Les innombrables revirements du chef de l’Etat tunisien, Béji Caïd Essebsi, face au mouvement islamiste Ennhadha avaient fini par brouiller le jeu politique à Tunis. Les postures successives du Président de la République n’étaient pas de nature à clarifier la transition démocratique cinq ans après la chute de l’ex président Ben Ali. Les quelques strapontins que le chef de l’Etat a offert aux islamistes au sein de l’actuel gouvernement ne permettaient pas de répondre à la question centrale des alliances.
Ennahdha était-il véritablement l’ennemi numéro un dénoncé lors de la campagne présidentielle de 2014? Ou constituait-il un allié de poids pour un Président privé de majorité depuis l’éclatement de son mouvement Nida Tounes?
Vers l’Union Nationale
Depuis peu, Beji Caïd Essebsi a enfin clarifié sa position et réclame la formation d’un gouvernement d’union nationale, une alliance paradoxale entre les islamistes d’Ennahda et le parti laïc Nidaa Tounes. Par un de ces retournements dont la vie politique tunisienne n’est pas avare, les dagues sont retournées au fourreau. « Il ne se passe pas une journée sans que Béji et Ghannouchi, le leader d’Ennahda, se téléphonent» confie un diplomate.
A terme, la manœuvre devrait bénéficier au parti Ennahda qui souhaite renégocier sa présence au gouvernement en fonction de sa représentativité à l’Assemblée. C’est ce mouvement en effet qui possède le plus grand nombre de députés (69 sur 217). Ce virage à 180 degrés du président Béji est incompréhensible pour qui n’est pas familier de la culture du compromis propre à la Tunisie. Même sous Bourguiba et Ben Ali qui avaient fait des « intégristes » le mal absolu, les Frères musulmans regroupés à l’époque au sein du Mouvement de la Tendance Islamique (MTI), avaient accepté à plusieurs reprises de négocier avec le pouvoir.
Lors des soulèvements de décembre 2010 et janvier 2011 qui ont conduit à la chute de l’ancien dictateur, Rached Ghannouchi, encore en éxil à Londres, n’exclut pas dans un premier temps un dialogue avec le régime de Ben Ali. Absents des premières mobilisations, les islamistes rejoignent le mouvement lors du second sit-in organisé, fin février 2011, devant la place de la Kasbah, faisant leur entrée dans le processus révolutionnaire.
Beji en père de la Nation
Premier ministre du gouvernement transitoire qui, entre mars et octobre 2011, prépare l’élection de l’Assemblée constituante Béji Caïd Essebsi, pur produit du bourguibisme, souhaite restaurer l’autorité de l’Etat sous son ombrelle. Persuadé que les islamistes ne dépasseront pas 10% à 15% des voix, ce politicien rusé tenait déja un discours de conciliation entre islam et démocratie. » L’islamisme, confiait-il à Boris Boillon, alors ambassadeur de France en Tunisie, c’est comme l’arthrose quand on est vieux, il faut vivre avec. »
En visite officielle aux Etats Unis en septembre 2011, un mois avant le scrutin, Beji vend déja à Obama qui ne demande qu’à être convaincu un gouvernement à venir d’union nationale, dont il serait le chef et qui associerait les islamistes. Cet engagement lui permet d’obtenir des Américains qui veulent croire à un printemps arabe, une aide internationale de cinq milliards de dollars. Hélas pour lui, Ennahdha et ses alliés raflent la majorité des sièges, il est écarté du pouvoir.
Depuis, les dirigeants islamistes, Ghannouchi en tête, ont multiplié les mesures d’apaisement. Lors d’une rencontre à Paris en décembre 2013, le parti a accepté de supprimer la limite d’âge normalement fixée à 75 ans qui aurait empêché Béji de se porter candidat à la présidentielle de novembre 2014. Lors de cette même rencontre, il a obligé son parti à renoncer au pouvoir, en décembre 2013, pour y installer le technocrate Mehdi Jomâa. Enfin, après cinq ans de pratique des institutions politiques, la composition interne d’Ennahda s’est en partie modifiée au gré des concessions. Son comité directeur intègre désormais des personnalités influentes originaires du Sahel, région privilégiée au nord est de la Tunisie, d’ordinaire acquise aux partis modernistes.
Le virage de Béji
La victoire triomphale et inattendue des frères musulmans aux élections d’octobre 2011 a toutefois contribué à polariser davantage le paysage politique. Afin de fédérer autour de sa personne ceux qui veulent défendre l’héritage moderniste d’Habib Bourguiba, Béji créé la formation « Nidaa Tounes » qui le hissera au sommet du pouvoir en décembre 2014. Poussé par ses soutiens financiers notamment émiratis qui exècrent les frères musulmans, Béji appuie la formation d’un gouvernement qui ne compte aucun ministre « nahdaoui » avant de faire brutalement volte-face. Un second gouvernement nommé en février attribuera finalement un poste ministériel et trois secrétariats d’Etat à des membres d’Ennahda.
Pourquoi un tel changement ? Béji a t-il cédé aux nombreuses voix qui se sont élevées contre la première mouture du gouvernement ou s’agissait-il d’une opération calculée ? Reste que ses soutiens émiratis qui lui avaient fourni, entre autre, un véhicule blindé pour mener campagne, et promis d’aider à la sécurisation de la frontière libyenne, crient à la trahison. Les représailles ne se font pas attendre. Deux mois plus tard, Dubaï impose des mesures restrictives sur la délivrance des visas pour les Tunisiens. Qu’à cela ne tienne, l’alliance Nidaa-Ennahda est scellée.
