Best Off 8: Le modèle marocain à l’épreuve du Rif

Depuis plus de sept mois, la région du Rif au nord du royaume marocain est en ébullition.

« Je ne sais pas s’il en faut en rire ou en pleurer », s’agace un des ministres les plus en vue de l’actuel gouvernement marocain, en commentant la récente tentative d’immolation par le feu d’un député, Abdellalif Zaîm, brulé au troisième degré.

Stupéfaction dans les rangs du PAM. Le parlementaire du « parti du tracteur », réputé proche du pouvoir, Abdellatif Zaïm, s’est immolé par le feu ce jeudi à Benguerir.

Ce parlementaire est en effet affilié au PAM, le deuxième parti politique marocain réputé proche du pouvoir, tout en tentant de se donner la mort pour protester contre le tout puissant Office Chérifien des Phosphates (OCP), le principal contributeur du budget. En cause, un terrain du Rif que le géant marocain du phosphate tentait de s’approprier, alors que subsistait à cet endroit élevage de volaille. Cet incident  est à l’image du malaise marocain. Entre un peuple en colère et un pouvoir jugé lointain, les courroies de transmission paraissent s’être délitées.

Comme si seul le Palais royal paraissait en mesure de répondre au peuple en colère. Comme si le souverain, Mohamed 6, était condamné à s’avancer en première ligne dans une situation tendue, faute de corps intermédiaires crédibles. « Si les députés du pouvoir s’immolent pour être entendus, qu’en sera-t-il de tous les mécontents, poursuit notre ministre, qui ne sont adossés ni à des partis politiques ni à des syndicats ? A qui vont-ils s’adresser?»

afi, le trublion du Rif marocain, a été placé en détention en attente de jugement
Nasser Zefzafi, le trublion du Rif marocain, a été placé en détention et est aujourd’hui en attente d’être jugé

En clair, la situation est plus grave que ne veut l’admettre les responsables marocains qui, un peu mécaniquement, ont dénoncé « la main de l’étranger » dans l’agitation du Rif Chaque soir depuis l’arrestation des leaders des protestations dont le célèbre Nasser Zafzafi, des centaines de jeunes et de femmes descendent, après la rupture du jeûne, dans les rues de principales villes du Rif et même au-delà. Ici- et là dans le Maroc profond, des coordinations locales contre « la hogra »  (« le mépris ») ont vu le jour dans les bourgades enclavées et reculées. Si aujourd’hui le « Maroc utile » se développe spectaculairement vers le reste de l’Afrique, il reste beaucoup de ventres sont encore creux dans le monde rural dont le Rif est l’incarnation.

La grande crainte du pouvoir marocain serait l’embrasement du mouvement au delà du Rif, région traditionnellement frondeuse et condamnée à la culture du cannabis. Le retour pour les vacances de nombreux émigrés rifains, partis tenter leur chance en Hollande et en Belgique, accentue encore les risques de dérapages.

Limites du tout répressif

Lancée à Rabat le dimanche 11 juin, une marche nationale a réuni quelque 50.000 manifestants. Du coté gouvernemental, on souligne naturellement que le mouvement de protestation est très hétéroclite, regroupant à la fois la gauche radicale et les islamistes d’Al Adl Wal Ihssane (« Justice et Bienfaisance »).

Fondé au début des années 89 par le cheikh Zbdessalam Yassine, aujourd’hui décédé, qui contestait la légitimité de la monarchie, le mouvement Justice et Bienfaisance » regroupait des milliers de sympathisants dans les années 2000 avant de disparaitre largement des radars après le printemps arabe en 2011 qui a vu la nomination d’un chef de gouvernement, Abdelilah Benkirane, issu du Parti de la Justice et du Développement (PJD). Les notables pieux et fréquentables du PJD ont largement ravi la vedette à leurs frères ennemis de « Justice et de Bienfaisance », nettement plus radicaux.

En février 2011, ce rassemblement islamo-gauchiste contre nature, avait plombé le printemps arabe à Rabat en raison des désaccords profonds qui existaient entre les diverses oppositions sur les valeurs islamiques traditoionnelles. Mais leurs apparentes retrouvailles dans les cortèges de manifestants ne manquent pas de grossir pour l’instant  considérablement l’ampleur des protestations.

Si la densité des protestations a fortement diminué, c’est en raison du tour de vis sécuritaire des autorités. Près de cent cinquante militants ont été arrêtés; la présence policière est impressionnante dans les villes de la région.

L’approche sécuritaire peut se révéler à moyen termes fort coûteuse pour le royaume chérifien, qui a depuis une vingtaine d’années opéré une ouverture à la fois politique et favorisé la société civile en tournant le dos aux années Basri, du nom du redoutable ministre de l’Intérieur de Hassan II.  Certes, la « poigne de fer » peut maîtriser les débordements séditieux chez certains qui glissaient lentement vers une quasi sédition civique; mais la répression ne peut pas constituer la seule réponse. D’autant plus que « le hirak » (mouvement de protestation du Rif) a levé le voile sur de nombreux dysfonctionnements du gouvernement et de l’administration au Maroc.

