Derière la controverse publique sur la porosité réelle ou supposée entre antisionisme et antisémitisme des mobilisations propalestiniennes en France, explique le site « H-The Concersation, se profile la question récurrente, presque obsédante, de l’islamité comme moteur d’action. En nous inspirant des travaux d’Albert Memmi sur la judéité, on nomme islamité, tout ce qui se rapporte « au fait, manière d’être musulman » dans la société française d’aujourd’hui.
Sociologue, Aix-Marseille Université (AMU)
En effet, la présence de plus en plus visible de citoyens français de confession musulmane parmi les manifestants interroge les observateurs sur les soubassements religieux de tels mouvements.
D’aucuns y voient l’expression d’un phénomène générationnel somme toute logique. Le passage au politique des nouvelles générations issues de l’immigration postcoloniale s’opèrerait de plus en plus par le biais des grandes causes internationales, combinant une critique radicale de la politique étrangère française à un registre humanitaire de soutien aux peuples musulmans opprimés : Ouighours, Palestiniens, Rohingyas, etc.
D’autres, au contraire, interprètent cette visibilité musulmane dans les mouvements « palestinophiles » comme le signe inquiétant d’un repli communautaire des jeunes des quartiers populaires, influencés par la propagande politico-religieuse des Frères musulmans ou des salafistes et leurs relais politiques et intellectuels au sein de la société française, les « islamo-gauchistes ».
Une focalisation sur le facteur religieux
Dans tous les cas, la question de la place du religieux dans les mouvements propalestiniens laisse rarement indifférent. Et ce dans un contexte sociopolitique fortement émotionnel, où la lutte contre le séparatisme islamiste et les dérives radicales en milieu scolaire est devenue une priorité de l’action gouvernementale.
Ce n’est donc pas un hasard si les interprétations des mobilisations propalestiniennes centrées sur le facteur religieux tendent à prévaloir sur les explications sociologiques plus classiques : classes d’âges, niveaux d’études, socialisation familiale, orientations politiques, etc.
Dans une France profondément traumatisée par les attentats terroristes commis « au nom de l’islam », les lectures religieuses de l’engagement propalestinien des générations postcoloniales fournit un cadre d’interprétation particulièrement efficace et persuasif, reliant sur un mode anxiogène deux « radicalismes » : l’islamisme et l’antisionisme, censés partager la même haine d’Israël.
Le problème, c’est que ces approches axées sur la religiosité musulmane ne disent pas grand-chose sur les ressorts sociopolitiques de ces mobilisations.
Pourtant, ces interrogations autour de l’islamité réelle ou imaginaire comme moteur de l’engagement dans les mouvements propalestiniens ne datent pas d’aujourd’hui. Elles étaient déjà source de polémiques politico-médiatiques au début des années 2000.
D’où la nécessité de faire un retour sur le passé récent pour mieux comprendre comment s’est produit ce « processus d’islamisation » du regard sur les mouvements de solidarité avec la cause palestinienne.
Entre regard fantasmé et réalité sociodémographique
Comme le montrent les travaux du politiste Marc Hecker et du sociologue Alexandre Mamarbachi, jusqu’à la fin des années 1990, les mobilisations pour la cause palestinienne en France restent dominées par les mouvances tiers-mondistes issues de l’extrême gauche post-soixante-huitarde, des milieux chrétiens progressistes et des juifs antisionistes, qui voient un prolongement des grandes luttes anticoloniales (l’Algérie, le Vietnam, le Congo, l’Afrique du Sud, etc.).
À l’exception des chrétiens de gauche, proches du Parti socialiste unifié (PSU) et lecteurs du journal Témoignage Chrétien, les référents religieux n’interviennent que marginalement dans les ressorts de la mobilisation propalestinienne.
En effet, les premières organisations françaises de soutien à la cause palestinienne (Association médicale franco-palestinienne fondée en 1974 ; Association France-Palestine, 1979 ; Union des juifs pour la paix, 1994) sont très majoritairement composées de militants laïques souvent athées et agnostiques, formés idéologiquement par les organisations marxistes orthodoxes (Parti communiste français, Union des étudiants communistes) ou par les groupes maoïstes, trotskistes et situationnistes.
À cette époque, la mouvance propalestinienne en France est aussi nourrie par l’apport des militants originaires du monde arabe qui animent les syndicats étudiants comme l’Union nationale des étudiants du Maroc (UNEM) et l’Union générale des étudiants de Tunisie (UGET) ou encore les quelques étudiants palestiniens inscrits dans des universités françaises, regroupés au sein de l’Union générale des étudiants palestiniens (GUPS).
Le tournant de la seconde Intifada
Ce n’est qu’à partir des années 2000, dans le contexte du déclenchement de la seconde Intifada et, encore davantage lors de le première guerre de Gaza durant l’hiver 2008-2009, que l’on peut observer sur le terrain une évolution substantielle de la sociologie des mobilisations françaises pour la cause palestinienne.
Outre l’ampleur du soutien, passant de quelques centaines de manifestants propalestiniens dans les années 1980-1990 à plusieurs milliers dans les années 2000, c’est la visibilité croissante des jeunes Français issus de l’immigration postcoloniale qui interroge et, ce d’autant plus, que certains parmi eux exhibent au cours des manifestations publiques des signes de religiosité musulmane (hijeb, qamis, slogans et banderoles à connotation politico-religieuse, etc.).
