Khaled Drareni, un prisonnier politique encombrant pour Tebboune

Khaled Drareni a été condamné à deux années de prison ferme en appel par la Cour d’Alger hier. Les avocats de la défense vont pourvoir en cassation avant les 08 jours de forclusion. La durée de la peine et la configuration de l’affaire font penser à la mise en détention de Mohamed Benchicou en 2004.

Source :Maghreb emergent(Blog de Ihsane El Kadi)

Les similitudes de formes sont saisissantes. Le 27 juin 2004, le directeur du journal Le Matin est condamné à 2 ans de prison ferme après avoir été placé sous contrôle judiciaire durant 292 jours pour avoir voyagé avec des bons de caisse en dinars, une « infraction » montée de toutes pièces par Yazid Zerhouni, alors ministre de l’intérieur, pour priver la victime d’abord de sa liberté de circulation, ensuite une fois Bouteflika réélu en avril 2004, de toute liberté. Pour tous les observateurs son geôlier est tout désigné : Abdelaziz Bouteflika. 

En février de la même année Mohamed Benchicou, alors déjà sous contrôle judiciaire, avait édité un livre- pamphlet intitulé « Abdelaziz Bouteflika, une imposture algérienne  ».  La réélection du président sortant face à son ancien chef du gouvernement Ali Benflis avait ouvert la voie à l’escalade dans la répression judiciaire de l’écrivain pamphlétaire. Bouteflika n’a jamais évoqué publiquement cette affaire à l’inverse de Abdelmadjid Tebboune qui s’est invitée le 02 mai 2020, comme « procureur général », avec le mot se voulant infamant de « Khebardji » dans le dossier de Khaled Drareni, ajoutant sa charge personnelle, plus d’un mois après l’incarcération du directeur de Casbah Tribune. Parallélisme des formes l’affaire Drareni est devenue, de fait, l’affaire Drareni-Tebboune, comme l’affaire Benchicou-Bouteflika en 2004. Le président déchu avait alors juré la tête de son pourfendeur et l’a maintenu en prison jusqu’au 26 juin 2006, au terme, jour pour jour, de sa période de détention.  Ce blog explique pourquoi Abdelmadjid Tebboune ne pourra pas copier son prédécesseur, si jamais cela est son projet personnel comme pourrait le laisser comprendre l’acharnement sur la personne de Khaled Drareni depuis mars dernier.

Drareni un journaliste adopté par le Hirak

Mohamed Benchicou est un des plus grands journalistes algériens. Il a été mis sous contrôle judiciaire en aout 2003 pour son travail de journaliste indépendant  à la tête du Matin d’Algérie, puis incarcéré en juin 2004 en vérité pour son pamphlet et l’ensemble de sa position, les bonds de caisse étant un très mauvais alibi à cette fin.  Il a bénéficié d’une grande mobilisation dans la presse algérienne indépendante alors sans doute encore sur un palier haut de son rayonnement. La conjoncture politique de l’été 2004 ne pouvait pas donner un élan de solidarité plus large. La société algérienne pansait ses blessures des années 90. Sa demande démocratique avait baissé au profit d’une demande de sécurité et de stabilité.

Khaled Drareni lui est l’enfant prodigue du mouvement populaire du 22 février. Plus connu du Hirak comme le témoin quotidien des marches pacifiques du vendredi et du mardi que comme présentateur durant plusieurs années du JT en français de Echourouk TV  ou de celui du talk sans tabous sur Radio M, le Café Presse Politique (CPP). Khaled Drareni est de ce point de vue plus proche de Karim Tabou et des autres détenus du Hirak que de Mohamed Benchicou, professionnel des médias comme lui. Il est adopté par le mouvement populaire comme un des siens. Sa liberté, comme celle de tous les détenus d’opinion, en est devenue naturellement un préalable à toute issue politique en Algérie. 

Elle est spontanément revendiqué par les Algériens dès qu’ils se donnent un espace de liberté pour l’exprimer. Comme dans la Diaspora dimanche dernier. C’est d’ailleurs cette popularité du journaliste Khaled Drareni en tant que protégé du Hirak qui a donné un élan exceptionnel à la campagne pour le libérer non seulement en Algérie (Rassemblements et actions plusieurs fois par semaine), mais dans le monde entier. Jamais les consulats algériens n’ont autant été harcelés pour un détenu en Algérie. Cette campagne est forte de la sympathie universelle qu’a déclenché la Silmya. Les amis de la liberté s’y engagent en confiance partout à l’étranger. Elle va continuer à peser lourdement sur l’agenda diplomatique d’Alger. En vérité elle est déjà insoutenable pour les geôliers de Drareni.

Tebboune 2020 plus faible que Bouteflika 2004

Abdelaziz Bouteflika a changé le rapport de force face à l’ANP en la divisant sur le sort du 2e mandat. En obtenant sa réélection -effective dès le premier tour mais exagérée par un taux de participation gonflé-  il se trouvait en situation de consolidation de son pouvoir  en juin 2004 lorsqu’il a décidé de franchir le pas et d’envoyer Mohamed Benchicou en prison pour deux ans. Le sort inique fait au patron du Matin était même l’occasion pour lui d’envoyer un message d’autorité à l’Etat Major de l’ANP qui n’avait pas soutenu sa candidature, ainsi qu’à la classe politique qui avait fait défaut ; le FLN ayant porté la candidature de Ali Benflis.

