La chute de l’ancien Président Blaise Compaoré, grand ami de Paris, a creusé un fossé entre le Burkina et l’ancienne puissance coloniale
« Cette évacuation, nous ne l’avons pas faite nous-mêmes, mais nous avons fait en sorte qu’elle puisse se faire sans drame ». Lorsque le Président Hollande, en déplacement au Canada, prononce cette phrase sibylline début novembre 2014, il fait alors référence à l’exfiltration par l’armée française du Président Blaise Compaoré qui, après vingt-sept ans au pouvoir, vient d’être balayé par une insurrection populaire. Ni lui, ni l’ami français n’ont rien vu venir.
Quelques jours plus tôt, le 31 octobre 2014, Blaise Compaoré, qui vient de renoncer au pouvoir s’apprête à quitter le Burkina Faso par la route. Direction la Côte d’Ivoire, en passant par le Ghana. Mais l’insurrection s’est étendue à tout le pays et le convoi ne parvient pas à rejoindre le Ghana. C’est là qu’intervient l’armée française.
Deux hélicoptères Cougar français décollent de Ouagadougou, récupèrent Blaise Compaoré et une poignée de proches, bloqués en pleine brousse au nord de la ville de Pô, et les déposent à l’aéroport de Fada N’Gourma où un transall français les attend pour les évacuer en Côte d’Ivoire. Cette exfiltration par la France est largement connue de la société civile burkinabè. Presque sept ans plus tard, celle-ci y voit toujours une ingérence à contre-courant de l’Histoire.
Décidément, rien n’est plus comme avant, comme l’explique le sénateur Bruno Belin (LR) qui préside le groupe parlementaire France-Burkina Faso au Sénat. « On a assisté à la diminution drastique de la coopération décentralisée française. Entre 2001 et 2011, les collectivités françaises qui étaient très dynamiques, par exemple en matière de jumelages, ont été confrontées à un effondrement de leurs moyens financiers et ne pouvaient plus investir dans cette coopération qui était si vivante avec le Burkina Faso. Et aujourd’hui, on a très peu de canaux de communication avec la société civile».
Les Ètats-Unis à la manoeuvre
Faute de capteurs suffisamment nombreux et diversifiés, la France n’a en effet pas senti se lever le vent insurrectionnel de 2014. Contrairement aux Etats-Unis, alors à la manœuvre. Très actif, l’ambassadeur américain de l’époque, Tulinabo Mushingi, multiplie dès 2013 les rencontres plus ou moins discrètes avec la société civile et les opposants à Blaise Compaoré.
Comme le racontent les auteurs Stéphanie Erbs, Vincent Barbe et Olivier Laurent dans un ouvrage documenté*, l’ambassadeur accomplit même de septembre 2013 à mai 2014 une grande tournée à travers le Burkina Faso au cours de laquelle « il rencontre les gouverneurs de toutes les régions et plus de 1000 membres d’associations communautaires ».
Puis, le 4 juillet 2014, jour de l’indépendance américaine, il prononce à l’ambassade à Ouagadougou, en présence de la première dame Chantal Compaoré, un discours que l’on pourrait presque qualifier de révolutionnaire : « malgré tous les progrès accomplis, le Burkina n’a pas encore vécu une transition pacifique et démocratique ; donc la peur d’un avenir incertain est présente » déclare-t-il avant d’annoncer qu’il est « prêt à accompagner la Commission électorale nationale indépendante (CENI) parce que des élections libres, justes et transparentes sont la marque de ce processus démocratique »* !
L’administration Obama possède également une autre carte clé : le leader de l’opposition, Zéphirin Diabré, a enseigné à l’université de Harvard à la fin des années 90 et dispose d’un bon carnet d’adresses dans les cercles démocrates d’outre-Atlantique. Opposition politique, société civile : les Américains jouent gagnants sur tous les tableaux !
La France aux abonnés absents
Le rappeur Serge Bambara, de son nom de scène Smockey, leader du Balai citoyen, une organisation de la société civile créée en juillet 2013 a été à la pointe du combat pour empêcher Blaise Compaoré d’accomplir un troisième mandat présidentiel. Il se souvient. « Le seul à avoir condamné publiquement Blaise Compaoré a été l’ambassadeur des Etats-Unis, en 2014. Tous les autres se sont cachés derrière la neutralité diplomatique. Avant que tout ne pète, on a demandé à de multiples reprises à être reçus à l’ambassade de France. On n’a même pas eu de réponse. Juste, le jour de l’insurrection, l’ambassade de France m’a appelé mais c’était déjà trop tard. Depuis, j’ai souvent été invité dans plusieurs pays européens, dont la Belgique et l’Allemagne, pour témoigner de l’insurrection de 2014 mais très peu en France » déplore-t-il.
Pour Smockey, rien n’a vraiment changé depuis 2014. « La France s’affiche paternaliste face au réveil du continent africain. On ne demande pas la charité mais on est arrosés d’aides qui, justement, ne nous aident pas à nous passer de ces aides. On voudrait que la France fasse de la politique autrement et qu’on ré-invente ensemble la relation entre les deux pays. Je prends juste l’exemple du domaine culturel où je travaille. La France est le pays qui possède le plus d’infrastructures culturelles au monde en Afrique avec le réseau des instituts français. Mais ces lieux restent élitistes du point de vue des artistes populaires africains. Il faut dépasser les programmations de world music, les cycles de conférences et autres séminaires qui s’adressent aux élites. Alors que je suis franco-burkinabè, je travaille davantage avec les Allemands avec lesquels j’organise des tournées de rap et qui investissent dans mes créations ».
