Les sociétés africains à la recherche de leur propre gouvernance

Comment ne pas s’interroger sur la série de crises qui secouent les pays du Sud depuis tant d’années, et qui semblent se multiplier ces derniers temps autour du mode de gouvernance des sociétés. Tout particulièrement sur le Continent Africain.

Une chronique de Jacques Ould Aoudia

La crise de la démocratie au Nord, dont témoigne le chaos de la fin du mandat de D. Trump aux Etats-Unis, les crispations identitaires et les raidissements autoritaires qui se multiplient, mais aussi la guerre d’agression menée par la Russie en Ukraine ajoutent à la complexité de l’interrogation.

Car la crise de la démocratie est mondialisée. Elle est pour essentiellement liée à la perte de pouvoir du politique face aux marchés. Au Nord, dans les vieilles démocraties, au Sud également, là où des transitions sont ou étaient entamées. Abandonnant une large partie de leurs pouvoir d’agir, les dirigeants politiques se retrouvent impuissants à satisfaire les demandes sociales, environnementales, démocratiques, culturelles des sociétés. Que les mécontentements se manifestent d’une façon différente au Nord et au Sud et dans chacun de ces espaces selon les pays, ne nous distrait pas de l’idée qu’une racine commune de cette crise de la démocratie tient à l’impuissance du politique. Impuissance que les marchés mondialisés organisent depuis plusieurs décennies.

La contestation de la ‘mauvaise gouvernance’ exacerbée dans l’absence de réponse aux demandes de sécurité, de probité et de développement social des populations a été le ferment populaire des récents coup d’Etat dans les pays du Sahel. Comment démêler la pelote de complexité qui assaille les sociétés ?

‘Fonctions institutionnelles’ et ‘Arrangements institutionnels’

Nous mobilisons pour cela deux registres d’analyse, les ‘fonctions institutionnelles’ et les ‘arrangements institutionnels’ [1]. Les premières sont des composantes universelles et atemporelles que tout groupe humain élabore pour ‘faire société’. Elles portent sur un nombre limité de catégories de base : sécurité, gouvernance politique, justice, capacité à produire des ressources et solidarité avec les personnes vulnérables. Les seconds sont les formes contingentes que chaque société, avec son histoire, sa culture, ses ressources, adoptent pour mettre en œuvre les fonctions énoncées plus haut.

Dans l’histoire et partout dans le monde, les sociétés humaines ont mis en œuvre une immense variété d’arrangements institutionnels pour assurer la sécurité, pour désigner et faire fonctionner le pouvoir politique, faire justice, produire des ressources etc…

Les pays du Nord ont tôt fait de présenter leurs propres arrangements comme l’unique solution. Et à ce titre, les imposer au monde entier comme ‘universels’. C’est particulièrement vrai pour la démocratie.

En Afrique, la question des formes (des ‘arrangements’) que prennent les modes d’accession au pouvoir n’est pas tranchée

Au sens où les formes qu’ont pris les modes d’accession au pouvoir ne sont pas intégrées comme une évidence partagée dans la plupart des sociétés au Sud et notamment en Afrique. Des sociétés qui ont adopté, sous l’influence des pays occidentaux, les règles formelles de la démocratie, inventées et mises en œuvre dans les pays du Nord. Ces règles, trop souvent réduites aux élections, ont été adoptées au Sud sur le papier. Leur adossement aux ‘croyances’ qui sont nécessaire à leur bonne marche mérite d’être questionnée.

Car les croyances qui sous-tendent ces règles qui instituent la démocratie au Nord ont émergé au cours d’une lente maturation, après plusieurs siècles de conflits, controverses, avancées et reculs. Un long processus qui a forgé ces croyances dans ces sociétés pour soutenir l’idée démocratique.

  • Quelles sont les bases profondes qui sous-tendent la vie politique et notamment les élections dans les pays du Nord ?

– La première croyance tient à l’origine des lois. Au Nord, les lois relèvent clairement des êtres humains dans l’imaginaire collectif, fruit d’une lente évolution vers la ‘modernité’ éclose en Europe au XVIII° siècle. D’après cette croyance, les lois sont faites par les êtres humains. Elles sont donc modifiables par les êtres humains.

Or, contrairement à ce qui est admis comme évidence, cette croyance n’est pas partagée par une large majorité de la population de la planète. Pour laquelle les règles dépendent plus ou moins directement d’une puissance supérieure hors de portée humaine… Les règles sont alors immuables, prises dans un mélange de religion et de tradition.

La progression de l’éducation ‘moderne’ tend à réduire le poids de ces croyances. Mais dans quelle mesure exactement ? Dans nombre de pays, la profonde empreinte du religieux a montré que cette question, aujourd’hui, reste non-tranchée [2].

– La seconde croyance tout aussi importante porte sur l’égalité des individus. Un ministre et un vendeur de rue pèsent du même poids. Avec chacun une voix. La voix d’une femme est égale à celle d’un homme. D’un jeune / d’un ancien. Dans les sociétés africaines (mais aussi ailleurs), cette croyance va profondément à l’encontre du sens commun.

