Kémi Séba, le propagandiste panafricaniste le plus populaire du Sahel

Reçu en chef d’Etat ce mercredi 13 juin au Burkina Faso par le capitaine Ibrahim Traoré, l’activiste béninois Kémi Séba affiche résolument ses positions panafricanistes et anti françaises aux côtés des dirigeants militaires des trois pays de l’Alliance des Etats du Sahel, en trouvant un terreau favorable dans toute la région. Depuis les luttes anticoloniales et indépendantistes du XXeme siècle, le mouvement panafricaniste porté par des intellectuels, artistes et militants, promeut l’émancipation du « monde noir » centré sur le continent africain.

Un portrait signé par Olivier Vallée.

 

Le monde yoruba organise ses divinités, que l’on retrouve dans le vaudou béninois, autour d’une figure mythique entre héros et bouffon, reliant le sacré au trivial, pas loin d’un désordre nécessaire à la vérité. Les anthropologues adoptent le terme de trickster pour définir ce Janus ce qui, en français, peut paraître péjoratif. Par de nombreux aspects, Kémi Séba, de culture fon et yoruba, joue de ces répertoires.

La consolidation de la trilatérale de l’Alliance des États du Sahel a donné au leader de l’afrocentricité une position d’allié institutionnel, formant quasiment la quatrième figure du panthéon des dirigeants militaires du Sahel, dans une sorte de carré d’as où il symbolise la force toujours oubliée des nations africaines, la jeunesse. Ces jeunes citadins ont été la base de la mobilisation contre les menaces militaires françaises au Niger et une masse de manœuvre au Mali que les colonels se sont employés à détacher du populaire imam Mahmoud Dicko.

Au Burkina Faso, le ralliement des élites civiles au régime d’Ibrahim Traoré reste équivoque. Pour certains, la société burkinabé reste encore engluée dans les formes coloniales et bourgeoises de son passé récent. L’activiste Hassane Bationo, connu sous le nom de Bationo de Kyon sur les réseaux sociaux, se réclame du soutien à la transition. Il s’est institué chef du Bataillon d’Intervention Rapide (BIR) de la communication. Le BIR de l’agit-prop est, pour lui, le complément idéologique des Forces de Défenses et de Sécurité et des Volontaires de la Patrie, vivier de la popularité du capitaine Traoré.

Au Faso, l’apparition dans les médias de Kémi Séba viendra donner un brevet internationaliste et moderne à la dynamique engagée de bouleversement des messages et des acteurs de la communication. Après la prise à partie de l’ancien colon, place au revivalisme des croyances ancestrales et des traditions culturelles africaines, en rupture avec l’héritage colonial du christianisme en Afrique, particulièrement notable au Faso.

Le socle kémitique

En 2002, Kémi Séba trouve son pseudonyme : « Étoile Noire » en medu netjer (égyptien ancien). Le propagandiste fait directement référence au kémitisme, grand prêtre de l’infusion lente de cette spiritualité dans la diaspora noire française. Les accusations d’antisémitisme ont eu raison de la Tribu Ka, le groupe qu’il avait fondé pour défendre la singularité du kémitisme. Au nom de l’antisémitisme, Gérald Darmanin, le ministre français de l’Intérieur, a demandé le retrait de la nationalité française de l’activiste né à Strasbourg.

Pour Kémi Séba, l’Egypte est « la matrice civilisationnelle de (notre) peuple, comme l’enseignait le professeur Cheikh Anta Diop ». (Voyage en Egypte, 2023)

Qu’est que le kémitisme ? « C’est un mouvement spiritualiste qui promeut le retour aux ‘sources’, c’est-à-dire aux valeurs et croyances ancestrales comme seules conditions pour la renaissance de l’Afrique », explique le professeur Bony Guiblehon, enseignant-chercheur au département d’anthropologie et de sociologie de l’université de Bouaké et spécialiste des religions. Mais cette version académique du kémitisme semble molle et restreinte face à sa réinterprétation actuelle. Kémi Séba va en effet plus loin, puisant aux origines qui rejettent les religions révélées et ancrent l’Afrique dans une généalogie sacrée et pharaonique. Cela lui permet « de tirer paradoxalement (ses) références autant dans la Bible que dans le Coran mais également aux divinités de l’Égypte antique ou encore aux rastafaris », poursuit le professeur Guiblehon.

