Le retour de la guerre froide après l’intervention russe en Ukraine

Le président russe, Vladimir Poutine, avait encore assuré, mercredi 23 février, être disposé à emprunter la voie diplomatique, tout en annonçant l’entrée des troupes russes dans les territoires contestés du Donbass. Un ultime coup de bluff avant la décision finale de la Russie, cette nuit, d’intervenir militairement en Ukraine

Les accords de Minsk sont caduques et des sanctions internationales fortes commencent à être prises, notamment économiques et financières. L’Allemagne  met fin aux travaux  du gazoduc Nord Stream 2.  Mais les conséquences de ces sanctions , si elles étaient confirmées, vont toucher par ricochet l’Europe : 40 % du gaz consommé en Europe  vient de Russie. L’effet sanctions  aura plus d’impact sur l’Europe que sur la Russie, sur le prix du gaz, de l’essence et du blé
 

Une chronique de Joelle Hazard

 

La harangue du héros, la leçon d’Histoire, un instant à couper le souffle, et le reste de la planète qui semble tétanisée ! Vladimir Poutine reste un formidable joueur de poker. Des forces russes ont fait leur entrée dans une partie de l’Ukraine. Le « geste » était prévisible après qu’en seulement deux jours, pas moins de 3000 incidents ont pu être constatés par l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) dans les républiques populaires autoproclamées du Donbass et de Lougansk. C’est le préalable dont Poutine avait besoin.

La condamnation est unanime, certes ! Mais la belle affaire… Le ridicule le dispute à la honte bue par les pays occidentaux. Le président russe a fait preuve d’une totale transparence dans une mise en scène implacable plébiscitée par un auditoire de 145 millions de Russes, auxquels se sont ajoutés pour la claque 5 millions d’habitants russophones des Oblasts Ukrainiens de Donetsk et de Lougansk, chacun dans son rôle. La retransmission en direct d’un Conseil de Défense suivie d’une leçon d’Histoire télévisée fut une première, le meilleur étant conservé pour la fin : la Russie se voit désormais contrainte de dépêcher des troupes dans les deux républiques pour y maintenir l’ordre, l’ordre impérial pour être plus précis. On ne parle pas encore d’annexion, c’est la poire pour la soif !

Le Chef du Kremlin a fait preuve d’une politesse insigne en attendant la fin des Jeux Olympiques de Pékin avant de dévoiler sa propre statue de commandeur. L’homme ne manque pas de culot, c’est clair. La reconnaissance  de l’indépendance des deux républiques séparatistes du Donbass  et l’entrée des troupes russes dans les territoires contestés sont dignes des jeux de cirque les plus fastueux de l’Histoire moderne : un péplum comme celui de l’Iliade projeté sur les grandes chaînes TV du monde entier.

 

Le président russe explique ses conceptions de la « souveraineté » : il évoque lui-même brièvement et pour la première fois en pleine figure de centaines de millions de téléspectateurs le régime totalitaire de Staline, lequel a dévoyé la vision de Lénine !  « L’Ukraine, dit-il, fait partie de l’Histoire de la Russie » (on le sait, mais il est bon de le rappeler). Il fustige les Bolchéviques pour la partition de l’Ukraine et il invoque les dérives de ce pays après la fin de l’U.R.S.S. : « la révolution de Maïdan » de 2014 a été financée par l’étranger – une pluie de Dollars ont été versés sur les comptes des protestataires par les Américains. Puis il passe aux violences, aux pogroms dans les villages ukrainiens et la fin tragique à Odessa  de 42 militants pro-russes,  brulés vifs  au cours d’affrontements avec les pro-ukrainiens ; le discours est passionnel. Chapeau l’artiste !

Arrive l’allusion que l’on attendait à la « russophobie » des anciens satellites de l’Union Soviétique et à la crainte que la Russie nourrit elle-même d’un élargissement de l’OTAN à l’Ukraine – L’OTAN comme une Arlésienne, l’OTAN comme Godot dans la pièce de théâtre, l’OTAN comme une rampe de lancement de missiles sous les fenêtres de Moscou ! « Il faut moins de 35 minutes aux Tomahawks pour atteindre la Russie ! » précise Poutine pour finir, en préfigurant alors ce qui pourrait arriver, c’est-à-dire une guerre mondiale, dont on se dit qu’elle n’aura plus lieu maintenant qu’elle est gagnée. Mais c’est une illusion, car l’escalade ne fait que commencer.

« Le discours est-il paranoïaque », comme le dit le président français ? Non, il est magistral comme une gifle. Poutine estime que le gouvernement ukrainien ne va  pas mettre en œuvre les Accords de Minsk et qu’il choisit le  Blitzkrieg… C’est une pierre dans le jardin des Français et des Allemands du format Normandie ! Des impuissants. « Nous voyons, dit-il, que les Ukrainiens utilisent des drones, qu’ils tirent sur les civils russophones ». Des hypocrites. La terre pivote à rebours, fascinée par son derviche. Poutine tourne autour du pot en ironisant sur l’attitude du « soi-disant monde civilisé » ! Il rentre dans le vif du sujet : «  On trouvera toujours un prétexte pour renforcer les sanctions, uniquement parce que nous défendons notre souveraineté, à notre façon nationaliste ! » C’est un judoka ; il gagne en utilisant la force de l’adversaire.