– S’ajoute la croyance en l’idée que les tenants du pouvoir doivent respecter les opposants et non les ignorer, les ‘acheter’ ou les écarter.

– Enfin, la croyance dans la vérité des résultats chiffrés des votes agrégés, qui débouche sur des résultats abstraits, non perceptibles directement.

 

Ces croyances sont loin d’être massivement partagées dans bien des sociétés du Sud

Les soubresauts avant, pendant et après les élections de ces dernières années en témoignent. Notamment sur le Continent africain. D’autres croyances sont présentes, tout aussi respectables, mais différentes. Qui devraient, dans leur différence, conduire à d’autres formes pour élaborer les règles et dévoluer le pouvoir.

C’est ce qui explique que les perdants des élections les contestent presque systématiquement. Que plusieurs candidats se déclarent vainqueurs pour un même siège sur la base de résultats partiels. Que les institutions censées garantir la sincérité des élections soient presque systématiquement contestées.

Un principe simple, une mise en application complexe

Les élections sont simples à comprendre dans leur ‘fonction’ : permettre l’expression majoritaire des citoyens. Mais leur mise en œuvre (les ‘arrangements’) mobilise des processus complexes qui connaissent une infinité de formes, où les règles dans leur détail peuvent avoir d’importantes conséquences. Où croyances profondes et dispositifs formels se mélangent et donnent lieu à toutes les interprétations et manipulations possibles.

Sans les croyances qui ‘vont avec‘ les formes de la démocratie, il ne reste que les règles formelles, suspendues en l’air

Des règles que les tenants au pouvoir bricolent et soutiennent par d’audacieuses arguties pour se maintenir au pouvoir. Qui sont mises au service d’autres finalités que celles auxquelles elles prétendent.

La question du ‘troisième mandat’ du président

C’est souvent la pierre d’achoppement qui cristallise le conflit. L’adoption de cette disposition, sous l’influence des bailleurs du Nord, se retourne contre ses louables intentions. Elle polarise le débat politique, créant une instabilité chronique dans nombre de pays. Entre batailles sans fin sur l’interprétation des textes, changement (contesté) du texte de la Constitution et manifestations violentes. Comme en Guinée, en Côte d’Ivoire ou en République Centrafricaine en 2020.

Cette obsession du nombre des mandats est difficile à comprendre. Ainsi, reproche-t-on à Angela Merkel d’avoir brigué et gagné des élections et occupé le pouvoir pendant 16 ans ?

Dès lors, la vie politique se réduit aux acrobaties avec les règles formelles dans les capitales

Avec tous ces méli-mélo, les élections portent sur des enjeux incompréhensibles par la majorité de la population. Les batailles politiques sur des enjeux réels des élections restent très confuses pour la plupart des électeurs. Et que dire de la transhumance politique qui voit des élus changer de camp ? Ainsi que du recours à l’argent pour influencer les votes des couches sociales les plus pauvres ?

 

  • Au total, les élections ne règlent pas les problèmes !

Au terme de ces processus où la loi, la vérité, la transparence… ont été mises à mal, les élections ne tranchent pas les questions majeures qu’affrontent dans la vie quotidienne les populations. Sécurité, défaillance des services publics de base, corruption, indépendance de la justice… Seuls les ‘gagnants’ des élections en défendent les résultats, ce qui entraîne la poursuite du conflit par les supporters des partis perdants. Et un rejet du système politique pour la majorité de la population.

Devant le blocage des situations politiques, des acteurs prennent l’initiative hors cadre légal

Au Mali, au Tchad, en Tunisie, en Guinée, au Burkina Faso, des forces militaires brisent les règles et prennent le pouvoir. Avec l’appui plus ou moins affirmé d’un mouvement populaire, elles défient les lois pour sortir le pays de la paralysie devant les demandes angoissées des populations. Et elles cherchent après coup des formules pour mener une ‘ transition ‘ vers un cadre légal. Mais lequel ?

Les recommandations venant de l’extérieur sont dévaluées

Après ces prises de pouvoir hors légalité, les appels au ‘retour au cadre institutionnel’ de ce qu’on nomme improprement la ‘communauté internationale’ et des organisations régionales sont proférées, sanctions à l’appui.

Mais est-ce le retour à ‘l’ordre constitutionnel’ antérieur ? Celui qui a abouti à l’impuissance des dirigeants ? Ou bien à une refonte de cet ordre constitutionnel ? Autrement formulé : on change la pièce ou seulement les acteurs pour jouer la même pièce ? C’est ce questionnement qui apparait au grand jour avec les coups d’Etat récents dans les pays du Sahel. Questionnement que les acteurs extérieurs refusent de poser.

Des propositions de formes nouvelles d’expression de la volonté politique

Devant l’échec des arrangements institutionnels transposés à faire émerger et à stabiliser un pouvoir légitime et à apporter des réponses aux questions que se posent les sociétés, surgissent des formes nouvelles.