Des technocrates en panne

S’il est un préjugé tenace qui domine chez les élites politiques marocaines, c’est que les technocrates sont la clé du succès des politiques publiques. En effet, il n’est pas rare d’entendre dans les salons de Rabat et de Casablanca que les partis politiques ne disposent pas de profils adéquats pour gérer le pays et réussir dans une politique de croissance et de développement.  Or la crise du Rif a démontré que la population marocaine ne croyait plus guère dans les chances de succès de cette technostructure étatique très hiérarchisée, qui passe par les walis, les gouverneurs et le ministre de l’Intérieur lui-même.

Le multipartisme marocain qui avait retrouvé des couleurs avec l’intégration des « islamistes fréquentables » du PJD semble en panne et les partis politiques, dont le PJD, totalement anesthésiés.

« Les citoyens ressentent une coupure totale avec les représentants de l’Etat central généralement des cadres bien formés dans les grandes écoles d’ingénierie, mais peu sensibles à l’environnement sociologique et aux complexités sociales des régions », explique un ancien gouverneur qui avait fait toute sa carrière au sein du ministère de l’Intérieur. Aujourd’hui, la population aimerait bien traiter avec des gens élus issus de leurs rangs terroi.

Une régionalisation «mort-née »

D’ailleurs, c’est la très forte implication des super-cadres de Rabat dans les projets des régions qui semble susciter la colère des protestataires. Pourtant, le Maroc a essayé d’installer il y a plus de cinq années une régionalisation assez « pousse ». Mais, une législature après que les textes ont été adoptés, la situation ne semble pas avoir trop évoluée.  D’après les présidents de régions élus en 2015, la région est restée « lettre morte sans moyens ni attributions claires», s’insurge Ilyas Omari, président de la région Tanger-Tétouan-Al Hoceima. .

Avant lui, Mohand Laenser, président de la région Fès-Meknès, avait lui aussi rué dans les brancards, critiquant l’absence de vision de l’Etat par rapport à la régionalisation. « Cela aurait pu être une véritable solution aux multiples problèmes de la périphérie, si l’Etat avait libéré les énergies et doté les régions d’une vraie vie politique et institutionnelle autonome», souligne le maire d’une grande ville. Il faut dire que pour son premier coup d’essai, la régionalisation telle que pensée dans la constitution de juillet 2011 s’est lamentablement fracassée sur le roc du « Hirak » du Rif.

Courage, fuyons !

Surnommés les « boutiques politiques » par les manifestants rifains, les formations politiques paraissent aujourd’hui totalement dépassés par les événements. Même le parti de l’Authenticité et de la Modernité (PAM), que les autorités avaient encouragé dans sa tentative de donner au Rif des représentants écoutés à Rabat apparait désarmé face au Hirak. Est ce sa proximité supposée avec le pouvoir? Ou la personnalité fantasque et ombrageuse de son patron, Ilyas Omari? Six partis politiques avaient, à la veille des élections législatives du 7 octobre 2016, vilipendé l’intervention de l’administration en faveur du PAM. « La manière dont le parti d’Ilyas Omari a voulu faire du Rif son fief, aidé en cela par l’administration, en bafouant toutes les règles du jeu démocratique lui a été fatale », résume le secrétaire général d’un parti qui participe à l’actuel gouvernement.

Le PAM est en mauvaise posture, puisque c’est son « fief » qui est en ce moment dehors dans la rue. Le mythe du parti « préféré » de l’Etat en prend un sérieux coup de griffe. Le RNI, repris après une OPA amicale par l’homme d’affaires et ministre de l’Agriculture, Aziz Akhannouch, a échoué également à se projeter aux devants de la scène: pas  d’idéologie ni de projet;  peu de vrais militants; une fâcheuse tendance à disparaitre de la scène publique marche-arrière quand la situation se tend.

Les islamistes du PJD ont joué quant à eux sur les deux tableaux, un pied dans le gouvernement et un autre dans l’opposition. Le chef du gouvernement, Saâed Eddine El Othmani, président du conseil national du parti, aidé par Mustapha Ramid, son ministre d’Etat chargé des Droits de l’Homme, s’alignent sur l’approche sécuritaire au moment où Benkirane et les deux groupes parlementaires du PJD essaient de faire entendre un autre son de cloche plus proche des manifestants. .

Quant à l’Istiqlal, ses guerres intestines qui n’en finissent pas et le manque de crédibilité de son secrétaire général, qui a changé à maintes reprises de fusil d’épaule, font que sa voix si « forte et critiques » soit-elle, demeure inaudible et peu suivie par la population.

En quête d’un modèle

Même si l’Etat finit par faire plier la région frondeuse, ce ne sera une assurance pour un avenir serein. Le hirak du Rif a changé la donne. Les corps d’intermédiations, partis politiques et syndicats, sont exsangues. Ce qui est en jeu désormais, c’est une « socialisation  politique » du Maroc. Mais en profondeur. Ce que les notables politiques qui ont couru après les sinécures toutes ces années n’ont pas su imaginer…