Le 7 juin 2018, le patron des renseignements égyptiens le général-major Kamel Abbas, accompagné de l’homme d’affaire Ahmed Abou Hachima, rendait une visite officielle à Advigor Lieberman, le ministre israélien de la Défense et leader du parti d’extrême droite Israël Beytenu.
« C’est un homme de renseignement intelligent de la haute classe égyptienne qui a été très coopératif avec nous », se réjouissait Lieberman, le soir même, sur sa page Facebook.
Et pour cause : les discussion ont porté sur des investissements israéliens dans le canal de Suez et dans le Sinaï, en échange d’un appui pour faciliter les investissements américains, notamment dans le projet Century.
Century ? C’est le dernier délire pharaonique du maréchal Al-Sissi lancé, en grandes pompes, lors du sommet économique de Sharm Al-Cheikh en 2015. Afin d’attirer les investisseurs étrangers, le président-dictateur en personne y avait présenté, sous les projecteurs médiatiques, la maquette d’une immense capitale administrative située en plein désert, à 45 km du Caire, aux allures de ville futuriste façon Dubaï. Coût estimé du projet : 45 milliards d’euros dans une Egypte en pleine récession économique.
Century a évidemment du mal a émerger. Vu la situation sécuritaire lamentable de l’Egypte, les investisseurs, pas dupes, n’ont pas cédé à la logorrhée charmeuse de leur hôte. Seules quelques entreprises BTP du Golfe -déjà présentes en Egypte- avaient manifesté un intérêt. Ainsi que la China State Engineering Corporation qui a signé en 2016 un contrat de 3 milliards de dollars pour l’édification d’un centre d’affaires. Sans compter, bien sûr, les habituels magnats locaux – ORASCOM, la holding du milliardaire Sawiris et Hicham Talaat Moustafa, le grand patron de l’immobilier sorti de prison début 2017 après avoir été incarcéré pour le meurtre de sa maîtresse. Un fait divers qui a constitué la trame du film « Le Caire confidentiel » du réalisateur Tarik Saleh, sorti en juillet 2017.
La première phase de construction de Century a finalement démarré en octobre 2017, avec le chantier du futur siège du Conseil des ministres. A terme, ce qui sera le quartier gouvernemental, devrait abriter le palais présidentiel, le Parlement, 32 ministères et plusieurs ambassades. A terme… car pour le moment, les Egyptiens parlent de chantiers bidons. Le projet peine, en effet, toujours à convaincre urbanistes et acheteurs. Le premier quartier résidentiel, avec ses bâtiments aux murs blancs et gris surmontés d’un toit en briques rouges, ressemble à ceux qui pullulent déjà dans la trentaine de nouvelles villes réalisées en Egypte depuis les années 60.
Parmi les plus emblématiques, la ville du 6-Octobre, construite dans les années 1980 à 17 km des pyramides de Gizeh, était censée abriter 6 millions d’âmes à l’horizon 2027. Sa population est estimée actuellement à seulement 500 000 habitants ! Pas étonnant : les centres commerciaux y sont inaccessibles sans voiture et les rues y sont sans vie. Sans oublier le prix exorbitant du mètre carré qui en fait un ghetto pour les nantis !
Bref, le mirage d’Al-Sissi risque de s’enliser dans les sables du désert. Mais pour Israël, les demandes du Caire sont pain béni ! Mettre des fonds dans les entreprises contrôlant le canal de Suez, jusque là propriété de l’armée égyptienne, et multiplier des complexes touristiques pour roitelets du Golfe dans le Sinaï, représentent une extension économique -et territoriale- stratégique pour l’Etat hébreux.
Est-ce un hasard du du calendrier ? Cette rencontre intervient deux mois après le lancement d’une vaste opération de nettoyage « Sinaï 2018 », un programme inter-armées dont l’objectif est de pacifier toute la région englobant le canal de Suez, le Sinaï-Nord et la mer Rouge. Et ce, avec l’appui de l’armée de l’air israélienne dont les drones, avions-chasseurs et hélicoptères de combat- ont déjà effectué plus de 100 frappes aériennes d’après le New-York Times.
Rabha Attaf, grand-reporter spécialiste du Maghreb et du Moyen-Orient
Auteure de « Place Tahrir, une révolution inachevée », éditions workshop 19