Liberté, je chérirai ton nom en 2021

Xavier Houzel

Le 1er janvier 2021 : la liberté est ! « La liberté est. Elle a ceci de commun avec Dieu qu’elle exclut le pluriel ». Victor Hugo – Lettre à Clément Duvernois, 1866

Une chronique de Xavier Houzel

Victor Hugo avait cette pensée dans sa demeure de Hauteville du baillage de Guernesey, dépendance de la  Couronne britannique. Il ne revint en France que lorsque Napoléon III en fut  parti pour l’Angleterre. Et l’année fut terrible. Dans la courte préface de l’ouvrage intitulé « L’Année terrible »[i] consacré à la renaissance de la civilisation qu’il publie en 1872, il écrit cette phrase-bateau, hautement civique et politique : « Le moment où nous sommes passera. Nous avons la république, nous aurons la liberté. » Un vœu pieux, mais tout de même !

De retour d’un exil de vingt ans, l’écrivain indiquait, dans un style étonnement actuel, le chemin qui mène à la fraternité des peuples et à leur Union.Une telle union, décidée lors de la Convention de Paris[ii] dite de l’« Union latine[iii] », avait été matérialisée par un traité signé le 23 décembre 1865. L’organisation monétaire commune qui en était résulté établissait un régime de bimétallisme or-argent adoptant comme principes l’uniformisation monétaire, le bimétallisme intégral (la frappe de l’or et de l’argent était libre et leur pouvoir libératoire était illimité), l’intercirculation des monnaies et leur décimalisation[iv] à l’intérieur de l’Union. 

Près de 32 pays du monde entier choisirent ce système monétaire international à l’exception remarquable de deux grands absents : le Royaume-Uni et l’Empire allemand. L’Union latine ne fut dissoute que le 1er janvier 1927. Les premières bases de ce qui constitue aujourd’hui l’ordre monétaire international avaient été posées par Napoléon Ier. Il en avait créé l’embryon en tentant d’exporter en Europe – envers et contre l’Angleterre – le système dit « de germinal[v] » qu’il avait fait généraliser en tant que Premier Consul par la loi du 7 germinal an XI (27 mars 1803). Cet épisode de l’Histoire encore très récente stigmatise la singularité des Anglais. Son souvenir est tombé dans les oubliettes. 

Quand le Premier ministre britannique Edward Heath – Écossais pur malt il est vrai – finit par demander et obtenir, le 1er janvier 1973, l’entrée du Royaume-Uni dans le Marché Commun issu du Traité de Rome, certains pensèrent qu’il ne pouvait s’agir, de la part de la perfide Albion, que d’une feinte tirée de l’exemple du Cheval de Troie ; mais d’autres accordèrent aux Britanniques le bénéfice du doute en donnant Heath pour francophile et en voyant une Angleterre « misérable » au bord du chemin qui menait à la fraternité des peuples ! Le Royaume-Uni étaità la fois empêtré dans le conflit nord-irlandais[vi] et englué par la multiplication des conflits sociaux.

C’est au président Pompidou, à son intelligence aiguë, à sa culture universelle, à son optimisme, que l’on doit le changement de cap de la France en dépit de l’interdit du général de Gaulle. En 1972, lors d’une conférence de presse[vii], Pompidou répond à un journaliste d’Europe N°1 : « Je disais dans d’autres lieux qu’il n’y a plus depuis longtemps de patrie européenne, mais il y a un homme européen, il y a une civilisation européenne et il s’agit de la préserver et de l’adapter à l’évolution du monde et aux aspirations de la jeunesse. Pour toutes ces raisons, l’adhésion de la Grande-Bretagne, je le répète, dépasse de beaucoup la simple notion d’élargissement. C’est une Europe nouvelle qui se crée et qui va s’affirmer, et dont dépendra l’avenir des peuples européens, et par conséquent, de tous les Français, dans le domaine politique, économique, social et humain… Ceci d’autant plus que la Grande-Bretagne devrait très vite retirer des bénéfices concrets de son appartenance à la Communauté : ouverture d’un vaste marché à ses produits industriels, et notamment à sa technologie de pointe; élargissement du cadre de ses activités financières; encouragement à la restructuration de ses régions en perte de vitesse, sans compter le rôle de premier plan qu’elle est tout naturellement appelée à jouer dans le domaine politique. »

L’Angleterre fut sauvée. Comment aurait-il pu en être autrement ? Le « dilemme de Churchill »[viii] est résolu après trois quarts de siècle. Cet autre francophile avait songé à relever le vieux continent dévasté en poussant à la réconciliation entre la France et l’Allemagne et à réfléchir avec eux à « a kind of United States of Europe » (« une sorte d’États-Unis d’Europe »). Le vieux Lion était en position de force.