Certains milieux médiatiques, politiques et associatifs de la société française sont alors gagnés par une forme de « panique morale » face au risque d’une convergence protestataire entre les quartiers populaires, les organisations communautaires musulmanes et les militants antisionistes issus de la gauche radicale.
C’est précisément à cette époque qu’émerge la thèse de « l’islamisation de la cause palestinienne » en France, alimentée par des représentations anxiogènes comme « l’Intifada des mosquées françaises », la convergence entre l’antisionisme et l’antisémitisme musulmans ou encore « l’alliance islamo-gauchiste », thèmes déjà présents dans le débat public au début des années 2000.
Il convient de noter toutefois que la crainte de « l’entrisme islamiste » dans la mouvance propalestinienne française n’est pas seulement agitée par ses détracteurs mais elle fait aussi débat dans le milieu associatif solidaire de la Palestine, où certains soutiens laïques redoutent une captation de la « cause » par les militants de l’islam politique.
Un cadrage politique avant d’être religieux
Pour comprendre comment ces transformations affectent les mobilisations françaises de soutien à la cause palestinienne, il convient à la fois de mettre en évidence l’évolution des répertoires d’action et de déconstruire la représentation dichotomique, opposant systématiquement « mobilisations laïques universalistes » aux « mouvements religieux particularistes ».
Le positionnement des organisations musulmanes de France sur la cause palestinienne a largement évolué. Au début des années 2000 et de la seconde Intifada, il n’était pas rare que les imams et les responsables associatifs musulmans appellent les fidèles, notamment lors de la prière du vendredi (joumou’a), à manifester publiquement pour « les frères et les sœurs de Palestine ». Or ce type d’engagement politico-religieux apparait moins évident aujourd’hui.
Outre le contexte sécuritaire qui suscite inévitablement des réflexes d’autocensure – la loi récente sur le séparatisme n’a fait que renforcer les attitudes de prudence.
L’agenda international des organisations musulmanes a glissé progressivement du registre politique au registre de bienfaisance. Le caritatif tend ainsi à prendre le pas sur le politique, la Palestine devenant principalement pour les associations musulmanes françaises une cause humanitaire, comme le souligne le politiste Lucas Faure. Par exemple, aux Rencontres des musulmans de France organisées annuellement au Bourget, la maquette géante en carton-pâte de la mosquée Al-Aqsa et les stands de vente d’huile d’olive de Palestine ont remplacé les prises de parole militantes.
Ensuite, il est vrai que dans les années 2000, certains manifestants français de confession musulmane étaient tentés de recourir à un lexique politico-religieux pour exprimer publiquement leur soutien à la cause palestinienne.
On relevait ainsi des références à la ville sainte Al-Qods (Jérusalem), à la soi-disant islamité ancestrale de la Palestine ou encore son histoire prophétique – évocation de la tribu juive des Banu Qurayza vaincue par Mohammed. Au fil des années, ces slogans teintés de religiosité se sont faits plus discrets dans les manifestations françaises propalestiniennes. On peut ainsi parler d’un phénomène d’acculturation des militants musulmans à la « culture manifestante ».
Les thèmes appelant à la justice internationale et au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes se sont progressivement substitués aux mots d’ordre à connotation « islamique », jugés décalés et disqualifiant.
Cela ne signifie pas nécessairement que les manifestants musulmans d’aujourd’hui soient moins religieux qu’hier mais qu’ils ont intériorisé davantage les codes en usage dans la mouvance propalestinienne française, mêlant antisionisme, antiimpérialisme et antioccidentalisme.
Ces courants hérités de la gauche radicale des années 1960-1970 ont retrouvé une nouvelle actualité protestataire, notamment depuis l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003.
Enfin, pour l’immense majorité des musulmans français et francophones engagés pour la défense des droits des Palestiniens, les figures publiques et les personnes morales nourrissant directement leur perception du conflit se recrutent de moins en moins dans le champ islamique (imams, penseurs musulmans et prédicateurs) que chez des intellectuels acquis à la cause.
Influence des militants politiques plutôt que religieux
Des personnalités comme le médecin et militant Rony Broman, ancien président de Médecins sans frontières, les journalistes Dominique Vidal ou Alain Gresh, l’ancienne déléguée générale de la Palestine en France, Leila Shahid, le jeune essayiste Thomas Vescovi, ou encore l’avocat franco-palestinien Salah Hamouri, etc., apparaissent dans nos recherches et observations bien plus déterminants dans leur engagement pour la cause palestinienne que n’importe quelle personnalité musulmane nationale ou transnationale.
Pour beaucoup de jeunes croyants, la parole publique des leaders musulmans français contrainte par le contexte de surveillance apparaît trop timorée. C’est d’ailleurs l’un des effets indirects de la politique de sécurisation du champ islamique officiel (les organisations reconnues par le ministère de l’Intérieur) que de favoriser l’émergence d’un espace contestataire musulman plus « radical ». On pense ainsi à l’association Barakacity, aujourd’hui dissoute par décret présidentiel.
En définitive, l’Homo islamicus n’existe pas plus dans la mouvance propalestinienne que dans les autres champs sociaux.
Si la religiosité des manifestants musulmans français doit être prise au sérieux par le sociologue comme ressort imaginaire, symbolique et matériel de la mobilisation, elle doit être aussi analysée comme un registre polymorphe et polysémique, agissant en concurrence ou en complémentarité avec d’autres répertoires d’action qui contribuent à structurer la cause palestinienne dans la France des années 2020.