Abdelmadjid Tebboune est très loin d’avoir consolidé quoique que ce soit. Il est dans la situation de faiblesse de Bouteflika d’avant le référendum sur la concorde civile de septembre 2000. En pire. L’homme à qui il doit son intronisation à la tête de l’Etat, Ahmed Gaïd Salah, a non seulement disparu, mais son héritage est entrain du virer de l’héroïque au délinquant, avec les révélations sur la fortune de sa famille. Sans majorité politique, sans souffle messianique (Boudiaf en 1992 en dépit de son illégitimité), sans succès, même modestes,  sur lesquels s’appuyer après 9 mois de pouvoir, il a ouvert  à contre temps un front énergétivore en s’impliquant personnellement dans le dossier d’incarcération d’un journaliste reconnu pour ses qualités professionnelles et populaire auprès du Hirak. 

S’il espère asseoir son autorité ainsi,  Tebboune est trop précaire à l’automne 2020 pour espérer se conduire face à Khaled Drareni en autocrate absolu comme Bouteflika face à Mohamed Benchicou en juin 2004. Cela lui sera d’autant plus difficile qu’il n’y a pas que Khaled Drareni. La signature des neufs premiers mois de son mandat est celle de la consolidation de la répression de l’expression populaire engagée en 2019 par Ahmed Gaïd Salah. Il y avait 46 détenus du Hirak lundi dernier, selon le comptage des organisations humanitaires. Paradoxalement, Tebboune a plus de possibilité d’exister politiquement en stoppant la feuille de route sécuritaire qu’en la poursuivant. Bouteflika était dans une configuration inverse en 2004. Le cas Drareni est d’ailleurs emblématique de cette situation.

A l’inverse de Bouteflika avec Benchicou, Tebboune n’a aucune raison personnelle de s’acharner sur le journaliste correspondant de RSF en Algérie. Il a suivi sans sourciller le mauvais conseil de son entourage sécuritaire pour tenter d’en faire un exemple dans la répression de l’expression sur un échafaudage – faire taire Drareni coute que coute –  construit par l’équipe du général Wassini Bouazza patron de la sécurité intérieure dans les services. Un attelage tombé en disgrâce depuis, mais dont les cabales contre la liberté d’expression et celle de la presse notamment ont été inexplicablement endossés avec zèle et légèreté par le président en plein apprentissage de sa fonction. Bouteflika ne pouvait pas renoncé à punir personnellement Benchicou.  Tebboune peut se détourner de Drareni.

Algérie, une impasse sécuritaire insoutenable

La troisième raison pour laquelle maintenir pendant deux ans Khaled Drareni en prison et poursuivre une politique de répression des acteurs du Hirak n’est pas envisageable est sans doute la plus rédhibitoire. L’Algérie est voie de devenir ingouvernable sous l’effet de la crise économique qui vient compliquer l’impasse politique, et en même temps la féconder. Abdelaziz Bouteflika était en juin 2004 – il ne savait pas encore- au seuil d’une décennie « glorieuse » de pétrole à 100 dollars en moyenne. Il avait de la marge pour stabiliser une base sociale de son régime et passer par exemple sans grands ambages (4 morts tout de même lors des émeutes de janvier 2011) , la vague du printemps démocratique arabe.

Rien de tout cela sur le chemin qui attend la présidence de Abdelmadjid Tebboune. La gouvernance sécuritaire du pays est à bout de souffle. Elle a fait le pari insensé de ne concéder aucune liberté publique au plus grand mouvement populaire que l’histoire politique du continent africain a pu connaître (en cumulé de millions de manifestants en 54 semaines). Elle a même fait l’inverse, en réduisant les libertés et en ouvrant une page noire de la détention politique en Algérie, encore sous le traumatisme rampant des disparitions forcées et des victimes du terrorisme.

L’entêtement à demeurer sur cet agenda de l’enfermement a un prix. Il paralyse le pays. L’élan caricatural de l’Algérie nouvelle se fige dans ce vote parlementaire sur la mouture du projet constitutionnel. Les Algériens s’en détournent par pudeur. Comme si la cérémonie de la coupole se grippait en un bug politique continuel. Dans l’Algérie nouvelle de l’échec.  Pour en sortir, l’avènement des libertés publiques est inéluctable. Emportera-t-il tout dans son magma ? C’est ce que redoute le cœur du système. A t’il encore le choix de ne pas en prendre le risque ? En condamnant Khaled Drareni a deux ans de prison il suggère aux Algériens que nous sommes en 2004, au début d’une nouvelle séquence autocratique d’un régime hyper-présidentiel fort. Tout le monde sait que c’est un fantasme décédé le 22 février 2019.

*