Le diplomate indien K. Bhadrakumar: l’Iran joue la montre contre Israël

Comment se fait-il que l’Iran n’ait pas agi quinze jours déjà après l’assassinat du chef du Hamas, Ismail Haniyeh, le 28 juillet, alors qu’il était en visite à Téhéran pour l’investiture du président Masoud Pezeshkian? Plusieurs facteurs entrent en jeu, outre de possibles divergences de vues au sein du pouvoir iranien entre le nouveau chef d’état, qui passe pour modéré, et les Gardiens de la Révolution plys radicaux, une explication souvent mise en avant notamment en Israël.

L’ancien ambassadeur d’Inde, M.K. Bhadrakumar signe sur « Réseau international » une chronique très éclairante sur l’attentisme de l’Iran dont voici des extraits

Abbas Araghchi, présenté comme le nouveau ministre des affaires étrangères, a été pendant huit ans l’adjoint de Zarif sous la présidence de Hassan Rouhani, jouant un rôle clé dans les négociations nucléaires (JCPOA) avec l’administration Obama. Les puissances européennes considèrent Araghchi comme un «modéré». En effet, il est un interlocuteur efficace pour Téhéran dans les capitales occidentales – et c’est le signal le plus clair jusqu’à présent que la trajectoire de la politique étrangère de l’Iran penche vers un engagement constructif avec l’Occident, mais sans précipitaion.

Distiller la peur.

Après tout, Israël est en proie à la panique et des rapports indiquent que les gens restent éveillés la nuit par crainte d’une attaque iranienne. Selon l’IRNA, l’agence officielle d’information, le Premier ministre Benjamin Netanyahou, malgré toute sa bravade, a évacué quatre des principales bases de renseignement et de sécurité d’Israël à Tel-Aviv.

Attendre le cessez le feu.

L’Iran ne jouera pas le rôle de «trouble-fête» alors que les États de la région et les États-Unis font tout pour reprendre le fil des négociations sur le cessez-le-feu à Gaza entre le Hamas et Israël. Le fait qu’Israël ait accepté les pourparlers jeudi suggère que Netanyahou voit également des avantages à revenir à la table des négociations. L’élément décisif sera l’évolution des négociations à venir. L’Iran pourrait tout à fait reporter l’opération si la partie israélienne donne des garanties lors des pourparlers de ne pas envahir le Liban et de retirer ses troupes de la bande de Gaza.

Rendre une trêve possible.

Téhéran pourrait éventuellement reconsidérer sa position si un changement radical se produisait dans la situation de la région à la suite de la conclusion d’une trêve entre le Hamas et Israël. Les attentes sont grandes. Et, ne nous leurrons pas, Téhéran est beaucoup plus proche de Yahya Sinwar que de Haniyeh.

C’est pourquoi les enjeux diplomatiques de la passée semaine pour obtenir un accord sur les otages et le cessez-le-feu à Gaza, deviennent un point d’inflexion. La mission iranienne auprès des Nations unies à New York a déclaré vendredi : «Notre priorité est d’établir un cessez-le-feu durable à Gaza. Tout accord accepté par le Hamas sera également reconnu par nous». Le communiqué réaffirme le droit de l’Iran à l’autodéfense contre Israël, mais ajoute : «Nous espérons toutefois que notre réponse sera programmée et conduite de manière à ne pas nuire à l’éventuel cessez-le-feu».

Kamala Harris contre Trump. Téhéran est parfaitement conscient que l’issue des pourparlers entre le Hamas et Israël (avec la participation du directeur de la CIA, William Burns) en ce qui concerne la libération des otages américains constitue l’héritage présidentiel de Joe Biden, tout autant qu’elle peut améliorer les perspectives de la candidate du parti démocrate Kamala Harris aux élections de novembre.

Pendant ce temps, Joe Biden utilise tous les moyens à sa disposition pour modérer l’attaque de l’Iran contre Israël. Les Américains se sont également ouvertement désolidarisés de l’assassinat de Haniyeh. Ils auraient fait savoir à Téhéran qu’une escalade comportait le risque d’un conflit entre les États-Unis et l’Iran, ce qui est évitable.

Le temps au temps.

Dans l’éventail des discours sur les représailles de l’Iran, on oublie généralement que les Iraniens ont invariablement une stratégie, contrairement aux Israéliens qui ont recours à des réactions spontanées. C’est pourquoi il est important d’avoir une vue d’ensemble.

L’Iran ne cherche pas la guerre, d’autant plus qu’il a très bien réussi jusqu’à présent à limiter les pertes et à retourner la situation contre Israël de manière rentable. L’image internationale d’Israël est dans la boue et toute l’eau douce de la mer de Galilée ne suffira pas à la laver.

Retrouver toute sa place à l’international.

La priorité numéro un de l’Iran sera d’obtenir la levée des sanctions occidentales. L’accord entre le Guide suprême Khamenei et Pezeshkian se résume essentiellement à améliorer l’économie en se débarrassant des sanctions et en permettant à l’Iran d’occuper la place qui lui revient dans l’ordre international en utilisant ses vastes ressources de manière optimale.

Toutes les déclarations importantes du  Président Pezeshkian ont montré qu’il donnait la priorité aux relations de l’Iran avec l’Occident. De toute évidence, Pezeshkian marche sur une corde raide, comme le montre l’annonce par Javad Zarif de sa démission du poste d’adjoint du président pour les affaires stratégiques. Zarif serait en effet mécontent que le comité directeur chargé de la sélection des candidats n’ait retenu que trois noms sur les 19 qu’il avait proposés pour les postes ministériels !

L’Iran a très tôt estimé que les contradictions étaient inévitables dans les équations Biden-Netanyahou après le 7 octobre et que l’agenda du Grand Israël et la stratégie indo-pacifique des États-Unis allaient dans des directions opposées.

De même, l’Iran a tiré les bonnes conclusions de l’impasse d’avril, au cours de laquelle il a démontré sa formidable capacité militaire à infliger des souffrances à Israël, tout en incitant les États-Unis à convaincre ce dernier de ne pas réagir ! Dans toute la chronique du tango américano-iranien depuis 1979, une telle chose ne s’était jamais produite auparavant.

Pourquoi Téhéran renoncerait-il à cette voie menant à la roseraie ? Certes, Téhéran infligera à Israël des souffrances encore plus grandes qu’en avril. Mais, fondamentalement la confrontation avec Tel-Aviv doit être traitéepar un savant mélange de puissance dure et douce – et cela implique également l’Occident. À cette fin, l’Iran se restreindra et restera un État au seuil du nucléaire.

Diplomate de carrière pendant 30 ans dans les services indiens des affaires étrangères, M.K. Bhadrakumar a été affecté au département consacré au Pakistan, à l’Afghanistan et à l’Iran puis a servi à deux reprises dans l’ambassade indienne à Moscou avant d’êtrE ambassadeur auprès de la Turquie et le l’Ouzbékistan, ainsi de Haut-commissaire délégué par intérim à Islamabad.  ILpublie des articles sur The Asia Times, The Hindu et le Deccan Herald et sur Son blog : Indian Punchline

 

*Source : Réseau international