L’origine du sabotage des gazoducs Nord Stream I et II contestée

3D render of the construction of the gas pipe Nord Stream 2. The concept of sanctions and economic war, an anvil falling on a gas pipe. 3D rendering

Qui a saboté les gazoducs Nord Stream I et II reliant la Russie à l’Allemagne, sous la Mer Baltique ? L’année dernière, certains pays occidentaux y ont vu d’emblée la main du Kremlin, tandis que Moscou accusait les « Anglo-Saxons ».  

Les dernières révélations du célèbre journaliste d’investigation, l’Américain Seymour Hersh, laissent entendre que ce seraient des plongeurs de l’US Navy, aidés par la Norvège, qui auraient placé des explosifs près des gazoducs reliant la Russie à l’Allemagne, sur l’ordre du président des États-Unis, au mois de juin 2022. Washington les aurait déclenchés à distance trois mois après …  Non sans en avoir prévenu les Allemands.

L’enquête repose sur une source anonyme « ayant eu directement connaissance des préparatifs de l’opération ».

Évidemment, la Maison Blanche dément cette information qu’elle déclare être de « pure fiction »

Seymour Hersh rappelle, dans son enquête, l’hostilité à ces gazoducs que le président Joe Biden et Victoria Nuland, la Sous-secrétaire d’État pour les Affaires politiques des États-Unis, avaient manifesté, parce qu’ils mettaient l’Europe de l’Ouest – et l’Allemagne en particulier – en état de dépendance par rapport à la Russie.

Voici l’nterview de Xavier Houzel,  économiste et ancien professionnel du négoce international de Gaz et de Pétrole,  par Joëlle Hazard

 Question : En octobre dernier , vous avez été le premier à oser défendre clairement dans Mondafrique l’hypothèse d’une responsabilité américaine dans les sabotages des gazoducs. Nous sommes à un tournant crucial de la guerre. Les théories du complot sont légion. Que pensez-vous de cette enquête de Seymour Hersh ? Révélations ou allégations ?

J’aimerais que l’intéressé avalise lui-même cette enquête et qu’il en confirme les conclusions personnellement. Ce serait alors la parole du président américain contre la sienne et cela provoquerait un scandale retentissant. Seymour Hersh n’est pas n’importe qui – on lui doit des révélations sur des dysfonctionnements majeurs, notamment « l’affaire du Watergate » qui obligera le président Nixon à démissionner.

La version que, prétendument, le journaliste donne de « l’affaire Nord Stream » accrédite la thèse d’un complot américain venant de beaucoup plus loin encore que l’acte de sabotage lui-même et il donnerait les raisons pour lesquelles l’incident aurait été conçu et mis en œuvre de longue date par les stratèges américains.

« Bobard ou non », les médias se sont emparés de l’explication fournie par l’ancien Prix Pulitzer (obtenu en 1970 pour sa relation du massacre du Massacre de Mỹ Lai). L’Opinion mondiale mobilisée exige une réponse.

Sans exonérer aucunement la Fédération de Russie, un tel déballage, s’il était étayé, viendrait à un très mauvais moment pour la coalition de soutien à l’Ukraine. Il mettrait en lumière la duplicité – et la complicité – de certains pays et l’aveuglement des autres, soulevant ainsi des questions de confiance entre des chefs d’États, hier unis mais rendus suspicieux au sein de l’Union Européenne et de l’OTAN. Un même malaise pourrait ébranler les Institutions des États-Unis, dont le premier magistrat aurait choisi de mentir.

La vérification des allégations entraînerait enfin des problèmes inextricables de responsabilité civile en raison des préjudices directs (les dégâts) et indirects (Cf. le prix du Gaz et l’inflation induite) de l’acte terroriste commis par un pays ne se disant pas en guerre mais se croyant tout permis ! 

Question : Nord Stream I et II représentaient-ils vraiment un danger pour les Américains de voir une mainmise russe sur l’Europe contrarier leurs objectifs ?

Le président Biden n’a jamais caché sa désapprobation du projet d’un second Nord Stream ; Victoria Nuland avait été encore plus explicite. Les enregistrements télévisuels faisant état de leurs menaces respectives d’empêcher la mise en service de l’oléoduc prévu pour l’hiver 2022 existent, mais personne n’aurait pu alors imaginer que l’Amérique puisse jamais envisager un sabotage en mer. Vous parlez des objectifs américains, mais vous ne savez pas quels ils sont ! On n’aurait pas imaginé que Washington pousserait à ce point sa sollicitude en faveur de l’indépendance énergétique de l’Allemagne par rapport à la Russie ni que les Américains pourraient guigner le marché allemand pour ses propres exportateurs.

C’est la raison pour laquelle la Russie fut initialement soupçonnée d’être à l’origine des explosions que les as de la cybersécurité russe étaient en mesure de déclencher à distance.

Très vite, il est apparu évident que ce n’étaient pourtant pas les Russes mais les Américains qui avaient fait le coup. Les Russes n’avaient aucun intérêt à condamner durablement l’oléoduc, mais les Américains, si. Dès l’été 2022, une noria de bateaux remplis de Gaz Liquéfié (GNL) américain cinglait des côtes américaines vers l’Europe qui allait être en manque.

