La duplicité de l’État tunisien face aux juifs

Un attentat a eu lieu à Djerba. Quatre personnes, dont un Français, ont été tuées mardi soir dans une attaque aux abords de la synagogue de la Ghriba. Qu’est-ce que cet acte dit de l’état de la Tunisie plus général de la Tunisie ? L’attitude des autorités tunisiennes interpelle pour au moins deux raisons qui ont assuré le service minimum. En évitant de se rendre sur place, le Président de la République, M. Khaïs SAÏED a certes présenter ses condoléances, mais a tenu à déclarer que la Tunisie restait une destination touristique sûre
 
Une chronique de Dov Zerav sur Atlantico
 
Mercredi matin, un communiqué du ministre de l’Intérieur donne parcimonieusement quelques informations sur les circonstances, mais ne qualifie pas les faits. Le ministre du Tourisme a été envoyé sur place pour superviser une cellule de crise ; le pèlerinage de Djerba constituant le coup d’envoi de la saison touristique, on peut s’interroger si la cellule de crise porte sur la sécurité ou sur le tourisme, si la préoccupation des autorités n’est pas de limiter les effets négatifs sur le tourisme.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, un message de condoléances a été adressé par le ministère des Affaires étrangères !? Aux policiers et leurs familles ? À la communauté juive ? À la France pour Benjamin HADDAD, Juif marseillais mort dans cet attentat ?
Ces interrogations renvoient aux propos problématiques du Président de la République sur les Juifs.
  • Le mutisme des autorités vise à empêcher toute qualification de l’attentat et à tourner la page de l’événement aussi rapidement que possible. Or, même si nous ne connaissons pas les motivations du meurtrier, il est évident que nous sommes face à un acte terroriste islamique. Rappelons succinctement les faits. Un garde maritime a égorgé un collègue, s’est emparé d’armes et munitions et a parcouru 20 km pour se rendre à la synagogue de la Ghriba, construite il y a 2 600 ans par les prêtres du Premier Temple de Jérusalem, et lieu de pèlerinage mondialement connu. Chercher à tuer des civils constitue indiscutablement un acte terroriste. Mais, pourquoi vouloir sciemment éliminer des Juifs ? la réponse tient peut-être au fait que l’assassin, âgé aurait été dernièrement suspendu de ses fonctions en raison de manifestations islamistes trop radicales. Qu’il ait voulu se venger de sa situation personnelle ou réagir à l’emprisonnement du Président du parti islamique Ennahdha, M Rached GHANNOUCHI, que l’acte résulte d’une démarche individuelle ou qu’il s’inscrive dans un mouvement collectif, viser des Juifs et ce lieu atteste d’une signature islamiste, nonobstant l’absence de déclaration officielle. La détermination de l’assassin s’est aussi peut-être renforcée avec les événements autour de Gaza.
C’est le 3ème attentat en ce lieu et à ce moment symboliques. Déjà, en 1985, un soldat chargé de maintenir l’ordre a tué 5 personnes dont 4 juifs ; en 2002, un terroriste a fait exploser un camion-citerne bourré d’explosifs entrainant 19 morts et une trentaine de blessés. En s’attaquant à Djerba qui regroupe 85 % des 1 100-1 300 Juifs vivant encore en Tunisie, c’est la présence juive dans cette île, dans ce pays, qui est contestée. Un signe, un geste des autorités s’impose.
 
Quel est l’état des lieux de la situation, démocratique, politique et sociale en Tunisie. A quel point y a-t-il eu une descente aux enfers du pays ?
 
DZ : Depuis 12 ans, la situation économico-sociale du pays n’a cessé de se dégrader. La Tunisie est engagée dans une lente descente aux enfers. Le 17 décembre 2010, l’immolation d’un jeune vendeur ambulant de fruits et légumes dans le Centre-Est tunisien a mis le feu aux poudres ; 28 jours plus tard, le Président Zine El-Abdine Ben ALI a fui son pays. S’est alors ouverte une période révolutionnaire.
 
Que reste-t-il du « dégagisme » à la tunisienne ? Le pays a certes connu des élections libres qui ont permis l’arrivée au Palais de Carthage de trois présidents. Après une mainmise du parti islamique Ennahdha pendant huit ans, le Président Khaïs SAÏED a instauré une dictature et mis en prison tous les opposants ; il a fermé la parenthèse du dernier « printemps arabe ». Les acquis démocratiques sont aujourd’hui réduits aux acquêts !
 
Depuis, le pays connait détérioration régulière de la situation économique.
 
