Dans son récent livre « Sahel-Mali, notre Afghanistan à nous? », Seidik Abba a réalisé une enquête très instructive sur la politique fort active du Président Erdogan au coeur du pré carré français en Afrique.
Mondafrique publie les bonnes feuilles de cet ouvrage où l’on découvre que la diplomatie turque en Afrique est nettement moins tapageuse et autrement plus efficace que celle de la Russie de Poutine. Au grand dam de la diplomatie française dont l’influence recule singulièrement en Afrique francophone. Ce qui explique la volonté parfois lassante du pouvoir français à faire du président Erdogan le bouc émissaire de ses propres insuffisances.
L’année 2021 avait fort mal débuté pour la diplomatie française au Sahel. Pour cause de Covid, le voyage du président Macron à N’Djamena où il était attendu pour participer au septième sommet ordinaire du G5 Sahel avait été annulé. Bien plus qu’un simple geste de courtoisie diplomatique, la participation du président française visait à officialiser le redimensionnement de la force « Barkhane », après consultations entre Emmanuel Macron et ses homologues du G5 Sahel entre janvier et février 2021.
L’année 2021 se poursuit moins de deux mois après par une autre mauvaise nouvelle : la mort brutale le 20 avril du président tchadien Idriss Déby Itno des suites de blessures reçues sur le front. Depuis 2013, le président Déby Itno s’était posé en allié indéfectible de la France dans sa lutte contre le terrorisme au Sahel.
La disparition du chef d’État tchadien est une mauvaise nouvelle. Pour la diplomatie française, l’année s’achève finalement comme elle avait débuté avec la signature d’une importante commande de matériel militaire entre la Turquie et le Niger, le partenaire le plus fidèle de la France au Sahel après le Tchad. La nature de la commande a renforcé la suspicion entre les deux alliés : des drones armés, des avions sophistiqués, des blindés. Une telle acquisition s’accompagne de l’envoi d’instructeurs turcs pour former les Nigériens à utiliser le matériel militaire.
Des commandes militaires privilégiées
Ankara et Niamey n’ont pas précisé le montant de la commande qui prolonge l’accord de défense signé, au nez et à la barbe de la France, entre le Niger et la Turquie en juillet 2020. Malgré le sceau du secret qui l’avait entouré, on a su que le contrat prévoyait, outre l’achat et la fourniture du matériel militaire turc, la possibilité pour la Turquie d’apporter un soutien opérationnel aux forces de défense nigériennes engagées dans la lutte contre le terrorisme.
Plusieurs sources avaient évoqué au moment de la signature l’hypothèse que la Turquie occupe la base militaire de Madama, sur la frontière du Niger commune avec la Libye et l’Algérie, ouverte en 2014 puis abandonnée cinq ans plus tard par l’armée française(1).
Le projet de voir la Turquie occuper Madama, un site stratégique pour surveiller la passe de Salvador, dans le nord du Niger, aurait été abandonné sur pression des Émirats arabes unis. Soutien du maréchal Haftar en Libye, la monarchie pétrolière voyait d’un très mauvais œil l’arrivée à la frontière nigéro-libyenne de la Turquie qu’elle considère comme un adversaire.
L’accord de vente du matériel de combat au Niger représente une immense avancée pour la percée militaire de la Turquie au Sahel. En pleine brouille diplomatique avec Paris, le Mali pourrait rapidement emboîter le pas au Niger en achetant des équipements militaires. « Nous cherchons tous les moyens et le concours de tous les États qui pourraient nous aider à sécuriser notre peuple », a martelé en octobre 2021 le Premier ministre malien Choguel Maïga.
La Turquie avait déjà fourni gratuitement en 2018 des armes légères et des munitions à l’armée malienne avant de commencer à accueillir ses officiers dans les écoles de formation turque.
Avec au moins deux mille morts du fait des violences terroristes entre 2015 et 2021, le Burkina Faso, en grandes difficultés dans sa riposte antiterroriste, pourrait, lui aussi, être rapidement tenté par l’achat de matériel à la Turquie.
