Le Président tunisien Kaïs Saïed a annoncé enfin le 29 septembre la nomination de Nejla Bouden comme cheffe du gouvernement afin de « former un gouvernement dans les heures ou les jours qui viennent ». Cette fois, l’hote du Palais de Carthage a omis de prononcer son sempiternel « prochainement » qui lui tient lieu d’horizon politique…
Un article de Gilles Dohès
Le communiqué présidentiel est désespérément laconique, mais dans la vidéo de l’entretien filmé entre le Président et Mme Bouden diffusée par la présidence, Kaïs Saïed se montre plus disert.
Voici quelques morceaux choisis du Président tunisien. « C’est un moment historique, un honneur pour la Tunisie et un hommage à la femme tunisienne ». IL est vrai que c’est la première fois qu’une femme est nommée à la tète du gouvernement, dans un pays où le statut de la femme est incontestablement plus libéral que dans la plupart des pays arabes et méditerranéens. « Nous œuvrerons, avec une ferme détermination, à combattre la corruption et à lutter contre l’anarchie qui règne dans plusieurs institutions », a poursuivi le Président.
Plus inquiétant, la nouvelle promue occupera son poste « jusqu’à la fin des mesures exceptionnelles ». Ce qui ted à montrer que l’état d’exception pourrait être appelé à durer, dans la mesure où on ne forme pas un gouvernement pour quelques semaine seulement.
Hommage à « la femme tunisienne », forcément…
La « femme tunisienne », une mythologie inusable, est à nouveau à l’honneur. Kaïs Saïed n’a-t-il pas déjà reçu un appel téléphonique, que l’on devine enthousiaste, d’Angela Merkel?
En procédant à la nomination de cette universitaire, ayant occupé plusieurs hautes fonctions au sein du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, spécialiste en géologie et chargée de mettre en œuvre les programmes de la banque mondiale de modernisation de la gestion du système d’enseignement supérieur, Kaïs Saïed réussit certes un joli coup de communication. Tout d’abord Mme Bouden a pour elle d’être une femme, ce que les médias tunisiens applaudissent déjà à tout rompre depuis l’annonce de sa nomination, exception tunisienne oblige, bien sûr. Dans un pays où, en cas d’héritage, une femme se voit attribuer la moitié de la part allant à un homme. Situation validée par le Président Saïed, références à la charia à l’appui, lors du 64e anniversaire du Code du statut personnel, lors de la fête de la Femme et devant un parterre exclusivement féminin, le 13 août 2020…
Mme Bouden n’a pas non plus de passé militant ni d’appartenance politique connus. Mais il aura tout de même fallu soixante-six jours au Président Saïed pour procéder à une telle nomination. Preuve, s’il en fallait, que les projets présidentiels concrétisés par le décret du 22 septembre, baignent dans un certain flo.
Quelles fonctions occupera précisément Mme Bouden ? Celui de cheffe du gouvernement ? Ou, sous cette appellation, de « simple » chargée de mission de la Présidence ? Car le communiqué ne manque pas de préciser que la nomination présidentielle a été prise conformément aux dispositions de l’article 16 du décret présidentiel du 22 septembre dernier stipulant que « Le Gouvernement se compose du Chef du Gouvernement, de ministres et de secrétaires d’État nommés par le Président de la République ». Point.
Une chakchouka tunisienne
Survient alors une étonnante collision entre le décret 117 du Président, qui s’arroge les quasi pleins pouvoirs et procède à toutes les nominations comme un seul homme, et la Constitution de 2014, qui confie cette tâche, elle, aux députés de l’Assemblée gelés depuis le 25 juillet… Impossible d’y voir clair dans une telle chakchouka[1]… En tous cas, la presse internationale s’est déjà prononcée, à de rares exceptions près dont ne font partie ni le quotidien Le Monde ni la chaîne TV5Monde. Car pour les deux médias Mme Bouden a été nommée « Première ministre » ou « à la tête du gouvernement » … non encore formé. Et c’est bien méconnaître l’art subtil des manœuvres dilatoires que le Président Saïed, comme tout bon juriste, maîtrise sur le bout des doigts.
Sur le plan international, les USA ont répété, à fleurets mouchetés, leur intention de poursuivre leur soutien à la démocratie tunisienne, appelant Kaïs Saïed à procéder au plus vite à la nomination d’un gouvernement, sans toutefois piper mot sur l’Assemblée, qui semble de fait hors-jeu.
La montée des mécontentements
Au sein de la classe politique traditionnelle, les appels à la formation de divers fronts se sont multipliés: certains totalement décalés comme l’initiative de l’ancien Président Moncef Marzouki; d’autres plus structurés émanant de l’UGTT, le grand syndicat tunisien qui rassemble une grande partie des salariés tunisiens ou d’un mouvement comme « Machrou Tounes », présidé par une des figures marquantes de la vie politique tunisienne, Mohsen Marzouk. La plupart de ces initiatives semblent vouées à l’échec même si elles montrent une montée des oppositions à la posture autoritaire du nouveau maitre de la Tunisie.
Kaïs Saïed tient bon dans les sondages d’intention de votes et renvoie ses opposants à leurs lubies dont les Tunisiens ont assez. Abir Moussi, la présidente du PDL (nostalgiques de l’ère Ben Ali) assène que le Président refuse l’hypothèse d’élections anticipées par crainte de la voir à la tête du bloc le plus important à l’Assemblée. Alors qu’Oussama Khelifi, président du bloc de Qalb Tounes (le parti du toujours emprisonné Nabil Karoui) espère que le gouvernement à venir, celui que formera Nejla Bouten, donc, obtiendra la confiance d’une Assemblée… dont les activités sont toujours gelées jusqu’à preuve du contraire.
Malgré cette inopinée nomination, qui tient presque de la flagornerie envers la population tunisienne et les différentes chancelleries, Kaïs Saïed tient le cap, celui de se retrouver à la tête d’un gouvernement qui lui devra tout, y compris le devoir de lui rendre personnellement des comptes. Dans un tel contexte, bien malin serait celui qui se prétendrait capable d’extrapoler le nom du futur ministre des Finances ou de l’Économie. Et, sous des dehors inattendus, le Président Saïed demeure le maître d’un jeu dont il reste le seul apte à siffler la fin de partie.
[1] Spécialité culinaire tunisienne composée de poivrons, tomates et œufs frits mêlés.