacques Foccart

Le directeur de la CIA se plaint de l’interdiction de placer ses hommes dans le Peace Corps

Côté Etats-Unis, l’influence des Peace Corps américains reste également limitée par la légende urbaine qu’ils seraient des agents de la CIA sous couverture. Même leurs alliés se méfient de « ces volontaires auxquels les Américains donnent une formation très idéologique », comme l’écrit dans ses carnets Jacques Foccart, le « Monsieur Afrique » du Général De Gaulle. « Ils ne font pas autre chose que du renseignement ou de la propagande »[3]. Une chimère en réalité : des notes récemment déclassifiés aux Etats-Unis montrent qu’une règle en vigueur dès le départ disqualifiait automatiquement les candidats qui voulaient s’enrôler dans les Peace Corps, s’ils avaient eu auparavant une carrière dans un service de renseignement. Et même la CIA se plaignait d’une telle interdiction ! « Je pense que cette interdiction porte un terrible désaveu envers les hommes et les femmes honorables qui servent leur nation en travaillant à la CIA »[4], fulminera William Casey, le maitre-espion américain au début des années 80.

De toute façon, au tournant des années 60-70, les Américains embourbés au Vietnam, se désintéressent de plus en plus de la coopération avec l’Afrique, se contentant de livrer des armes et de soutenir politiquement les régimes qui leur sont déjà acquis (Zaïre et Afrique du Sud notamment). Ils ne réagissent même pas quand l’Ethiopie de Hailé Selassié bascule dans la dictature militaire communiste en 1974 et que le Peace Corps doit plier bagage.

A partir du début des années 70, l’URSS va également concentrer ses efforts sur le continent noir dans le seul domaine militaire et déléguer la coopération éducative aux autres pays de l’Est. L’Allemagne de l’Est par exemple devient à partir de 1973, le principal « coopérant » civil du bloc de l’Est en Afrique. Les « chemises bleues », les jeunesses communistes est-allemandes sont envoyés dans les champs et dans les usines notamment au Congo, Angola, Mozambique. Surtout, les Allemands de l’Est excellent dans la formation à la propagande, notamment avec ADN, l’agence de presse nationale chargée de former les journalistes africains issus des pays frères en Afrique.

Au final, le bloc de l’Est a-t-il réellement été capable de produire des élites «rouges», guidées par l’idéologie communiste et soucieuses de mettre en place une administration et une bureaucratie de type socialiste en Afrique ?

Certains anciens élèves du bloc soviétiques ont effectivement accédé au plus haut niveau dans leurs pays alors d’orientation marxiste : José Eduardo dos Santos, président de l’Angola à partir de 1979, a étudié en URSS de 1963 à 1969 ; il était le principal dirigeant des étudiants angolais en URSS et a obtenu à Bakou un diplôme d’ingénieur du pétrole et des télécommunications. Fikre-Selassié Wogderess, Premier ministre éthiopien de 1985 à 1987, a étudié à l’Institut de sciences sociales à Moscou en 1975. Alemu Abebe, ministre de l’Agriculture en Éthiopie a fait des études de médecine vétérinaire à Moscou. Au Mali, plusieurs présidents ont été formés derrière le rideau de fer, parmi lesquels Alpha Oumar Konaré (1971-1975 : Institut d’Histoire, Université de Varsovie, Amadou Toumani Touré (1974-1975 : École supérieure des troupes aéroportées à Riazan en URSS), Dioncounda Traoré (1962-1965 : Faculté de langue russe à Moscou et Faculté de mécanique et mathématiques de l’Université d’État de Moscou).

Dans le domaine culturel, la formation aux différents métiers du ciném(opérateurs, scénaristes, réalisateurs, critiques de cinéma, éclairagistes, etc.), retient également l’attention puisque le cinéma joue un rôle essentiel dans la conquête des coeurs et des esprits. Parmi les cinéastes, le Sénégalais Sembene Ousmane, le Malien Souleymane Cissé, ou encore le Mauritanien Abderrahmane Sissako (Timbuktu), pour n’en citer que quelques-uns, ont fait leurs classes en Union soviétique, pour la plupart à l’Institut du cinéma de Moscou (VGIK). La célèbre «école soviétique du cinéma » a joué et joue encore un rôle majeur dans leur manière de représenter leur société.

Des milliers de cadres 

Mais l’essentiel de l’héritage soviétique en Afrique ce sont surtout des milliers d’ingénieurs, agronomes, médecins, pharmaciens, cadres de l’administration et du secteur privé, techniciens, enseignants d’université ou du secondaire. Ils ont contribués et contribuent encore à la construction des Etats africains.

Dans quelques rares pays, ils ont même été dominants dans l’élite administrative. A la fin des années 80 par exemple, les Ethiopiens formés en URSS représentait 30 % des postes de cadres du ministère des Affaires Etrangères et près de la moitié des cadres des ministères économiques et des entreprises publiques.

Indirectement, l’engagement soviétique dans l’éducation a incité les Etats-Unis et leurs alliés à suivre le mouvement et renforcer leur coopération avec les pays africains. La moitié des coopérants français, les volontaires du service national, ces « soldats sans uniformes » déployés à partir de 1962 en Afrique étaient par exemple des instituteurs.Pour l’historien français Constantin Kaztsakioris, « l’aide soviétique dans l’éducation a été d’une grande importance aussi bien pour le développement des pays africains que pour plusieurs générations de jeunes africains. Ses effets ont été majeurs ».

Aujourd’hui, les Africains retournés dans leur pays travaillent de plus en plus dans des compagnies russes ou comme intermédiaires entre les hommes d’affaires russophones de l’ancienne URSS et les milieux commerciaux et sociaux et l’appareil d’État de leur pays, par exemple dans les grandes compagnies d’extraction de ressources en énergie telles que RusAl en Guinée.

Ils sont un atout dans le grand retour de la Russie en Afrique qui s’est fait jour ces dernières années.

[1] Memorandum à tous les chefs de départements exécutifs et des agences fédérales du 16 mai 1964

[2] Compte rendu d’une conversation avec l’expert principal de l’Unesco en Guinée, le 10 décembre 1962, Archives d’Etat de la Fédération de Russie.

[3] Extrait des mémoires de Jacques Foccart, Journal de l’Elysée, tome IV, Fayard, 2000.

[4] Lettre du directeur de la CIA au directeur du Peace Corps, le 2 novembre 1983