Les perdants des élections ou les tenants du coup d’Etat avancent des propositions pour dépasser les blocages politiques que les élections n’ont pas tranché. Demande d’un processus de Réconciliation nationale, de mise en place d’une Instance de transition, de Dialogue national, de Dialogue républicain inclusif qui réunirait l’ensemble des forces vives de la nation. Convocation d’Assises nationales. Formation d’un Gouvernement d’union sacrée, d’un Conseil National de Transition … Les formules se multiplient.

La Démocratie ne vaut que par son application concrète dans des sociétés concrètes. C’est-à-dire par la façon endogène dont une société donnée interprète ce (beau) principe et le transcrit dans des arrangements qui sont en phase avec sa culture profonde, son histoire, ses ressources, son environnement.

 

  • Les sociétés africaines n’ont pas trouvé, à ce jour, leur ‘ arrangement ’ politique

L’idée se renforce que les arrangements politiques importées du Nord ne sont pas adaptées aux sociétés du Sud. La non-reconnaissance des formes traditionnelles d’attribution du pouvoir, voire l’opprobre qui les couvre comme marque d’arriération, l’idée que les règles formelles importées du Nord sont par essence supérieures, freinent la recherche des arrangements élaborés d’une façon endogène.

Des arrangements à concevoir qui seraient testés, contestés, retravaillés, selon une élaboration politique à mener au sein de chacune des sociétés du Sud. Des arrangements qui combineraient des formes ancestrales et des pratiques modernes, incluant le numérique.

Avec la liberté de la romancière, Léonora Miano…

Dans son roman Rouge impératrice, l’auteure ose défier l’universalisme des formes démocratiques importés d’Occident. Elle ose placer le dialogue avec les ancêtres dans l’équation d’un arrangement politique élaboré d’une façon endogène par les sociétés d’Afrique.

Avec cette liberté, Léonora Miano a le mérite de poser la question et d’ouvrir la réflexion dans un exercice prospectif. Elle situe son roman dans l’Afrique (presque) totalement unifiée au XXII° siècle !

 

  • Convergence entre Sud et Nord dans le questionnement de la démocratie

L’Afrique n’a pas le monopole de ces difficultés à faire émerger les préférences collectives. La démocratie est en crise aussi dans les sociétés du Nord. Les outils que celles-ci ont forgé, d’une façon endogène, dès la fin du XIX° siècle (répartition des pouvoirs, formation des partis politiques, des syndicats, des associations), ont été révolutionnaires en leur temps. Ils ont soutenu la pénétration des principes démocratiques dans la population.

Au Nord, ces outils ont épuisé leurs effets

Ils ne répondent plus à leur fonction de soutien de la démocratie. Ils ne sont plus le réceptacle des volontés des différentes couches de la société. Un profond mécontentement se manifeste. Et les élections ne parviennent pas à donner à ce mécontentement, au Nord également, une solution politique qui apaise les tensions.

Car l’idée ‘qu’il n’y a pas d’alternative’ s’est imposée pour vider le champ politique de son contenu. Pour siphonner la réalité du pouvoir au profit des marchés. La montée de l’extrême-droite traduit ce profond malaise. En même temps qu’elle l’accroit !

L’écart se creuse entre sociétés et dirigeants

L’écart se creuse au Nord. Mais aussi au Sud, là où les partis avaient tiré leur légitimité de la lutte anticoloniale. Partout, cette légitimité s’est effritée, transformée en rente pour les tenants des pouvoirs. Mais une rente qui s’épuise avec l’arrivée de générations qui n’ont pas connu la période coloniale.

Signe du bouleversement du monde qui s’opère sous nos yeux, des défis communs entre Sud et Nord se font jour

On pense bien sûr aux enjeux environnementaux qui ne connaissent pas la coupure entre Nord et Sud. Mais aussi, liés, aux enjeux démocratiques. Cette convergence inattendue entre Nord et Sud, ainsi que les urgences des situations, découvrent de formidables opportunités. Pour élaborer selon des modes endogènes à chacune des sociétés, de nouvelles règles de gouvernance.

Des règles qui ne seraient pas bâties sur la confusion entre la fonction démocratique et les arrangements multiples qui dépendent de chaque société pour faire vivre cette fonction. Pour avancer enfin ensemble vers un Universel qui soit vraiment universel [3].

[1] Nicolas Meisel et Jacques Ould Aoudia : « La bonne gouvernance est-elle une bonne stratégie de développement ?» Document de travail de l’AFD n°58, 2008.

[2] Dans le monde de culture musulmane, la plupart des pays font référence à la Charia dans leur Constitution. Les partis de l’islam politique demandent qu’elle en forme la référence exclusive. La charia représente dans l’islam diverses normes et règles édictées par la Révélation.

[3] On pense ici à Souleymane Bachir Ndiaye.