Egypte : silence, on purge !

Journalistes muselés, militants des droits de l'homme emprisonnés, civils disparus... Le régime égyptien du maréchal Sissi s'enfonce dans une féroce répression.

Jamais l’Egypte n’a connu de période répressive aussi sombre durant son histoire moderne. « Pire que sous Moubarak ! », affirment à l’unanimité les défenseurs des droits humains dans le pays.

Les chiffres sont édifiants. Selon les ONG internationales, plus de 40 000 détenus d’opinion croupissent dans les prisons égyptiennes. 1850 personnes disparues après s’être fait arrêtées par la Sûreté de l’état – la redoutée Amn Addawla – ont par ailleurs été  recensées en 2015 par la Coordination égyptienne pour les droits et les libertés, une ONG égyptienne indépendante. A ces chiffres alarmants s’ajoutent les individus arrêtés depuis août 2013 et dont les proches sont sans nouvelles. En Egypte, on dit qu’il sont wara el-shams (derrière le soleil).

La fabrique des coupables

Selon les informations obtenues par les familles, certains disparus seraient détenus « au secret » dans les oubliettes de la prison militaire d’Azouly -une immense caserne située en plein désert, sur la route d’Ismaïlia. Quant aux autres, arrêtés avant 2015, impossible de savoir où ils se trouvent et s’ils sont encore en vie. Une autre ONG indépendante de défense des droits humains, la Commission égyptienne pour les droits et les libertés, a documenté 430 cas de disparitions forcées entre août et novembre 2015, soit trois cas par jour. Et la liste continue de s’alourdir.

Cependant, sous la pression des défenseurs des droits humains et des réseaux sociaux, un grand nombre des personnes enlevées réapparaissent en prison, après un temps plus ou moins long. Elles affirment avoir subi de graves sévices (décharges électriques, coups en réunion, suspension par les membres, etc.), souvent dans des commissariats de police, des casernes ou des lieux inconnus. Une fois des aveux ainsi extorqués, elles sont déférées en catimini, sans la présence d’un avocat, devant un procureur qui les inculpe dans des affaires criminelles montées de toute pièce.

Comme Abou Obeyda Al-Amoury, enlevé le 5 février 2016 à un barrage de police sur la route d’El Behery, alors qu’il rentrait de son travail. Ce jeune ingénieur agricole est réapparu sur la photo publiée le 28 février 2016 par le journal Yom el-Sabaa, au milieu d’un groupe accusé de terrorisme ou figure aussi Islam Ibrahim Al-Tohamy… un père de famille arrêté, lui, à Kafr Cheikh sur son lieu de travail. Au total, six hommes entièrement vêtus de noir façon « commando », et alignés derrière une table sur laquelle est soigneusement exhibé un arsenal d’armes et de munitions. Grossière mise en scène : « toutes les personnes figurant sur cette photo ont été enlevées par la police et torturées longtemps avant la date d’arrestation indiquée ! », décrypte un avocat qui connaît bien ce dossier.

La démocratie, otage de l’anti terrorisme

Aucun secteur de la société n’est épargné ! La machine répressive s’est emballée, frappant indifféremment des personnes figurant sur une liste aux critères flous -probablement les contacts téléphoniques des portables saisis lors des arrestations, ou les profils Facebook- ainsi que des jeunes raflés dans la rue ou sur les terrasses de cafés.

C’est le cas d’Asser Zaher-Eddine, arrêté en pleine nuit chez lui, le 12 janvier 2016. Ce jeune mineur de 14 ans, sportif et apolitique, a été retenu durant plusieurs semaines à « kilo 10,5 », une caserne de police située près du Caire, sur la route d’Alexandrie. Le tout avant d’être jeté en prison, après avoir subi des électrochocs et été suspendu au dessus d’une planche à clous -d’après son témoignage recueilli par sa sœur. Asser est accusé d’avoir participé à un attentat contre un car de touristes stationné devant l’hôtel des Trois pyramides, à Gizzeh le 7 janvier 2016. Pourtant, à l’époque, le ministère de l’Intérieur avait annoncé que les deux tireurs à moto avait été immédiatement appréhendés. Encore un coupable fabriqué à posteriori.

A croire que la police, mise à l’écart par l’armée après la révolte du « 25 janvier 2011 » ne se soucie que de prouver son efficacité en « faisant du chiffre » depuis le coup d’état d’Abdelfattah Al-Sissi. Et en envoyant un message clair à la population, désormais otage d’une « lutte anti-terroriste » menée sans discernement.