Le président Joe Biden n’imagine pas qu’il a perdu. C’est lui qui a mis le feu aux poudres en dénonçant l’imminence de l’invasion de l’Ukraine ; il l’a tellement dit que c’est devenu vrai.  L’Américain ne veut pas perdre la dernière chance qu’il croit avoir encore d’améliorer son image en dénouant  la crise. Pour parler cyniquement, c’est lui qui a le plus à gagner à une aggravation de la situation et à ce que de très lourdes sanctions contre Moscou soient prises avec l’assentiment forcé des 27 États de l’Union Européenne. Il joue la paix aux dés pour des cargaisons de gaz liquéfié et un désastre environnemental sans pareil. L’inconséquence est à son comble.

L’Europe sera contrainte de renoncer au gaz naturel russe qui devait être acheminé par le gazoduc Nord Stream 2 que l’Allemagne attendait pourtant avec impatience. L’Europe dépendra alors dans l’immédiat du gaz non conventionnel de roche-mère (dit le gaz de schiste) américain. Depuis 2020, près de 40 % des nouvelles constructions ont été équipées en Allemagne pour l’usage du gaz.  Figer pour de bon le gazoduc sous-marin de la Mer Baltique fera l’affaire des seuls Américains, qui font de la vente de leur gaz de schiste à l’Europe leur objectif commercial prioritaire. À la fin de décembre 2021, une trentaine de méthaniers remplis de gaz liquéfié voguaient déjà dans l’océan Atlantique en direction de l’Europe. On dirait que l’embrouille a été préméditée : les diplomates n’y ont rien vu ; les gazetiers non plus.

Ni l’OTAN, ni l’Amérique, personne ne veut mourir pour Donetsk, ni d’ailleurs pour Lougansk, probablement pas non plus pour Kiev. On verra ! Minsk, c’est fini – comme Capri. L’empoignade, la vraie, commence avec le déploiement de de sanctions à effet de boomerang dans lesquelles l’Amérique plonge l’Union Européenne au risque de la démanteler une dernière fois pour toutes. Peut-être même qu’après le Brexit, c’est le but qui est recherché !

Quels sont les mobiles des différents acteurs ? Le discours de Poutine a été prononcé pour la galerie : il était à la fois cinglant, vertigineux, saoulant. Mais les vraies raisons du bras de fer en cours sont beaucoup plus terre-à-terre.

En toile de fond et pour mémoire, il existerait un problème d’équipement des forcesde l’OTAN – une chamaillerie nucléaire comme c’est le cas à Vienne avec l’Iran, ni plus ni moins. Le Canard Enchaîné en fait état : Poutine ne veut pas entendre parler de mini-bombes ou de missiles sol-sol intercontinentaux nucléaires américains près de chez lui et, encore moins, demain, en Ukraine. Or Joe Biden ne céderait pas sur ce point-là, pour éviter d’être taxé de « trouillardise » par Donald Trump.

Dans le même registre des préoccupations électorales de tout un chacun, il y a surtout le gaz de roche-mère. On s’approche en Amérique des élections de mi-mandat (en anglais midterm) aux deux chambres du Congrès. Les Démocrates veulent éviter d’y perdre la majorité, dont Biden a besoin pour continuer de diriger le pays et pour pouvoir « durer » (en obtenant un second mandat) ! La production de gaz de schiste est située dans des États qui pourraient basculer en faveur des Républicains : la confiscation du marché européen et la tension sur les prix de l’énergie sont le gage du maintien au pouvoir du parti démocrate en Amérique. Il ne faut pas chercher plus loin : Biden a eu ce qu’il voulait en obligeant le chancelier fédéral allemand Olaf Scholz à condamner lui-même le Nord Stream 2 comme une vulgaire porte de placard ! À se condamner lui-même. C’est un authentique autodafé, comme aux temps les plus reculés de la barbarie.

Sachant que ledit chancelier vient à peine de prendre ses marques et qu’il paraît ne pas réaliser ce qu’il fait en Mer Baltique, que Boris Johnson est fragilisé à l’extrême par le « party gate » – qu’il a besoin de bruits de bottes et que la Reine a le Covid, sachant aussi que Emmanuel Macron doit vaquer en fin de semaine à la recherche de ses propres électeurs, le Tsar Vladimir Vladimirovitch Poutine a joué sur du velours en ayant un boulevard ouvert devant lui.

Que peut-il faire encore ? Moscou pourra augmenter d’un cran de plus la pression sur l’Est de l’Europe en fermant le robinet du gaz par l’Ukraine ! Sans préavis, s’il le veut. Certes, les Russes devront-ils alors brûler leur propre gaz ou le lâcher dans le ciel, incendier Moscou comme ils l’ont fait devant Napoléon. Par ses antennes et ses positions en Syrie, en Centrafrique, au Mali, partout chez ses anciens satellites, voire en Iran, Moscou est tentaculaire : il n’a pas besoin de chars pour déclencher les cyber-attaques dont il a la spécialité. Bref, ce qui se passe est assez horrible.

Pourvu que les négociateurs du JCPOA ne se perdent pas à Vienne dans le sillage de la même débandade ; la catastrophe serait alors abyssale. En principe ce risque-là est conjuré. La légendaire sagesse des Perses fera toute la différence. Le souvenir que l’Iran a conservé de l’Union Soviétique lui est un puissant vaccin. Puisse le spectacle auquel on assiste lui servir de rappel.