Tiré au cordeau, d’une lucidité décapante, sortant du cadre de l’intime ou de l’introspection, le roman « Parcelle à vendre » (Édition Les Lettres mouchetées) du Franco-congolais Arian Samba donne à voir les arnaques qui gangrènent les affaires foncières congolaises. Émerveillement.
Bedel Baouna
Il est acquis que le Congo-Brazzaville est corrélatif de la corruption. Pots-de-vin, détournements de fonds, scandales financiers à l’International… Mais c’est aussi l’Everest des arnaques foncières, devenues des violons d’Ingres. Il suffit de se dire proche du pouvoir – à défaut de le détenir –, il suffit d’être juge ou policier, parfois même rien du tout, et hop, on vend une même parcelle à plusieurs personnes, sans états d’âme ; circulez, il n’y a rien à voir. Combien sont-ils ces Congolais à tomber de haut lorsqu’ils apprennent que leur terrain acheté à prix d’or appartient finalement à quelqu’un d’autre, revenu d’outre-tombe ? Combien sont-ils ces Congolais qui ont été ruinés par les travaux et qu’à la fin, un jugement leur interdise de les poursuivre ? Les uns n’ont que leurs larmes pour pleurer… Les autres, un vocabulaire cru pour vomir leur beau pays, le Congo. « Ce pays, mon pays ! peuplé de clébards et de bâtards, de misérables et méprisables, de froussards, de truands, ce pays où on valorise la merde, où les escrocs sont élevés au rang de héros nationaux ; ce pays où le vol est porté par un élan particulier parce que c’est une fin en soi, et concerne par conséquent tous les morveux de ce pays ! – d’ailleurs Congo a pour deuxième nom Morveux. Antivaleurs disent-ils ? Mon cul, oui ! » (p67)
L’arnaque qui fait fureur
Inspiré de faits réels, « Parcelle à vendre » s’attaque à cette forme d’arnaque qui fait fureur au Congo. Un couple mixte – le mari est d’origine congolaise ; la femme, elle, française – décide de s’établir au Congo pour deux raisons : acquérir un terrain pour y construire leur pied-à-terre, et le fameux Mokélé-Mbembé, objet de recherches scientifiques d’Élisabeth. Emballée, enthousiaste, celle-ci croit dur comme fer que le Congo constitue une promesse de sérénité et de quiétude. Au point de parier que « dans trente ans, Brazzaville – et surtout Mfilou – sera un foyer mondial, à l’image de Dubaï sortie de terre en quelques années seulement… » (P14) Malgré les mises en garde de son mari, qui appréhende qu’elle « tombe de haut à force de piocher dans la boîte à superlatifs pour Brazzaville, ce qui pourrait générer en elle des syndromes délirants ou dépressifs » (p15), elle veut son terrain. Coûte que coûte. Une fois acquis, les travaux commencent. Mais la convocation du juge arrive comme une flèche. Le vertige. La chute…
À partir d’ici, l’auteur se fait psychologue : « Élisabeth essuyait déjà quelques larmes de colère et d’impuissance face à l’absurdité de la situation. La gorge nouée, elle tentait de contenir ses sanglots. Ses pensées tournaient au ralenti, elle se sentit prise d’une grande et soudaine faiblesse. Le narratif de toute cette mésaventure, du début à la fin, et, surtout, les hésitations de son mari, la paniquait, mais elle essaya de garder son calme. Ngô, lui, tremblait des pieds. Il pensait au crédit contracté à la banque pour rien… » (p63)
À ce drame, comme en écho à Shakespeare évoqué plus loin, se greffe une deuxième intrigue d’une sublime noirceur, le cadeau du juge chargé des affaires foncières, à Elisabeth ; le désir de ce juge réputé inflexible, le verbe claquant comme des fouets en liane ; de ce juge qui a coutume de clore ses jugements par dura lex sed lex ; ce juge qui n’hésite pas cependant à recevoir à son domicile de potentiels condamnés et à accepter leurs cadeaux… Comment est-ce possible ? Eh oui, c’est inscrit dans la Constitution, une autorité digne de ce nom se doit de faire des cadeaux sans que cela ne soit pris pour de la corruption… Ça ne vous dit rien ? Au Congo-Brazzaville, la mission première des hommes politiques c’est de cadeauter les populations très démunies pour subvenir à leurs propres besoins.