Les cadavres dans le placard
Les cadavres dans les placards qui complexifient la relation entre la France et le Burkina Faso sont nombreux. Deux dossiers en particulier cristallisent le ressenti de la société civile burkinabè à l’égard de la France : l’extradition (par la France) de François Compaoré, le frère de Blaise, dans le dossier de l’assassinat du journaliste Norbert Zongo et la déclassification des archives françaises au sujet de l’assassinat du Président Thomas Sankara le 15 octobre 1987. Deux dossiers sensibles avec des zones d’ombre qui hantent toujours la mémoire collective burkinabè.
Pourtant, cette déclassification des archives concernant Thomas Sankara est une promesse d’Emmanuel Macron formulée à Ouagadougou en 2017 : « tous les documents produits par des administrations françaises pendant le régime de Sankara et après son assassinat (seront) déclassifiées et (pourront être) consultées en réponse aux demandes de la justice burkinabè » avait alors déclaré le Président français nouvellement élu.
Trois ans plus tard, deux lots d’archives sur les trois promis sont effectivement parvenus au juge militaire burkinabè François Yaméogo qui instruit le dossier. « Mais le troisième lot, le plus attendu, manque toujours à l’appel malgré plusieurs relances du juge restées à ce jour sans réponses » annonce Prosper Farama, l’avocat de la famille Sankara.
Le retard de ce troisième lot suscite moult questions, débats et parfois théories complotistes. Pourtant, pour maître Farama, il ne s’avère plus capital à la manifestation de la vérité : « le dossier a beaucoup avancé au Burkina Faso et, avec les derniers témoignages, on a assez d’éléments pour faire avancer la procédure. Par contre, ces archives devraient permettre d’éclaircir le rôle éventuel d’acteurs extérieurs comme la France ou la Côte d’Ivoire et sur ce point elles seront utiles. »
Le Président Macron s’est tout autant investi personnellement dans le dossier de l’extradition de François Compaoré. Surnommé « le petit président » et très impopulaire au Burkina Faso, ce dernier est inculpé par la justice burkinabè dans le dossier de l’assassinat du journaliste Norbert Zongo, le 13 décembre 1998.
Alors qu’un mandat d’arrêt avait été délivré par Ouagadougou, vraissemblablement à l’été 2017, François Compaoré continuait à franchir les frontières. Jusqu’à ce 29 octobre 2017 où la police française l’interpelle à Roissy où l’avion d’Air France à bord duquel il voyageait en provenance d’Abidjan s’était posé quelques minutes plus tôt.
Les autorités burkinabè sont les premières étonnées de l’exécution du mandat d’arrêt. Tout le monde croyait que la France officielle protégeait les Compaoré alors qu’il s’agit vraisemblablement davantage de réseaux d’influence.
Puis, en novembre 2017, lors de son déplacement à Ouagadougou, Emmanuel Macron donne des gages politiques à son homologue burkinabè et déclare au sujet de François Compaoré : « Son interpellation est le résultat d’une coopération exemplaire entre nos deux justices qui sont toutes deux indépendantes. Il a depuis été mis sous contrôle judiciaire, il lui est interdit de quitter le territoire et il doit se présenter régulièrement à la police française. (…) Les autorités burkinabè ont rapidement fait parvenir une demande d’extradition. Il appartient donc à la justice française de rendre sa décision. Pour ma part, je ferai tout pour faciliter celle-ci ».
Ouagadougou, le vent tourne
Les avocats de François Compaoré n’ont bien sûr pas attendu cette déclaration pour lancer un long et acharné combat judiciaire afin d’empêcher cette extradition. Le dossier est suivi de très près par le Président Kaboré qui active tous ses réseaux pour éviter un enlisement. On a plus d’une fois frôlé le casus belli… Puis, en mars 2020, Edouard Philippe, alors Premier ministre, signe le décret d’extradition de François Compaoré.
Dans un des derniers rounds judiciaires toujours en cours, le Conseil d’Etat, la plus haute juridiction administrative française, saisi par la défense de François Compaoré, doit encore se prononcer sur la validité du décret d’extradition. Est-il conforme au droit français et au droit européen ?
Oui, mais voilà, le vent pourrait avoir tourné à Ouagadougou. C’est en tout cas l’intuition de l’avocat Prosper Farama qui est aussi le conseil de la famille Zongo. « Il n’est plus certain que, contrairement à son premier mandat, le Président Kaboré fasse de l’extradition de François Compaoré une priorité absolue » estime-t-il. En cause ? Le projet de Réconciliation nationale auquel sera consacré une bonne partie du second mandat présidentiel de Roch Kaboré. « Ce qui se joue notamment avec la Réconciliation nationale, c’est le retour des exilés politiques, dont Blaise Compaoré qui pourra peut-être revenir en toute impunité au Burkina Faso. Serait-ce alors envisageable de récupérer François Compaoré et de le faire condamner ? Mon petit doigt me dit que si le Conseil d’Etat français juge le décret d’extradition non conforme, cela arrangera le Président Kaboré et in fine tout le monde ! ».
* « Les réseaux Soros à la conquête de l’Afrique », Collection Guerre de l’information, VA Press, avril 2017.