Répression à tous les étages

Toutes les libertés publiques ont été suspendues et aucun écart n’est toléré. Une loi sur « les crimes du net » est même en passe d’être votée par l’assemblée nationale pour durcir l’arsenal répressif.

Le projet prévoit la peine de mort pour le fournisseur de services qui n’obéit pas à l’injonction de fermer un site « diffusant du matériel de nature à menacer la sécurité nationale ».  La prison à perpétuité sera la peine encourue pour quiconque « porte atteinte, via le Net, à l’ordre public, l’unité nationale et la paix sociale ou méprise les religions révélées ». De quoi mettre un coup d’arrêt au multiples campagnes de dénonciation de la répression sur les réseaux sociaux et habiller d’une couverture légale les interdictions de différents médias et chaînes de TV satellitaires déjà décidées par le ministère de l’Intérieur – une quinzaine actuellement. Des brigades du Net ont même été mises sur pieds pour traquer les récalcitrants.

Autre fait inquiétant : les organisations de défense des droits humains, jusque là tolérées mais hautement surveillées, sont désormais dans la ligne de mire. Pour preuve, les arrestations récentes des avocats Ahmed Abdallah, le 25 avril dernier, de Malek Adly, le 5 mai, et de Mina Thabet le 19 mai. Tous trois sont d’éminents défenseurs des droits humains.

Leur arrestation est intervenue à la suite de la manifestation du 15 avril 2016, qui avait réuni environ 3000 personnes dans le centre-ville du Caire malgré l’interdiction de manifester. Initialement prévue pour contester la restitution par l’Egypte, des îles de Teran et Sanafir à l’Arabie Séoudite, les contestataires avaient repris en cœur le slogan phare du 25 janvier 2011 : « Chaab yourid eskat ennidham ! » (le peuple exige le renversement du régime). Forts du nombre de participants, les organisateurs, rejoints par d’autres formations politiques, appelèrent à une autre manifestation le 25 du même mois, qui s’est soldée par une traque aux manifestants. Et quant ils ne sont pas arrêtés, les défenseurs des droits humains sont tout simplement interdits de sortir du territoire. C’est le cas de Hossam Bahgat, de Gamal Eid et de Mohamed Zarea, tous trois connus par les ONG internationales.

Bref, la société égyptienne subit, depuis près de trois ans, un terrorisme policier rappelant les pires périodes de répression depuis Gamal Abdel-Nasser. Un véritable programme punitif qui, après avoir frappé les Frères Musulmans, s’est étendu indifféremment à toute opposition réelle ou supposée. « On doit faire face à un véritable acharnement », expliquait Mohamed Lotfy, le dynamique directeur de la Commission égyptienne pour les droits et les libertés, anciennement responsable du Moyen-Orient à Amnesty International. « C’est comme si la Sûreté d’état, fort décriée en janvier 2011, prenait sa revanche sur la société ».

Les journalistes muselés

Dans ce climat de terreur, les journalistes ne sont pas en reste : 101 détenus à ce jour, accusés de propager de fausses nouvelles et d’appel au renversement du régime. Voire même d’appartenir à des groupes terroristes. Ils encourent ou purgent des peines allant de 3 à 25 ans de prison. Le correspondant du journal Al-Badil, Sabry Anouar, a même  disparu depuis son arrestation près de Domiat (Damiette), une ville du Delta du Nil. Arrêté en pleine nuit dans sa maison de Kafr Batekh, le 22 février 2016, il a été vu le lendemain par sa femme au commissariat de cette localité rurale. Plus aucune nouvelle depuis ce jour.

Deux journalistes ont, par ailleurs, été arrêtés d’une façon spectaculaire, le soir du 1er mai. Une brigade de police a pris d’assaut l’immeuble du syndicat des journalistes pour se saisir du rédacteur en chef et d’un reporter de Bawab Yanayer (les Portes de janvier), un site web créé dans la foulée de la révolte populaire de janvier 2011. Un coup de force destiné à mettre un coup d’arrêt à toute critique du régime policier du président Al-Sissi. Deux jours après, plus d’un millier de journalistes syndiqués réunis pour une assemblée générale extraordinaire ont voté à l’unanimité le boycott des communiqués du ministère de l’Intérieur et la publication de la photo en négatif du ministre jusqu’à l’obtention de sa démission.