Malgré de faibles ressources naturelles, la Tunisie a connu « quarante laborieuses » grâce au Président Habib BOURGUIBA qui a consacré toutes les capacités d’investissement du pays sur le capital humain, les infrastructures d’éducation et de santé, refusant les dépenses militaires et somptuaires. Un vrai modèle économique !
 
Parallèlement à ces orientations systémiques, le Combattant suprême a été pragmatique en matière de gestion macroéconomique. Après les années 1962-1968 de socialisation accélérée sous la férule d’Ahmed Ben SALAH, les résultats économiques catastrophiques l’ont conduit à mettre fin à l’expérience. En 1970, il a choisi M. Hédi NOUIRA qui en dix ans va révolutionner le pays en acclimatant l’économie de marché et l’ouverture au commerce mondial.
 
Cette stratégie économique a entrainé croissance, amélioration constante du niveau de vie, et la constitution d’une classe moyenne confortée par la libération de la femme et un début de sécularisation de la société.
 
Quels sont les éléments marquants de ce déclin ? A qui vont les responsabilités ?
 
DZ : Depuis 2011, la situation économique n’a cessé de se détériorer :
  • Avec un PIB d’environ 47 Md$ pour 2023, inchangé depuis dix ans en dollars courantsle PIB par habitant a baissé de 4 140 $ en 2010 à près de 3 900 $ en 2023, sans tenir compte d’une inflation annuelle qui, sur la décennie, est passée d’une tendance autour de 4 % à 5-6 %
  • Avec une population de plus de 12,5 millions d’habitants, le taux de chômage est officiellement au-dessus de 15 %, mais plus inquiétant, le taux d’emploi (nombre de personnes qui ont un emploi rapporté à la population des 15-65 ans) est estimé par les instances internationales à moins de 40 %. Cette situation a conduit les autorités locales à chercher des boucs émissaires et à s’en prendre aux migrants venus du sud de l’Afrique.
  • Le maintien des déficits publics a porté en 2023 la dette publique à 140 MdTND et 120 % du PIB contre 40 % en 2010.
  • La persistance du déficit des comptes extérieurs autour de 10 % du PIB a entrainé un triplement de la dette extérieure de 31 milliards de dinars tunisiens (TND) en 2010 à 109 MdTND en 2020, soit plus de 100 % du PIB,
  • L’indicateur le plus caractéristique de cette dégradation de la situation économique tunisienne, le taux de change est passé de 1,92 TND pour un euro à fin 2010, 3,35 aujourd’hui. Une lente dégringolade qui caractérise l’appauvrissement collectif.
Le sous-investissement tant public que privé, les interminables grèves, la fuite des capitaux, la contrebande, le développement des exportations illégales, la diffusion de la corruption à tous les échelons de la société, le développement du secteur informel, les attentats terroristes …, ce sont les maux qui rongent une Tunisie qui en est arrivée à importer des phosphates, sa principale richesse naturelle. La pandémie n’a pas arrangé la situation.
 
Atlantico : La situation est-elle inextricable ? Qui peut encore faire quelque chose ? Y-a-t-il des forces politiques dans le pays capables de redresser la barre ? 
 
DZ : Tous les opposants politiques ayant été mis en prison, et toute opposition étant automatiquement bâillonnée, le sursaut ne peut venir que du Président actuel.
Au lieu de ferrailler avec le FMI, le Président devrait accepter l’accord et les ressources de l’Institution ; appliquer les mesures préconisées est incontournable pour assainit la situation et redonner confiance aux opérateurs économiques.
 
Atlantico : Quel rôle peut avoir la diplomatie internationale (et française) face à cette situation ?
 
DZ : La rigidité intellectuelle et caractérielle du Président de la République rend tout exercice diplomatique difficile, voire impossible. Seule une coalition de plusieurs partenaires économiques importants sous la houlette des institutions de Bretton Woods, FMI et Banque mondiale, est en mesure d’expliquer à Khaïs SAÏED que des mesures d’ajustement s’imposent pour recevoir l’aide internationale et remettre le pays sur les rails.
 
Au-delà du traitement des aspects économiques de la crise, cela signifierait que la communauté internationale ferme les yeux sur les atteintes aux droits de l’homme et à la dictature mise en place depuis deux ans.
 
Il est grand temps que les responsables tunisiens se souviennent des leçons de BOURGUIBA et referment la parenthèse de cette décennie perdue sur le plan économico-social.
 
Dov ZERAH
DHAREZ