Le mot avait été passé avant l’invasion effective de l’Ukraine, à laquelle personne en Europe ne croyait. Bloomberg avait alors écrit : « La fracturation hydraulique est peut-être l’arme américaine la plus puissante contre l’agression russe », et moins d’un mois plus tard, le 8 mars, onze jours après l’entrée des chars, l’Administration américaine prononçait  l’embargo sur le Pétrole et le Gaz russes, en annonçant – à la surprise générale et en contradiction avec la politique environnementale ambiante – la reprise à grande échelle de la coopération de l’État avec ses producteurs de gaz de schiste.

 

Question : La rupture de l’approvisionnement en gaz russe de l’Europe pouvait-elle avoir des conséquences négatives, par ricochet, aux Etats-Unis ? 

Dans une certaine mesure, OUI, à cause de la hausse soudaine du prix du Gaz pour le consommateur, mais après une réflexion rapide, NON, car cette hausse était indispensable à la reprise des activités d’exploration-production par fracturation hydraulique dans le pays. Le secteur du Gaz et du Pétrole était sinistré, après une vague d’effondrement des cours mondiaux. L’Industrie avait subi une restructuration de fond en comble (les petits producteurs ayant été massivement rachetés par les grands) et les majors n’attendaient que cela !

Pour les producteurs US déjà requinqués par la hausse des prix et l’afflux des commandes de l’Europe, le sabotage de Nord Stream viendra comme une bénédiction avec l’assurance que l’embellie serait durable, autrement dit : que la guerre allait durer, d’une part, et que les prix à l’exportation resteraient soutenus à des niveaux vertigineux, d’autre part, mais cela sans que les consommateurs domestiques aient à en souffrir réellement. Personne n’avait anticipé que le Gaz de schiste américain serait facturé entre trois et quatre fois plus cher sur le marché européen que sur le marché domestique. CQFD, direz-vous, l’Amérique était gagnante. 

Question : Qui croire en cette période cruciale de la guerre ? Les théories du complot se multiplient. Bien sûr, l’Amérique avait tout intérêt à priver Moscou des revenus de ses ventes de Gaz aux Européens à des prix faramineux ; mais le flux de ce Gaz vers l’Allemagne n’était pas complètement tari ; il existait d’autres routes que Nord Stream II. Xavier Houzel, vous êtes d’abord un économiste, Quel est, selon vous, le véritable contexte de cette implication de Washington et de l’OTAN dans cette guerre ?

L’Energie – la création par la Russie de l’OPEP + par exemple – pourrait apparaître de prime abord comme l’explication nécessaire et suffisante de la Guerre d’Ukraine, or ce n’est pas le cas. Fini le Pacte du Quincy, certes, mais les fondamentaux sont ailleurs. Les États-Unis sont aujourd’hui autosuffisants en matière d’énergies fossiles. Il faut revenir en arrière, immédiatement après la seconde Guerre Mondiale et élargir le débat au monde entier pour comprendre les enjeux de Washington et le comportement américain.

Il faut alors quitter le Bassin du Don pour la Mer de Chine et évoquer les ravages de la mondialisation et du mercantilisme chinois sur le continent Nord-américain et le péril que cela pourrait représenter pour Washington. Les États-Unis et les Allemands sont aussi dépendants, l’un et l’autre, de leurs importations de l’usine du monde chinoise que les Allemands l’étaient eux-mêmes hier du Gaz et du Pétrole russes ! Mais les Américains ne pensent qu’à eux – en tout cas, ils ne pensent pas aux Allemands.

L’obsession du président Joe Biden – après l’intermède aux commandes d’un Donald Trump décomplexé grâce à son « America First » – est le double slogan « America is Back » (emprunté à Ronald Reagan) et « Buy American ».

Le premier mot d’ordre (America is Back) rime avec puissance, situation qui sous-tend la notion de supériorité et exige un réarmement permanent, non seulement de l’armée américaine mais aussi des armées de l’OTAN, qui en sont les supplétives. En 2012, lorsque Barack Obama et son colistier et vice-président Joe Biden ont été réélus, non seulement l’Amérique n’avait pas les moyens de la force militaire qu’elle ambitionnait face à la Chine (et le Congrès n’entendait pas les lui donner) mais I’OTAN – comme va le constater plus tard le président français Emmanuel Macron – était aussi dans un état de coma quasi irréversible.

Il fallait un facteur extérieur comme un conflit pour bousculer tout ça et bouger le Congrès : un conflit pour casser du matériel obsolète d’origine soviétique, par exemple. Quand les vieux stocks seront détruits, on passera aux armes plus modernes. La demande extérieure en équipements américains sera stimulée d’autant. Si l’occasion ne se présentait pas, il faudra construire un alibi, créer un danger imaginaire de magnitude intermédiaire. Parce qu’un président américain ne peut pas s’engager solennellement à défendre un autre pays sans l’accord préalable du Congrès et la signature d’un traité diplomatique – c’est le Japon qui a déclaré la guerre aux États-Unis ; c’est l’Allemagne nazie qui leur a déclaré la guerre, et pas l’inverse ; et à chaque fois, ce fut une affaire où l’unité de compte était le milliard de Dollars. D’où la solution du proxy : l’Ukraine est un proxy ! C’est plus facile et c’est moins cher.