Elle est renforcée par la nomination, en janvier 2016, du fils de Béji, Hafedh Essebsi, au poste directeur exécutif du parti créé par son père. Dépourvu d’expérience politique, familier de l’homme d’affaires controversé Chafik Jerraya, lui-même étroitement lié au dirigeant islamiste libyen Abdelhakim Belhadj, Hafedh Caïd Essebsi joue un rôle de passerelle entre Nidaa et Ennahda. En août 2015, c’est grâce aux réseaux d’Ennahda qu’il rencontre le président turc Recep Tayipp Erdogan à Istanbul. Moqué par ses nombreux détracteurs qui pointent son incompétence, Hafedh Caïd Essebsi joue désormais un rôle clé dans le projet d’union nationale.
C’est également le cas de son père qui, devenu l’interlocuteur privilégié de Ghannouchi, tente de faire tampon contre les personnalités les plus anti islamistes de son parti. Comme le souligne le rapport d’International Crisis Group Tunisie : justice transitionnelle et lutte contre la corruption, « au sein de Nida Tounes, les anciens militants du parti de Ben Ali, le RCD, qui se retrouvent actuellement dans le clan de Hafedh Caïd Essebsi, (…) sont davantage en faveur de l’alliance avec An-Nahda que les activistes proches de l’opposition démocratique sous Ben Ali (ex-communistes, autres membres de l’extrême gauche et nationalistes arabes, syndicalistes de l’Union générale tunisienne du travail, membres de l’Association tunisienne des femmes démocrates).
Ennahda « light »
Malgré ce contexte favorable, les cadres d’Ennahda, eux, redoutent toujours un scénario d’éradication à l’Egyptienne et jouent les équilibristes. En annonçant fin mai la séparation entre la prédication religieuse (dawa) et la branche politique du parti, Rached Ghannouchi donne des gages de bonne volonté à la communauté internationale et tous ceux qui l’accusent de duplicité. Beaucoup de partisans d’An-Nahda se positionnent par ailleurs en faveur du rapprochement avec Nida Tounes. « A terme, l’objectif est de ressembler à l’AKP et de faire comme Erdogan » note un universitaire connaisseur des frères musulmans tunisiens.
En même temps qu’il montre patte blanche, Ennahda a réalisé une véritable démonstration de force en organisant du 21 au 23 mai un Congrès en grande pompe auquel ont assisté, au premier rang, le président tunisien et son fils. De quoi provoquer la colère de la gauche tunisienne la plus anti islamiste qui craint que Rached Ghannouchi ne se présente aux prochaines élections. Empêché jusqu’à maintenant de présenter sa candidature en tant que président d’Ennahda, une réforme du règlement intérieur du parti devrait y remédier.
Face à ce pacte noué entre Béji et Ghannouchi, un partie de la gauche tunisienne ainsi que les principaux syndicats UGTT et UTICA, refusent d’intégrer le prochain gouvernement d’union nationale qui, selon eux, fait la part belle à Ennahda. Au risque de faire le jeu des grands monopoles économiques toujours aux mains de la bourgeoisie.
La permanence des élites sahéliennes
Reste que depuis la victoire de Nidaa Tounes en 2014, les réformes attendues pour favoriser le développement du pays n’ont toujours pas été lancées. « C’est le néant » déplore un ancien ministre de Ben Ali. A l’extrême fragilité du contexte sécuritaire s’ajoute une économie en chute libre marquée par une croissance en berne, un dinar dévalué et un taux de chômage explosif. Selon un expert, près de la moitié du budget de l’état finance les salaires de la fonction publique dont les effectifs ont doublé depuis la révolution. « Le pays se comporte comme une Etat rentier mais sans la rente. Résultats, les grands projets publics sont à l’arrêt » résume le même expert.
Enfin, les inégalités persistantes entre les régions tunisiennes restent, le coeur battant du malaise tunisien qui se reflète au niveau électoral. Tunis et le Sahel se retrouvent politiquement du côté de l’ancien régime et de Nida Tounes. L’intérieur du pays, historiquement défavorisé, vote en majorité pour le parti islamiste, à l’exception du Nord-Ouest. Sur le plan économique et politique, la ville portuaire de Sfax, sur la côte orientale, se trouve à mi-chemin, représentant une sorte de trait d’union entre ces deux portions du territoire.
De ce point de vue, le rapprochement entre Nida Tounes et Ennahda qui puisent dans des viviers électoraux différents sur le plan géographique aurait pu contribué à tempérer les clivages. Comme le rappelle le rapport d’ICG, « la cohabitation entre Nida Tounes et An-Nahda équivaut de ce point de vue à un partage des tâches, le premier parti inspirant confiance à la classe moyenne tunisoise et sahélienne, notamment les hauts fonctionnaires et les élites économiques établies, le second rassurant l’élite émergente de Sfax et du Sud du pays ». Toutefois l’alliance qui devait permettre un compromis entre ces élites, peine à remplir sa fonction. La direction d’Ennahda, note un proche du parti, travaille de plus en plus avec les mêmes réseaux d’affaires que Nidaa Tounes, ce qui explique davantage leur convergence au niveau politique que l’établissement d’un compromis entre élites émergentes et établies.