Le sociologue sénégalais Abdou Khadr Sanogo complète en soulignant que le kémitisme était, à la base, un mouvement culturel qui cherchait à prouver l’interdépendance entre les peuples noirs d’un point de vue idéologique, linguistique et culturel. On pouvait alors l’assimiler au panafricanisme et même à la négritude.

Kémi Séba introduit ainsi la Kabbale dans son bricolage idéologique.

Cet assemblage reste flou sur son contenu en matière de panafricanisme. Pourtant, l’ensemble thématique qui se dégage parait beaucoup plus riche que la caricature qui en est faite par les influenceurs stipendiés et les oukases sécuritaires. Il offre aujourd’hui une vaste palette identitaire à Kémi Séba. En Afrique, il se met à disposition de nationalismes officiels qui le récupèrent avec l’étiquette souverainiste. Par étapes, on assiste au changement de registre et de niveau pour l’activiste français, longtemps la cible des organes réactionnaires de son pays et de ceux qui en faisaient le parangon de l’antisémitisme noir.

Des Black Panthers à la lagune du Dahomey

En 2006, Jeune Afrique le présente comme le « Farrakhan français ». C’est donner beaucoup d’importance à Farrakhan, patron de « Nation of Islam », car Kémi Séba a parcouru un chemin plus complexe que l’inventeur d’un Islam africain-américain qui connaît peu d’adeptes. Au contact des Africains-Américains qu’il rencontre, bien que se situant dans un autre imaginaire, Kémi Séba assimile que le puissant mouvement hip hop d’outre-Atlantique est sensible au discours de l’afrocentricité triomphante. On cite Tupac Shakur, Sista Souljah, X-Clan, Public Ennemy, Scar-Face, Shaquille O’Neil, Erykah Badu, Lauren Hill, Dead Prez, Capone N’Noriega, Black Lyrical Terrorist : des personnalités et des groupes écoutés, admirés, adulés, du secteur A de Niamey à Dakar Fann. Avec le rap, l’Égypte ancienne se métisse de violence, d’argent et de masculinité comme modes d’affirmation.

En meeting avec son mouvement « Urgences panafricanistes ».

Kémi Séba a 21 ans seulement lorsqu’il fonde le Parti kémite, rassemblement de Noirs afrodescendants, pour la revalorisation de la dignité noire, sans victimisation. Il dénonce le jeu des puissances occidentales qui, depuis la nuit des temps, pillent l’Afrique. Suit la Tribu Ka, déjà évoquée, dissoute le 28 juillet 2006 par Nicolas Sarkozy, première organisation noire interdite sous la Ve République. A sa sortie de prison, il écrit le « Politik Street Show », qu’il joue à plusieurs reprises au Théâtre de la Main d’Or. En 2009, il est recruté par Malik Zulu Shabazz, ex-bras droit de feu Khalid Abdul Muhamad, comme porte-parole de la cellule française du New Black Panther Party. La police française le suit de près et lui interdit de quitter le territoire. Cependant, il rejoint l’Afrique et, à partir de Dakar, s’active dans l’édition, la radio et les media sociaux, sillonnant les universités à l’invitation de ses sympathisants. Il appartient à la famille béninoise Capochichi, un nom prestigieux que l’on pourrait traduire par «chef puissant»  et trouve un cadre d’expression à Cotonou, le groupe de presse de la Gazette du Golfe. Kémi Séba y tient une chronique et ajoute à son portefeuille de combat le franc CFA. La part fon et yoruba de son système de pensée prend de l’importance, et d’Afrique, il s’adresse à la diaspora noire, surtout francophone.