Inventif et cruel
On peut regretter que l’auteur ait préféré davantage de références que d’inférences. C’est comme s’il avait voulu prendre le lecteur par le bras. Cependant ce roman singulier, avec des chapitres courts bien structurés, une langue inventive, cruelle et fluide à la fois, se lit rapidement. Pas de fioritures pour ce portrait sans concession d’un pays déliquescent. « Le Congo, c’était le pays aux milliers et aux milliers d’entreprises. En Afrique centrale, n’était-ce pas le pays le plus émergeant ? Il suffisait de justifier d’un local, d’une adresse, et le tour était joué. Le tout couronné par une défiscalisation massive pour les investisseurs étrangers ou locaux ».
« Au Congo, l’âge de la retraite était une vue de l’esprit, à l’image de certains directeurs de sociétés étatiques qui officiaient au-delà de quatre-vingts ans pour servir leurs compatriotes… »
La scène de la rencontre entre l’agente immobilière et le futur acquéreur, Ndombi, est tout simplement une alacrité littéraire, tant elle montre à souhait la mentalité congolaise du 21ème siècle. Tout, mais vraiment tout au Congo, se vend ou se brade. Jusqu’à l’espace aérien : jubilatoire hyperbole. « Si vous étiez venu un mois auparavant, je vous aurais proposé un domaine près du Lac Télé dans la Likouala, rien ne nous résiste. Les populations-propriétaires, on s’en serait occupé.
- Pour l’instant, nous recherchons non loin de Brazzaville pour notre future retraite. Nous voulons faire construire notre maison près du fleuve, à la périphérie de Brazzaville.
— Pendant qu’on y est, je peux aussi vous proposer la baie de Loango…
— La baie de Loango ? Mais c’est un site protégé… Un site historique… Êtes-vous vraiment sérieuse là ?
— Ai-je l’air d’une farceuse ?
— Ce n’est pas écrit sur le visage, vous savez !
— Je ne vais pas vous dire que notre agence opère des miracles. Notre agence peut même vous proposer une partie du ciel ou de l’espace ! Libre à vous de louer le ciel aux avionneurs ou l’espace aux astronautes, surtout qu’en ce moment toutes les grandes puissances y envoient leurs engins ! Elon Musk et Jeff Bezos ont contacté notre agence pour ça ! Je ne vais pas vous dire non plus que nous avons vendu des hectares de forêt à des Asiatiques, Malaisiens, Chinois, Cambodgiens, etc.
— Et le fleuve Congo ? Vous en avez vendu aussi ? demanda Ndombi, sarcastique.
Cet échange devenait ridicule. Il se disait qu’il perdait son temps…
— Monsieur, nous avons vendu le pétrole pour 1000 ans ! Pensez-vous que nous allons nous empêcher de brader le fleuve Congo, qui ne rapporte pas grand-chose aux Congolais ? Hein ?
Ndombi réprima un rire. »
Appuyant sur l’accélérateur du drame, Arian Samba ne s’empêche pas d’injecter dans son roman des réflexions sur la vulnérabilité, caractéristique de l’humain. Le mari d’Elisabeth se prénomme Ngô, qui signifie dans les langues congolaises panthère, tigre, lion, léopard. Mais ce n’est pas parce que c’est une fauve puissante qu’elle est à l’abri d’une défaillance, de la vulnérabilité. « Ainsi va la vie, ça a toujours été comme ça et ça n’arrive pas qu’aux autres. (…) Nganga ti nwonda ni diba, nul n’est à l’abri d’une entourloupe. Depuis que le monde est monde, se dit-il, l’arnaque a toujours existé et existera toujours ; elle ressemble à une belle dame tant elle séduit aussi bien les Africains que les Européens, les Américains que les Asiatiques. Dans cette affaire, il y a l’audacieuse ingéniosité de son auteur et la naïveté confondante de sa victime. Ma femme et moi sommes victimes parce que naïfs et que les auteurs ont été très audacieux. » (p67)
» Mon empathie va m’emporter ! »
À cette dose de fatalité succède l’ironie tragique du juge Luce : « Je suis sûr que mon empathie va m’emporter !… Faire et recevoir des cadeaux, hum, c’est ça mon problème… » Et c’est justement ce qui va l’emporter. La fragilité du juge, au contraire de celle de Ndombi Ngô, renvoie ici à une note d’espoir. Même quand tout semble perdu, pourri ; même quand la dictature a tout cadenassé, verrouillé, il s’élèvera toujours une étoile, celle de son effondrement.
Caractérisation, points de vue et niveaux de langue – chez Arian Samba la colère s’exprime dans une langue familière ; la réflexion et la narration dans une langue parfois soutenue, parfois courante -, exécutent une rumba entraînante. « Parcelle à vendre » est une boisson rafraichissante dans ce petit désert littéraire congolais. Des romans noirs de cet acabit, on en veut davantage.
« Parcelle à vendre » d’Arian Samba, Les Lettres mouchetées éditions, 120 pages, 14 €
La légende du fleuve Sénégal