Question : Cela revient à jouer constamment avec le feu. C’est un peu facile d’expliquer tout cela par l’économie et d’accuser l’Amérique de tous les maux. Vous ne mettez pas en cause Vladimir Poutine comme si ce dernier n’avait pas eu voix au chapitre…

C’est parce que vous m’interrogez seulement sur le scoop de Seymour Hersh ! Et pas sur autre chose. Je ne vous parle pas non plus de la Chine et des pays non alignés, qui sont de plus en plus nombreux. Vous verrez bien ! Adieu l’Europe de la Défense du président Macron dans ses rêves les plus fous. Pas la peine d’essayer de convaincre le Chancelier Olaf Scholz de passer outre la consigne américaine, il n’y peut rien.

J’ai appris cela, il y a 62 ans, de mon professeur américain, Raymond Milkesell, en Orégon. Il avait été l’un des conseillers du président Truman et à ce titre l’un des auteurs du Plan Marshall, du Point Four Program et des Accords de Bretton Woods ; n’ayant pas de réserve, il était accessoirement le patron de ma thèse de master in Economics sur le concept d’intérêt économique national « National Economic Interest as a Guide to Foreign Aid Policy ». Il était très clair sur le sujet.

Ajoutez à ces préceptes de realpolitik les recommandations de George Keenan sur le containment, c’est-à-dire sur le système des sanctions et vous aurez tout compris de l’Amérique, à condition d’y ajouter une pincée d’idées néo-conservatrices comme celles de Zbigniew Brezinski, alors persuadé que « sans l’Europe, l’Amérique est encore prépondérante mais pas omnipotente, alors que sans l’Amérique, l’Europe est riche mais impuissante. » L’Europe est bonne à tondre, elle sert à expérimenter puis à casser le matériel ; il faut ensuite l’aider à se refaire contre des bons de commandes. C’est ce qui va arriver.

S’agissant des Anglais, ils sont américanisés depuis la Conférence des Bahamas et MacMillan et on leur doit le Brexit : ils seront les aiguillons des évènements d’Ukraine, les ordonnateurs en creux de l’opération spéciale militaire dite russe.

S’agissant du trublion français, Nicolas Sarkozy l’a fait rentrer dans le rang. S’agissant de l’Allemagne, censée être désarmée, elle est riche et il est temps de mettre fin à l’ostracisme d’un autre âge qui lui aura permis de faire l’économie d’une armée pendant 75 ans. Le tort principal du président Poutine, enfin, est de n’avoir pas éventé de piège. Il est atteint du syndrome de Stalingrad, constamment sur la défensive, et il a attaqué le premier, c’est que l’Histoire retiendra. Les atrocités de la guerre imputables aux Russes – aux Tchétchènes, à ceux de Wagner ou aux troupes régulières de l’Armée – sont parfaitement répertoriées. Il n’y a pas de débat sur la question.

Question : Où cela va-t-il nous mener ? A une guerre sans fin ?

En mai 2021, selon la revue Foreign Affairs, l’Amiral Philip Davidson, commandant de la zone Indo-Pacifique, aurait assuré le Congrès que la Chine s’apprêtait à attaquer ou à encercler Taiwan entre maintenant et 2027. Le Département de la Défense aurait alors proposé de réduire la Flotte et l’Armée de l’Air en leur supprimant des escadres et des escadrons pour en alléger la charge pour le pays et pour pouvoir, en contrepartie, renforcer les moyens militaires américains à l’horizon de 2035, soit bien après la récupération de Taiwan par la Chine. Je ne vois pas de guerre mondiale avant cette date.

Si j’étais un Cosaque, je ne compterais pas outre mesure sur l’allié américain pour se battre jusqu’au bout à mes côtés et je chercherais un compromis. Les Européens déshabillent leurs armées de leurs chars ; ils hésiteront à en faire autant avec leurs avions.

Si j’étais russe et brutal, je songerais aux trente mille morts (au bas mot), aux deux millions six cent mille sinistrés dont « environ cinq millions de personnes civiles vulnérables », victimes en quelques minutes et sans savoir pourquoi, en Syrie et en Turquie, de la colère des Dieux ; et j’arrêterais, en voyant à quel point les Américains s’en foutent éperdument, du moment que leurs GI’s peuvent rester à la maison.

                                       D’AUTRES ÉCRITS DE XAVIER HOUZEL

Le « Zeitenwende » global du chancelier allemand, Olaf Scholz

Les signes avant-coureurs du tremblement de terre

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1 COMMENTAIRE

  1. Je pense que tout le monde savaient que c’étaient les américains pour rendre l’Europe encore plus dépendante que jamais (à part pendant la deuxième guerre mondiale) de l’oncle Sam! Qu’a fait l’UE, elle a juste applaudi pendant que ses citoyens paient le prix fort.

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