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Le regard lucide de la sénatrice Hélène Conway-Mouret sur la présence française en Afrique

La sénatrice socialiste Hélène Conway-Mouret, Vice-présidente de la Commission des affaires étrangères et de la défense et des forces armées au Sénat, dresse dans un entretien avec Mondafrique un bilan sans concession de la présence militaire française en Afrique. « Les pertes humaines ont été élevées, juge-t-elle,  dans un environnement de plus en plus hostile pour une force armée qui est graduellement passée dans les yeux des locaux d’une force d’interposition à une force d’occupation ». Et cette ancienne ministre de François Hollande, qui salue « la prouesse logistique des Armées françaises » au Mali, regrette que  » le sentiment « anti-français » ait facilement grandi sur un terreau de pauvreté et d’insécurité grandissantes auxquelles la présence française n’a apporté aucune réponse ».

Des propos recueillis par Norbert Navarro

Hélène Conway-Muret: « Trop concentrée sur la seule question sécuritaire la France n’a pas accompagné l’énorme besoin de changement souhaité par une jeunesse qui a envie de vivre décemment dans son pays »
Mondafrique : le 22 décembre 2023, les derniers soldats français encore présents dans le Sahel ont quitté le Niger. L’ambassade de France à Niamey a été fermée. En dix ans et onze mois, 58 soldats français ont perdu la vie lors des opérations « Serval », puis « Barkhane » et « Tabuka ». Quel aura finalement été le coût total de ces opérations militaires françaises dans le Sahel ? :
Cette question appelle une réponse en deux temps, puisque le bilan d’une opération militaire s’apprécie à la fois sur le plan budgétaire , mais aussi sur le plan politique. 
Sur le premier point , les coûts occasionnés par la projection de nos capacités militaires en dehors du territoire national font l’objet d’une comptabilisation particulière : seuls les surcoûts sont individualisés et retracés dans un programme budgétaire. Le montant des opérations successives au Sahel a été évalué à 522 millions d’euros en 2014, 689 millions d’euros en 2017 et environ 880 millions d’euros en 2020, dépenses qui sont restées stables jusqu’au départ des personnels militaires de trois pays du Sahel. Ces crédits s’inscrivent dans un budget global pour les OPEX de plus de 1,2 milliards d’euros par an avec des chiffres non communiqués à la commission pour les deux dernières années. Le sénat défend depuis toujours que les opérations extérieures devraient dépendre de la solidarité nationale afin que les crédits engagés ne soient pas imputés au seul budget des armées. Le gouvernement s’y est opposé.
J’ajoute que le coût de ces opérations, sans objectif politique clairement défini et la seule mission militaire de combattre le terrorisme, paraît élevé alors que les besoins en matériels sont très importants. 
Sur le second volet, sur le plan strictement militaire, on peut dire que l’opération Serval s’est soldée par un bilan opérationnel positif avec la reprise du contrôle des villes du Nord, la destruction des grandes bases djihadistes d’Al-Qaïda au Maghreb islamique et la dislocation d’une grande partie de ses forces. Pour les populations locales ces victoires ont conféré dans un premier temps une image positive à la France, celle-ci ayant démontré sa crédibilité militaire, mais aussi sa réactivité et sa solidarité face à l’appel à l’aide d’un pays ami menacé. Mais alors que le général Barrera, qui fut le premier commandant de la brigade Serval a légitimement considéré dans ses « Notes de guerre (Mali 2023) que le mandat de la France était à cette date réalisé pourquoi être resté dix ans? 
L’opération Barkhane a alors pris le relais, dans l’objectif de sécuriser les gains obtenus par Serval, maintenir au plus bas le niveau de la crise sécuritaire afin d’assurer in fine sa prise en charge par les forces de sécurité locales. Dix ans plus tard et deux ans après le retrait du dernier soldat français du Mali, que reste-il de ce bilan et de la réputation française ?
La réaction première est de ne pas regretter la décision de 2013 et d’avoir évité à Bamako de devenir la capitale d’un califat qui aurait rapidement rayonné dans la sous-région. Mais, comme aime à le souligner le général Lecointre « la victoire ne peut pas être seulement militaire » et le temps de la résolution d’une crise est beaucoup plus long que celui de l’action militaire. Alors que la France aurait dû faire évoluer le format de la force déployée au Sahel, pour capitaliser sur les gains obtenus par l’opération Serval, elle s’est enlisée dans son ambition de maintenir une présence permanente avec les moyens disponibles dans un espace aussi vaste que l’Europe, face à un ennemi dispersé. Les pertes humaines ont été élevées dans un environnement de plus en plus hostile pour une force armée qui est graduellement passée dans les yeux des locaux d’une force d’interposition à une force d’occupation.