La rupture nigérienne

Les coups d’État, et en particulier le renversement de Mohamed Bazoum au Niger, incitent les autorités béninoises à le rappeler à l’ordre après sa participation à la grande marche de soutien au régime du général Abdourahamane Tiani à Niamey en septembre 2023. Cette démonstration de solidarité survient quelques jours après le coup d’État du 26 juillet. Les autorités béninoises le visent en mettant en garde la presse et les usagers des réseaux sociaux contre toute «apologie des coups d’État». Le groupe de presse la Gazette du Golfe, qui comprend une télévision, une radio, un hebdomadaire et des plates-formes sur internet, est suspendu le 8 août 2023 dans ce contexte. Le bras de fer avec Patrice Talon commence. Il rebondit quand Kémi Séba se range du côté nigérien dans le conflit récent de la frontière entre les deux pays, s’inscrivant délibérément comme un acteur paraétatique dans une lutte autorisant la dénonciation de l’impérialisme français et des oligarchies africaines.

La propagande française veut, dans ce cadre, en faire un agent russe, ce qui est assez drôle quand on sait le nombre de Français blancs dont les revenus proviennent de Poutine. En réalité, il semble plutôt s’agir d’un opportunisme politique encouragé par l’effondrement de la Françafrique.

Photo de famille du Conseil national pour la sauvegarde de la patrie (CNSP) en novembre 2023. Kémi Séba est en blanc, au centre.

Le piège de la consécration ?

Dans la sphère culturelle et intellectuelle, Kémi Séba est associé aux influenceurs, au rap, à la jeunesse et il ne suscite pas de sympathie de la part des autorités religieuses musulmanes. Le kémitisme autochtone existe ainsi au Mali et s’affirme outrageusement hostile à toutes les religions, dont l’Islam, sans s’attirer les foudres du nouveau pouvoir militaire. Malgré la tentative pour amalgamer Kémi Séba à la décolonialité, maladroitement esquissée par le gouvernement français et ses relais, il s’en distingue. La plupart des militants décoloniaux actuellement en vue, de Norman Ajari à Maboula Soumahouro et Rokhaya Diallo, se réfèrent davantage aux courants de pensées anciens et récents venus des Etats-Unis qu’à l’Afrique profonde. Ces intellectuels se penchent davantage sur W.E.Dubois et le mythe du retour à Afrique que sur l’utopie d’une Égypte nègre.

Leurs conceptions contemporaines – intersectionnalité, blanchité, queer, privilège blanc – ne font pas partie de la grille d’interprétation des activistes africains comme Kémi Séba. Pour l’économiste et écrivain sénégalais Felwine Sarr, le discours simpliste du trublion pointe de vraies questions, auxquelles il faut apporter des réponses de fond.  « Le doigt de Kémi, aussi grossier puisse-t-il nous paraître, pointe une lune qui existe bel et bien et un problème qui est réel : les rapports de domination économiques, politiques et militaires, qui font que, malgré des indépendances obtenues dans les années 1960 pour la plupart des nations africaines, la décolonisation est un processus qui est loin d’être achevé », disait Felwine Sarr au journal Le Monde le 28 août 2017. Si Kémi Séba ne se préoccupe pas de reconnaissance outre-Atlantique, Harvard et d’autres universités le comptent comme une des facettes des changements de l’opinion continentale, caraïbe et africaine-américaine. Il a critiqué le troisième mandat d’Alassane Ouattara et également Alpha Condé, qui le bannit alors de Guinée pour trois ans. Plus épineux, en mai 2021, il proteste contre les actions des forces militaires du Rwanda en République démocratique du Congo, y compris les viols et le pillage des ressources naturelles. 

Le panafricaniste de 42 ans qui doit rejoindre le Faso dans quelques heures est fondamentalement un tenant de l’afrocentricité. Celle-ci se dilue pourtant, peu à peu, dans l’énonciation de questions diverses comme le franc CFA ou la souveraineté, domaines où les intellectuels professionnels et les bureaucrates reprennent aisément la main. La proximité récente avec les responsables suprêmes des pays du Sahel ressemble à une consécration pour celui qui s’est découvert une nouvelle identité à l’âge de 18 ans. Cependant, avec les années et les honneurs, il lui sera de plus en plus difficile de marcher sur la ligne de crête entre la jeunesse africaine et le pouvoir des armes.

Kemi Seba menacé de perdre la nationalité française