Ankara au secours du G5 Sahel
Dans sa stratégie de positionnement, Ankara a versé une contribution de 5 millions de dollars au secrétariat permanent du G5 Sahel, basé à Nouakchott. Mais c’est surtout sur les résultats que pourrait produire son matériel militaire que la Turquie mise pour réaliser une percée importante dans le Sahel. En effet, Ankara entend capitaliser auprès des pays du G5 Sahel les résultats obtenus par l’usage de ses drones armés Bayraktar TB2 sur deux théâtres africains.
En Libye, les drones turcs ont renversé le rapport sur le terrain entre les forces du gouvernement d’Union nationale de l’ancien Premier ministre Fayez el-Sarraj et les troupes du maréchal Khalifa Haftar qui n’ont pu poursuivre leur progression sur Tripoli entre 2019 et 2020. Plus récemment, dans la guerre qui opposait les troupes fédérales éthiopiennes et les rebelles tigréens depuis novembre 2020, l’entrée en scène des drones turcs a changé la donne sur le terrain.
Ankara entend également mettre au service des États sahéliens son savoir-faire militaire en Afrique subsaharienne acquis avec l’ouverture en 2017 à Mogadiscio, en Somalie, de sa plus grande base militaire hors de Turquie. Comme le Sahel, la Somalie connaît un environnement sécuritaire très dégradé par les actions du groupe terroriste Harakat al-Chabab. Les enseignements tirés de la formation et de l’équipement des troupes somaliennes pourraient ainsi inspirer la stratégie militaire turque au Sahel.
Un partenariat égalitaire
Ankara entend également utiliser d’autres arguments pour doubler la France sur son « pré carré » sahélien. « Nous souhaitons faire progresser nos relations avec l’Afrique sur la base d’un partenariat égalitaire gagnant-gagnant, dans le respect mutuel », avait déclaré en octobre 2021 le président Erdoğan lors d’une visite officielle à Luanda, en Angola, devant un groupe d’hommes d’affaires. La Turquie met discrètement en avant auprès de ses partenaires africains son absence de passé colonial. Le président Macron avait accusé ouvertement en novembre 2020 sur les antennes de la chaîne de télévision France 24 la Turquie d’alimenter au Sahel « le ressentiment postcolonial ».
Ankara se prévaut en outre de l’absence de toute ingérence dans les affaires intérieures des pays de la région. Après le renversement en août 2020 du président malien Ibrahim Boubacar Keïta, le ministre turc des Affaires étrangères Mevlüt Çavuşoğlu avait été la première personnalité étrangère à rencontrer à Bamako le cerveau du putsch Assimi Goïta à qui il n’avait rien demandé, contrairement aux Français, sur ses intentions, ni sur la durée de la transition.
En Mauritanie, au Mali, au Niger et au Tchad, quatre pays musulmans, la Turquie exploite la fibre de la proximité religieuse. Ici, la Turquie construit une belle et grande mosquée. Là, elle offre, comme à Bamako, au Haut Conseil islamique du Mali (HCIM) un siège beau et flambant neuf dans un quartier huppé. Au Niger, Ankara a réhabilité la grande mosquée de la ville d’Agadez, dans le nord du pays, classée au patrimoine mondial de l’Unesco et rénové le palais du Sultan dans la même ville.
Ailleurs, la Turquie organise le transport des pèlerins entre les pays du Sahel et La Mecque. Elle joue également sur son appartenance commune avec les cinq pays du G5 Sahel à l’Organisation de la conférence islamique (OCI). En dépit de ses rivalités avec l’Arabie saoudite, la Turquie voit dans l’OCI, qui a son siège à Djeddah, un cadre d’influence pour faire avancer ses pions dans les États musulmans d’Afrique, particulièrement ceux du Sahel.
L’eau , les hôpitaux et les écoles au programme des Turcs!
Dans tous les pays du Sahel, la Turquie s’est investie dans les œuvres sociales grâce à son bras armé, l’Agence turque de coopération et de coordination (TIKA). Des opérations d’adduction d’eau potable et des constructions de classes ont été financées directement par l’État turc ou par des ONG nationales. Au Sahel, ces œuvres sociales ont une résonance d’autant plus particulière que la démission des États de leurs missions régaliennes a contribué à alimenter le terrorisme.
Mais c’est surtout la diplomatie sanitaire qui sert de cheval de Troie à la percée turque au Sahel. À Bamako, la Turquie a construit un hôpital de référence. À défaut de se rendre à l’étranger, les élites nigériennes se soignent à l’hôpital turc de Niamey. La Turquie a également fait édifier un autre hôpital ultramoderne de plus de 100 millions de dollars à Maradi, la troisième ville du Niger.