Mais voilà qu’après quarante-trois ans de simagrées et de pas de deux, une procédure de retrait de l’Angleterre du Traité sur l’Union européenne est initiée par son Premier ministre de l’époque, David Cameron. La dénonciation du traité, repoussée à quatre reprises par le Parlement Britannique, est décidée par le référendum du 23 juin 2016. C’est de l’acharnement. S’ouvre alors la négociation d’un Brexit (de Britain et exit). Theresa May, le Premier ministre qui suit, n’a pas d’état d’âme mais elle fait des calculs dans lesquels ses conseillers s’embrouillent. On lui prête cette réflexion marquée au coin du bon sens : « Si nous n’étions pas en Europe, je pense, que des compagnies et des entreprises se demanderaient si elles ne feraient pas mieux de développer leur présence sur le continent européen plutôt qu’au Royaume-Uni. » Une lueur ! Bref, l’Europe n’est pas en Angleterre, l’Angleterre n’est pas en Europe : Ubu.

Le Royaume-Uni souhaite à la fois le Brexit et un accord de libre-échange ; ne plus payer le budget de l’Union européenne, décider seul tout en profitant des avantages du marché unique. La prédiction de l’ex-député européen Jean-Louis Bourlanges s’est finalement réalisée. « Avant le Brexit, disait-il, les Anglais avaient un pied en Europe et un pied dehors. Après le Brexit, ce sera l’inverse. » Boris Johnson, successeur de madame May, a lancé l’affaire. Il rivalise de créativité avec Donald Trump. Il ment, il est faux, il est tout ce qu’on veut. Les Anglais en raffolent. Il a doublement gain de cause : chez lui et à Bruxelles. Il a le soutien de la reine.

Est-ce à dire que les attardés de l’Union latine, à force d’avoir, comme Victor Hugo, un pied dans le romantisme et l’autre dans le réalisme, ont si mal négocié ? Non ! À part le fait que certaines clauses de l’Accord sont évidemment absurdes : pourquoi s’être dépouillé, par exemple, de sa liberté de décision au profit d’un organisme arbitral ? Nous aurions dû conserver la Liberté, car elle a ceci de commun avec l’Union qu’elle exclut le pluriel. Les Anglais resteront sous le vent de l’Europe : ils ont Guernesey et l’Union Jack, qu’ils les gardent ! Et les voilà qui s’empressent  de conclure de nouveaux concubinages ici ou là et de faire revivre ailleurs d’autres unions jadis distendues. Une forme de racolage qui n’appelle pas de réponse après un aussi long collage.

Un adage dit par contre que, lorsqu’un membre est perdu, la nature ayant horreur du vide, dix sont retrouvés. La Russie manquait à l’appel ; l’Ukraine y trouvera son compte. La Mer Méditerranée fut toute entière latine ; les civilisations de son pourtour ont irradié l’Europe. Bravo monsieur Johnson ! Vous avez réussi, en unissant en Europe vingt-sept états-trublions dorénavant en paix, là où le roi de France, le duc de Bourgogne, l’empereur romain germanique, Charles-Quint, Napoléon, Bismarck, le Pape, Hitler et Attila ont tous échoué, avant VOUS. 

Merci à Georges Pompidou de l’avoir permis avec brio. 

Bonne et heureuse année à tous.


[i] L’Année Terrible – Paris, Michel Lévy frères, 1872

[ii] La convocation de la Convention monétaire, à Paris, le 20 novembre 1865, était une tentative d’harmonisation des poids et titres des monnaies nationales pour sauver le régime bimétalliste de germinal et rétablir l’intercirculation des monnaies d’argent entre les pays signataires.

[iii]https://fr.wikipedia.org/wiki/Union_latine_(monnaie)#Les_probl%C3%A8mes_de_fonctionnement_intrins%C3%A8ques_de_l’Union

[iv] La décimalisation est le fait d’instituer ou de modifier une unité de valeur de manière à la rendre compatible avec le système décimal : il faudra attendrele 15 février 1971 (le D-Day, i.e. Decimalisation Day) pour que les unités de compte du Royaume-Uni soient décimalisées, préalablement à l’entrée de l’Angleterre dans la Communauté européenne, pour que le shilling disparaisse et que la livre sterling soit divisée en 100 pence (au singulier, 1 penny)

[v] https://www.gouvernement.fr/partage/10952-creation-du-franc-germinal

[vi] https://fr.wikipedia.org/wiki/Conflit_nord-irlandais

[vii] https://www.georges-pompidou.org/sites/default/files/documents/pompidou-gb.pdf

[viii] https://www.nouvelobs.com/brexit/20200131.OBS24183/et-si-churchill-etait-le-premier-responsable-du-brexit.html