Le peu d’engouement de nos partenaires européens pour participer à Takuba a renforcé l’impression d’isolement de la France, seule à défendre son « pré carré «  alors que la mission de lutte contre les groupes terroristes demeurait sa mission première. Le sentiment « anti-français » a facilement grandi sur un terreau de pauvreté et d’insécurité grandissantes auxquelles la présence française n’a apporté aucune réponse.
Au fil des années, sous couvert d’une volonté d’indépendance, alimentée par la présence d’un bouc émissaire coupable de tous les maux, la présence française est devenue indésirable. Trop concentrée sur la seule question sécuritaire la France n’a pas accompagné l’énorme besoin de changement souhaité par une jeunesse qui a envie de vivre décemment dans son pays, ne supporte plus la corruption endémique qui paralyse les économies à tous les niveaux et qui a voulu croire que quelques jeunes militaires pouvaient porter ce grand remplacement.
Enfin il ne faut pas négliger l’attraction du continent africain pour la Chine et la Russie qui y voient un immense espace riche en ressources naturelles et humaines, trop heureux d’exercer leurs influences à travers des partenariats renforcés avec les nouvelles autorités au pouvoir.
« Personne aujourd’hui ne remet en question la décision prise par François Hollande le 11 janvier 2013. d’engager nos forces au Mali dans le cadre de la résolution 2085 de l’ONU, à la demande expresse du Président malien, pour répondre à un impératif de stabilité en Afrique de l’Ouest. »
Mondafrique: au-delà de leur solde de tous compte, les Opex françaises dans le Sahel ont-elles, selon vous, obéré le développement d’autres programmes militaires qui font aujourd’hui défaut à la défense nationale ? :
Personne aujourd’hui ne remet en question la décision prise par François Hollande le 11 janvier 2013. d’engager nos forces au Mali dans le cadre de la résolution 2085 de l’ONU, à la demande expresse du Président malien, pour répondre à un impératif de stabilité en Afrique de l’Ouest. Quatre mois plus tard, conformément à notre Constitution, le Parlement français autorisait la prolongation de cette intervention justifiée par le continuum entre notre défense et notre sécurité. Le soutien unanime des 27 États-membres de l’Union européenne, en sus des organisations régionales africaines telles que la CEDEAO et l’Union africaine, illustre d’ailleurs que l’intervention française à ce moment là était justifiée.
Avec le recul, nous pouvons affirmer que cette série d’opérations au Sahel a conféré à nos Armées un gain d’expérience opérationnelle, reconnue et appréciée par nos alliés : nos forces ont su les mener sur un vaste territoire avec une rapidité et une agilité remarquables que peu d’armées possèdent et ont démontré la parfaite intégration tant des différentes unités que des échelons stratégiques de renseignement. Rappelons que, cinq heures seulement après l’ordre présidentiel, elles étaient déjà en action notamment grâce à nos points d’appui en Afrique, ce qui peut être considéré comme une prouesse logistique. 
Aujourd’hui, le retour d’un conflit de haute intensité en Ukraine montre que de nouveaux champs de confrontation tels que le cyber ou l’espace s’ouvrent, sans pour autant se substituer aux espaces physiques traditionnels. La loi de programmation militaire pour les années 2024 à 2030, qui poursuit la réparation de nos armées en y consacrant 413,3 milliards d’euros sur sept ans, a pris acte de cette évolution de la conflictualité et en a fait une de ses priorités. Elle consacre 10 milliards d’euros au domaine de l’innovation, dans la lignée de la vision stratégique présentée par le chef d’état-major des armées, Thierry Burkhard, consistant à « gagner la guerre avant la guerre », permettant ainsi à nos armées de conserver et de développer leurs capacités en matière de prospective et d’anticipation.
Si la fermeture du « théâtre » au Niger en décembre dernier ouvrira sans doute de nouvelles marges de manœuvre budgétaires, il serait erroné de croire que si nous n’étions pas intervenus nous aurions développé de nouveaux équipements car soyons honnêtes, l’argent nous ne l’avions pas ! C’est cette opération elle-même qui a justifié son financement. Rien d’autre.