Enfin, plusieurs journalistes étrangers ont été expulsés ou se sont vu interdire l’entrée en Egypte depuis janvier 2016. Le dernier en date, Rémy Pigaglio -correspondant de La Croix et de RTL en Egypte depuis deux ans- a été bloqué, le 23 mai dernier, à l’aéroport du Caire lors de son retour de vacances. Mis en détention durant 30 heures dans la zone aéroportuaire, il a été embarqué dans un avion en direction de Paris sans aucunes explication. On lui a juste indiqué  que la décision de son refoulement avait été prise par le patron des services de renseignement.

Le mutisme de la communauté internationale 

Impossible de savoir quand cette répression intensive prendra fin, tant l’Egypte bénéficie du silence assourdissant de la communauté internationale. Un silence d’ailleurs dénoncé par les ONG internationales de défense des droits humains qui s’étaient manifestées auprès de l’Elysée, à la veille de la visite officielle du président français en Egypte. Le 17 avril dernier, François Hollande était en effet reçu en grande pompe au Caire. Pour l’occasion, le drapeau français flottait au côté du drapeau égyptien sur toutes les grandes artères de la capitale. Des bannières arboraient même les portraits des présidents  encadrant un « Bienvenue et bonjour à vous Monsieur le Président » inscrit en lettres rouges.

En prévision, une consigne de l’Elysée avait été transmise aux journalistes embarqués dans le voyage officiel. La situation des droits de l’homme ne devait être abordée que « d’une façon discrète et efficace ». Autrement dit, les journalistes étaient gentiment priés de ne pas faire de vagues sur ce point durant la conférence de presse présidentielle. Le sujet fut cependant au cœur des discussions, occupant l’immense majorité du temps de parole.

Deux jours auparavant, l’Union des familles de disparus avait organisé un rassemblement devant l’ambassade de France au Caire  et remis une « Lettre au président Hollande » pour attirer son attention sur les disparitions forcées, tout simplement niées par les autorités égyptiennes. « Nous demandons au président Hollande d’ouvrir le dossier des droits de l’homme -et en particulier celui des disparitions forcées- avec les autorités égyptienne afin de connaître le sort de nos enfants disparus », expliquait Me Ibrahim Matwaly, un avocat dont le fils a disparu depuis le 14 août 2013.

Sourd à tous les appels, le président Al-Sissi, continue à marteler avec un aplomb effronté que l’Egypte est un Etat de droit qui respecte les droits de l’homme, adaptant la formule en fonction de chaque interlocuteur et précisant  « qu’il ne faut pas appréhender la situation des droits de l’homme et des libertés en Egypte à partir d’un point de vue occidental, étant donné les différents défis de circonstances internes et régionales ». Comme si la lutte anti-terroriste pouvait légitimer le pire…

 

* Le 9 janvier 2016, Maitre Ahmed Abdallah a failli être enlevé par des policiers en civil, dans un café de Guizeh où il se rend régulièrement. Trois agents qui circulaient dans une voiture privée ont effectué une descente dans le café et ont demandé aux employés où se trouvait l’avocat. Quand ils ont su qu’il n’était pas là, ils ont procédé à une fouille minutieuse de l’établissement sans mandat d’arrêt ni d’autorisation de perquisition émis par le parquet, ce qui signifie que leur intervention ne reposait sur aucun fondement légal.  

(1) Ahmed Abdallah, membre du conseil d’administration de la Commission égyptienne pour les droits et les libertés (CEDL), avait auparavant échappé à un enlèvement*. Cette ONG s’est distinguée par son travail, depuis plusieurs mois, de recensement des disparitions forcées et d’assistance aux familles des disparus. Ses juristes ont été choisis comme conseillers par les avocats de la famille de Giulio Regeni, ce jeune chercheur italien enlevé au Caire le 25 janvier 2016 et retrouvé mort au bord d’une route, une semaine plus tard, avec des traces de tortures sur tout le corps. 

Mina Thabeth, lui aussi membre de la CEDL, est chargé du dossier des minorités et des bédouins du Sinaï, un dossier éminemment tabou tant l’opacité imposée par les autorités égyptienne et l’interdiction d’y circuler, ne permettent pas de savoir ce qui s’y déroule précisément, y compris en matière de terrorisme.

Quant à Malek Adly, il est directeur du réseau des avocats du Centre pour les droits sociaux et politiques. Il a fondé, avec d’autres militants, le Front de défense des manifestants, regroupant 34 organisations de défense des droits humains et des avocats. L’objectif de cette coordination est justement de documenter les exactions commises par les forces de police.