La frénésie turque dans la construction des structures de soins est associée à la montée en puissance du tourisme médical entre la Turquie et les pays du Sahel. Ces trois dernières années, le nombre d’évacuations sanitaires des États sahéliens vers les hôpitaux turcs a été multiplié par trois. Sur ce point aussi, Ankara mène une sourde concurrence à la France. Alors que Paris, dans le contexte du contrôle des flux migratoires, exige que les frais médicaux soient versés dans les paieries des ambassades de France dans les pays de départ, la Turquie ouvre grandes ses portes aux malades venant des États sahéliens. À Bamako, N’Djamena, Niamey, Nouakchott ou Ouagadougou, un rendez-vous médical, un billet d’avion et la preuve des ressources suffisent pour obtenir un visa médical pour la Turquie. Résultat, ceux qui recherchent une qualité de soins qu’ils estiment d’un cran supérieur au Maghreb (Maroc et Tunisie) mais qui veulent éviter « les tracasseries » de visa de l’espace Schengen s’envolent plutôt vers la Turquie.
Dans cette rivalité sahélienne avec la France, la Turquie dispose d’une carte maîtresse qui porte sur l’ingénierie des financements des besoins des États sahéliens. Là où les pays occidentaux seront attentifs à la rentabilité des infrastructures, à leur pertinence ou à la solvabilité des États, la Turquie d’Erdoğan n’hésite pas à sortir le chéquier, y compris pour des infrastructures de prestige.
Quand il a eu besoin de nouvelles et grandes infrastructures pour accueillir en juillet 2019 le douzième sommet extraordinaire de l’Union africaine, c’est vers la Turquie que s’était tourné l’ancien président nigérien Mahamadou Issoufou. Ankara avait mis sur la table 152 millions d’euros pour reconstruire l’aéroport international Diori Hamani de Niamey dont le niveau de trafic (363 053 passagers en 2019) ne justifiait pas, aux yeux des spécialistes, un tel investissement dicté par la seule volonté commune des présidents Erdoğan et Issoufou. Lorsque le Niger a eu besoin de sortir de terre un hôtel cinq étoiles pour accueillir ses hôtes de marque lors du sommet de l’Union africaine, la Turquie a encore sorti le chéquier pour construire l’hôtel Blu Radisson de Niamey pour 58 millions d’euros.
Ce n’est pas tout. L’ex-président Issoufou avait eu soudain la volonté de regrouper les principales directions du ministère nigérien des Finances dans le même immeuble. Le président Erdoğan avait répondu à nouveau présent et signé un chèque de 38 millions d’euros.
Turkish Airlines, bras armé de la Turquie au Sahel
Outre la TIKA, la Turquie dispose également de sa compagnie aérienne Turkish Airlines comme bras armé de sa présence au Sahel. Bamako, N’Djamena, Niamey, Nouakchott et Ouagadougou, toutes les cinq capitales du G5 Sahel, sont desservies par Turkish Airlines, avec des tarifs plus compétitifs qu’Air France.
Ankara a ouvert une ambassade dans chacune des cinq capitales des pays du G5 Sahel en commençant par Bamako en 2010, Nouakchott en 2011, Niamey et Ouagadougou en 2012 et N’Djamena en 2013.
À trop focaliser sur l’arrivée de la Russie et de la société de sécurité privée Wagner au Mali, on perd de vue l’avancée spectaculaire de la Turquie au Sahel, une pénétration économique, diplomatique et militaire.
Le duel entre Erdoğan et Macron sur la scène internationale, qui a pu prendre parfois une tournure diplomatique violente avec des échanges de propos inamicaux et la convocation d’ambassadeurs, se prolonge désormais au Sahel.
(1) Dans le cadre de la réorganisation de ses forces, « Barkhane » avait fermé Madama, sa seconde base au Niger après celle de Niamey dédiée aux moyens aériens (drones, Mirage), afin de se replier dans la zone des trois frontières, commune au Burkina Faso, au Mali et au Niger.
Le livre à ne pas manquer sur « le Mali, notre Afghanistan à nous »