Mondafrique : qu’est-il prévu dans le budget des armées françaises pour le retrait des forces françaises présentes en Afrique ? : 
En 2024, le montant de la provision allouée aux opérations extérieures et aux missions intérieures (OPEX et MISSINT) s’élève à 800 millions d’euros, soit une baisse de 30% par rapport à l’année précédente résultant de la fin de l’opération Barkhane. Selon le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, le montant du redéploiement logistique au Niger oscillerait entre 200 et 400 millions d’euros pour la logistique et pour la remise en condition opérationnelle des matériels.  
Mondafrique: quelles bases militaires françaises pourraient être fermées en 2024, en Afrique ? :
Tout d’abord, il est d’emblée plus correct de parler de bases militaires de nos partenaires africains qui accueillent nos forces. À titre d’exemple, seul le drapeau nigérien flottait dans la base. 
Il existe trois catégories de bases en Afrique : des « pôles de coopération » au Sénégal et au Gabon permettent l’accès à des infrastructures – souvent civiles, rarement militaires – qui peuvent être utilisées à des fins militaires et proposent de nombreuses formations aux pays partenaires à proximité ; des « bases opérationnelles » avec des forces prépositionnées en Côte d’Ivoire et à Djibouti ; et enfin des bases organisées pour les opérations extérieures, aux côtés des forces locales, au Tchad et il y a peu au Niger.
À la veille de son déplacement en Afrique centrale en février 2023, le Président de la République a annoncé une réarticulation de la présence française qui s’inscrira « au sein de bases, d’écoles et d’académies qui seront cogérées, fonctionnant avec des effectifs français en fonction des besoins et des effectifs africains qui pourront accueillir – si nos partenaires africains le souhaitent et à leurs conditions – d’autres partenaires ». Paris entend donc rendre sa présence moins visible, accroître sa coopération avec les États concernés et ainsi redonner vie au concept « RECAMP » (renforcement des capacités africaines de maintien de la paix) défini en 1997. 
La présence française au sein de ces bases étant inhérente au souhait des pays hôtes, une fermeture n’interviendrait qu’à la demande de ceux-ci. Cela n’est manifestement pas le cas aujourd’hui et, tant qu’ils manifesteront le besoin de notre appui, nous demeurerons à leurs côtés. De toute évidence la présence diminue au fil des compétences acquises par nos partenaires. 
Mondafrique comment va s’opérer la transformation des bases militaires françaises sur le continent en « académies militaires », dont la création a été annoncée par le président Macron ? :
Cette transformation est en cours et se fait dans la continuité, puisque les détachements français dispensaient déjà des formations aux forces locales. 
À ce stade, trois « académies » sont prévues. À Dakar, au Sénégal, un centre de formation des postes de commandement est destiné à entraîner les officiers d’état-major en opération. À Abidjan, en Côte d’Ivoire, les formations dispensées par le centre de cohésion et de remise en condition opérationnelle sont encore en cours de négociation avec les forces armées ivoiriennes. Enfin, à Libreville, au Gabon, un centre de formation à la protection de l’environnement et des ressources naturelles devrait être dédié à la lutte contre le braconnage et les trafics illicites. 
Ces centres de formations étant conjoints, ils ont vocation à accueillir autant d’instructeurs sénégalais, ivoiriens et gabonais que français. 
Mondafrique quelles conséquences peut avoir, selon vous, l’allègement du dispositif militaire français en Afrique ? A l’instar de l’ex-président burkinabè, Blaise Compaoré, en 2014, les alliés africains de la France ont-ils du souci à se faire ? 
En 2013, la France a prouvé qu’elle comptait parmi les rares pays en capacité de répondre rapidement et efficacement à l’appel à l’aide du Mali. Demain, si l’un de nos partenaires africains en faisait la demande, elle serait donc en mesure de lui apporter un soutien, grâce à ses moyens d’intervention et de transport, malgré l’allègement du dispositif militaire sur le terrain qui – rappelons-le – porte essentiellement sur l’instruction et la formation des armées locales aujourd’hui.
Par ailleurs, les rapports de force ont évolué depuis 2014. Des puissances telles que la Russie, la Turquie ou les pays du Golfe ont compris que l’Afrique était un grand continent de compétition et cherchent à étendre leur influence par d’autres canaux, tout comme les États-Unis en réaction à la montée en puissance russe et chinoise.  
Ceci dit, nous devons rester vigilants sur la formation des élites militaires africaines qui doivent retrouver en masse leur place dans l’enseignement militaire français alors qu’ils sont invités à partir déjà très souvent à l’étranger. Cela se paie dans le temps.